Les États-Unis ont souvent constitué l’avant-garde des démocraties. De nombreuses innovations politiques sont apparues outre-Atlantique, ce fut vrai pour le marketing politique, pour la pratique des sondages et des débats, mais aussi pour l’expression médiatique. Les politologues ont développé aux USA la sociologie politique. Les nouvelles technologies permettent de mieux quantifier les phénomènes sociaux et les diversités territoriales. Les élections de 2020 ont imposé sur les écrans des grandes chaînes de télévision les cartes intelligentes qui donnent des couleurs à la géographie politique en fonction de nombreux algorithmes.
Encore aujourd’hui les Démocraties européennes ont intérêt à analyser la société américaine car elle n’est pas innocente de leur avenir. Plusieurs phénomènes observés lors des élections américaines de 2020 peuvent être significatifs pour nous, pour la démocratie européenne. Veillons prudemment à ne pas projeter, à l’excès, nos schémas et nos espoirs sur une société délibérément américaine.
1. L’abstention n’est pas une fatalité
L’abstentionnisme en France a souvent inquiété les démocrates. Le désintérêt des Français lors de ce qui devait être leurs élections préférées, les dernières municipales, a été particulièrement manifeste. L’exemple américain montre que quand l’enjeu est fort la population sait se mobiliser.
En survolant trop souvent les sujets, la politique n’attire pas l’électeur. Aux USA les grands sujets ont été posés lors de cette campagne américaine : la COVID, le racisme, la sécurité, la Chine, le climat, l’emploi… et l’offre politique était clairement différenciée !
Près de 160 millions d’électeurs se sont exprimés et près de 8 millions de voix séparent globalement les deux candidats. Même si Donald Trump a, d’une certaine manière, imposé un ton personnel original, on remarque cependant l’importance du rôle des partis. La puissante machine républicaine a suivi et servi le candidat qui, au total, maintenait son influence.
La leçon reste que les partis politiques sont essentiels à l’organisation de la démocratie. En France, on a constaté à deux reprises qu’on pouvait gagner sans parti (Giscard et Macron) mais qu’il était difficile de gouverner sans. Comment réinventer les structures qui participent à l’expression des suffrages ?
2. La banalisation de l’outrance
Donald Trump a multiplié les contre-vérités avec brutalité, il a injurié et menacé, il a manipulé et provoqué. Il a menti. La pensée réduite au tweet conduit à confondre l’eau de Javel avec un sirop médical… malgré tout cela, l’homme de la Trump Tower a atteint des sommets électoraux avec 75 millions de voix. La performance est remarquable. Il obtient plus de voix à la fin de son mandat qu’il n’en avait obtenues au début. 80% de ses électeurs de 2016 lui sont restés fidèles ! En politique nationale comme en diplomatie, ses outrances semblent avoir été très largement acceptées voire pardonnées.
Dans les démocraties d’aujourd’hui, la puissance du message peut donc l’emporter sur la vérité. Ce que nous appelons l’extrémisme en Europe ne se heurtera pas nécessairement au mur de la responsabilité. Pour l’électeur d’aujourd’hui, l’éthique de conviction peut l’emporter sur l’éthique de responsabilité. Cependant une belle leçon donnée par la Démocratie américaine consiste en la victoire de la modération contre l’extrémisme. L’Outrance existe mais elle peut être battue !
3. Mondialisation de la fracture territoriale
De toutes les cartes « intelligentes » que les médias ont utilisées pour ces élections l’une d’entre elles a été particulièrement frappante, celle où l’on voit une carte très rouge avec seulement des points bleus à la périphérie du pays. Le vote républicain des campagnes est impressionnant tout comme la concentration du vote urbain en faveur du Président élu.
Le clivage villes/campagnes que l’on a connu en France avec « les gilets jaunes » est en fait mondial avec des sujets très clivants tels que l’agriculture, l’usage de la voiture, la sécurité, l’écologie… En Afrique, certaines grandes villes challengent les États dans la compétition des puissances. Partout le pouvoir des métropoles est fortement contesté par les territoires plus ruraux. La cause de l’espace est à la fois une forte protestation nationale mais exprime aussi une vraie solidarité internationale. La densité démographique, les exigences de l’environnement, les changements climatiques et les migrations approfondiront, sans doute, cette fracture.
4. Émergence d’un consensus mondial
La campagne américaine s’est évidemment articulée autour des intérêts américains. L’unité nationale est naturellement affirmée comme la valeur supérieure. La première promesse du Président élu aux USA, c’est de rassembler le Pays. Comme cela se passe de la même façon dans tous les pays, le nationalisme trouve un terrain fertile pour devenir un déterminant des relations internationales qui apparaissent davantage demanderesses de plurilatéralisme, via la recherche d’accords entre les nations, plutôt que de multilatéralisme, c’est à dire des accords au-delà des nations.
Quand les sujets internationaux pénètrent les campagnes électorales c’est souvent de manière frontale en installant la compétition voire l’affrontement entre nations comme on l’a vu dans cette campagne 2020 avec le dossier chinois.
Cependant récemment on a vu apparaître au niveau mondial des préoccupations communes à de très nombreuses et très diverses sociétés civiles. La mobilisation des jeunes pour la protection de la planète a été particulièrement visible. Les accords de Paris ont existé dans la campagne américaine. Le rôle des femmes et la valeur diversité ont été mises en avant par Joe Biden avec le choix de Kamala Harris comme vice-présidente. Elle a su incarner ces combats.
La COVID a su donner « au mal » la dimension mondiale quand « le remède » est apparu à l’étroit dans sa dimension nationale. La santé s’affirme comme un bien commun de l’humanité. Nous vivons une période paradoxale où les concepts de nations et d’humanité se développent simultanément, en parallèle. Le partage de convictions sert la coopération internationale.
5. L’élection peut apaiser la violence
A ce stade, les éléments propices à l’explosion de la violence aux USA, tensions sociales de l’affaire George Floyd, contestation électorale, bataille des masques, vente libre des armes… n’ont pas produit les heurts que beaucoup craignaient. Même la manifestation « stop à la triche », à Washington le 14 novembre, n’a pas dérapé.
Pourtant, les démocraties ne sont pas à l’abri des contestations entre deux élections ; on constate même une montée des formes violentes dans de nombreux pays. En Europe, par exemple, des manifestations particulièrement violentes se sont déroulées à Madrid et à Londres pour s’opposer au port généralisé du masque anti-Covid.
En revanche, plusieurs exemples nous laissent penser que des élections crédibles apaisent le climat et que la violence est inversement proportionnelle à la fréquence des élections pour peu que celles-ci soient crédibles et déterminantes.
Sans doute la France souffre- t- elle du fait que l’élection présidentielle soit quasi concomitante des élections législatives, ce qui crée des périodes de cinq ans sans élections majeures. La propension aux formes violentes de la protestation dans les démocraties modernes doit faire réfléchir sur les conditions de la représentation qui peuvent apaiser les nécessaires débats. La démocratie doit rester l’antidote de la violence.
Dans cette réflexion, nous avons limité le périmètre aux messages, venus d’Amérique, utiles à la vitalité des démocraties occidentales. Il est clair que d’autres leçons sont à tirer pour l’avenir de la gouvernance mondiale et du renouveau du multilatéralisme. Mais, dans ce monde où autocrates et démocrates sont en compétition, il est nécessaire que les démocraties s’observent pour progresser ensemble.
Jean-Pierre RAFFARIN