Pour aider les investisseurs à canaliser l’épargne européenne vers des emplois respectueux de l’environnement, la Commission européenne met la dernière main à sa « taxonomie » c’est à dire au classement des activités industrielles en fonction de leur capacité à remplir des objectifs écologiques. A une liste substantielle établie l’été dernier, elle vient d’ajouter, deux activités qu’elle juge susceptibles, à certaines conditions, de faciliter la transition vers une économie européenne totalement décarbonée : le gaz et le nucléaire. Cette dernière initiative soulève un vif débat au sein de Vingt Sept. Certains Etats menacent même, si elle est confirmée, d’en appeler à la Cour de Justice de l’Union. Cette perspective est dangereuse. Car si les chances d’un tel recours ne sont certes pas assurées, il serait irresponsable d’abandonner au hasard du prétoire l’avenir d’une filière qui, en France, intéresse aussi de très près notre force de dissuasion.
La présente note passe en revue les différents aspects de cette importante question.
1) L’enjeu
L’Union européenne s’est engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de façon à atteindre la neutralité carbone en 2050. Pareil objectif suppose de modifier de fond en comble notre manière de produire, ce qui va nécessiter un effort financier de très grande ampleur, que l’on a chiffré à 350 Mds € annuels. Mobiliser de telles sommes oblige à flécher l’épargne vers des activités qui permettent le mieux d’atteindre l’objectif de neutralité carbone, c’est à dire à l’orienter en priorité vers les investissements les plus « verts ».
Depuis que les préoccupations écologiques sont devenues dominantes dans nos sociétés, de très nombreuses organisations – agences de notation, associations de consommateurs, banques… – ont élaboré des standards et institué des labels pour distinguer et mettre à l’honneur les activités « vertes ». Simplement, ces définitions ont vite proliféré en un maquis où il est devenu difficile de s’y reconnaître. Inciter à grande échelle les épargnants à financer des investissements durables supposait donc d’y mettre de l’ordre. Tel est l’objet principal de la taxonomie.
Pour mener l’entreprise au niveau de l’ensemble du Vieux Continent avec l’ambition d’en faire un modèle pour le reste du monde, la Commission européenne a constitué un Groupe d’Experts Techniques. Celui-ci a classé les activités économiques en fonction de leur impact sur six objectifs, impact mesuré par leur aptitude 1) à atténuer le changement climatique, 2) à favoriser l’adaptation à ce changement, 3) à protéger l’eau et les ressources naturelles, 4) à protéger et restaurer la biodiversité et les écosystèmes, 5) à prévenir la pollution et enfin, 6) à contribuer à la transition vers une économie circulaire. Sur cette base, les experts ont proposé de retenir comme vertes les activités qui satisfaisaient à l’un au moins de ces objectifs sans nuire à la réalisation d’aucun des cinq autres. La conception globale étant ainsi définie, un règlement européen a pu être élaboré et publié : c’est le règlement 2020/852 du 18 juin 2020 qui a mis en forme juridique les recommandations des experts.
Bien qu’en droit communautaire un règlement soit obligatoire et d’application directe dans tous les Etats membres, ici, en matière de taxonomie, ce qui est contraignant c’est la manière de définir les activités durables mais il n’y a pas d’obligation de s’y référer. Les organismes de placement et autres fonds d’investissements, en vertu du principe « comply or explain », devront simplement répondre comment et à quel point ils utilisent la taxonomie dans le cadre de leurs investissements qualifiés de durables.
Pour autant, la réglementation européenne en cours d’élaboration représente un enjeu crucial. La taxonomie servira de colonne vertébrale aux normes et standards en matière d’obligations vertes dans l’Union européenne. Elle servira également comme référentiel pour les investisseurs lorsqu’ils devront faire rapport sur l’exposition durable et verte de leurs investissements dans les différentes classes d’actifs. Déjà en matière d’Objectifs de Développement Durable, une initiative privée sans pouvoir légal contraignant en a fait prévaloir la prise en compte comme une référence universelle. Elle est utilisée par les entreprises et les sociétés financières pour « rapporter » sur leur impact de durabilité. Sur ce modèle, la taxonomie aura une influence décisive pour encourager ou condamner à terme telles ou telles activités, d’autant plus grande que le nombre des entreprises soumises à l’obligation de reporting est dans le même temps notablement augmenté. Ce n’est plus 11.000 mais 50.000 d’entre elles qui vont devoir s’y conformer.
Avec la taxonomie, on entre donc dans le « dur » de la lutte contre les changements climatiques. Il s’agit en fait d’organiser la disparition des énergies fossiles au profit de celles qui assureront la neutralité carbone. Dans ce contexte se pose la question de la frontière à tracer précisément entre ce qui est vert et ce qui ne l’est pas ou, pour le dire crûment, la question de savoir si le nucléaire et le gaz peuvent être ou non inclus, c’est à dire considérés comme inclus dans le périmètre élu.
2) Le dispositif
Le règlement de base n° 2020/852, adopté par le Conseil et le Parlement européen et publié le 18 juin 2020, susmentionné, ne traitait que des grands principes de la taxonomie et avait laissé à la Commission le soin de régler, au moyen d’un « acte délégué », la situation de chacune des activités susceptibles d’être concernées. Celui-ci, pris le 4 juin 2021 et publié le 9 décembre constitue une véritable encyclopédie, passant en revue 88 (sauf erreur) activités dont 25 dans le domaine de l’énergie. La liste des activités de ce dernier secteur laissait néanmoins de côté, pour supplément d’enquête, celles qui concernent aussi bien le gaz que le nucléaire. Ces deux cas particuliers ont finalement fait l’objet d’un acte délégué complémentaire qui a été publié en projet le 31 décembre 2021.
Dans ce texte, la Commission reconnaît que le recours à ces deux types d’énergie peut contribuer à la décarbonation de l’économie en facilitant la transition vers cet objectif essentiel de la lutte contre les changements climatiques. Mais c’est à condition de minimiser les risques qu’ils peuvent faire courir aux autres objectifs qui peuvent être ceux d’une activité « verte ». S’agissant du nucléaire, la question qui intéresse le plus la France, l’exécutif européen a donc accepté de l’homologuer en tant qu’activité transitoire dès lors que : 1) des garanties seraient données pour le traitement des déchets et le démantèlement des installations ; 2) un permis de construire de nouvelles centrales seraient établis avant 2045 ; et 3) les travaux pour prolonger la durée de vie des réacteurs existants seraient réalisés avant 2040. Puisque l’objet même de l’exercice consiste à canaliser l’épargne, il convient d’informer en toute objectivité les épargnants. Par souci de transparence, il a donc ajouté une obligation d’indiquer avec précision la part exacte prise par ces énergies controversées dans l’activité considérée.
De toute évidence, l’ajustement auquel a procédé la Commission correspond à la prise en compte de la situation de fait. Ces deux énergies sont moins émettrices de GES dans le cas du gaz et très peu émettrices dans le cas du nucléaire. Elles satisfont donc, assez bien pour celle-là et parfaitement pour celle-ci, au premier des six critères retenus dans le règlement du 18 juin 2020, l’atténuation du changement climatique, en tout cas dans une phase de transition. On soupçonne certes l’exécutif européen d’avoir, dans cette affaire, cherché à se concilier les deux « poids lourds » de l’Union, l’Allemagne qui dépend lourdement du gaz et la France, profondément engagée de très longue date dans le nucléaire, énergie qui ne se contente pas de fournir 67 % de son électricité mais qui fonde aussi, et peut-être surtout, le développement et l’entretien de sa force de dissuasion. Mais il n’est pas dit que la Commission doive ignorer les intérêts majeurs des Etats membres. D’autant plus que ces intérêts sont largement partagés : sauf erreur, tous les Vingt Sept ont recours au gaz qui représente 22 % du bouquet énergétique de l’Union et 13 d’entre eux, au nucléaire qui fournit 13% de ce bouquet.
Depuis un mois, ces dispositions complémentaires prises par la Commission ont fait l’objet de réactions opposées. D’un côté, au moins treize Etats membres – Nordiques, PECOs et, bien sûr, la France – la soutiennent avec force. De l’autre, le Luxembourg et l’Autriche en particulier sont vent debout là-contre. Ils sont soutenus par un vaste mouvement d’opinion. Déjà, par lettre du 6 août 2021, cinq ministres de l’énergie (All, Aut, Dk, Lux, Esp) avaient appelé l’exécutif européen à ne pas s’engager dans cette voie. Aujourd’hui, au cortège habituel des ONG et autres activistes climatiques ou anti nucléaires, se sont ajouté des voix moins attendues comme celle du président de la BEI ou celle des membres de la Plateforme Européenne sur la Finance Durable que la Commission a institué en 2020 pour élargir la composition et la compétence du Groupe d’Experts Techniques qui la conseillait précédemment.
3) L’hypothèse d’un recours
Selon l’art. 290 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, un acte délégué ne peut entrer en vigueur que si, dans un certain délai, en l’espèce quatre mois, le Parlement à la majorité simple ou le Conseil à la majorité qualifiée n’exprime pas d’objection. En l’espèce, réunir au Conseil la super majorité de 20 Etats membres est exclu. Au Parlement, réunir une majorité simple n’est peut-être pas tout à fait impossible mais reste très peu probable. Compte tenu de ces perspectives, quelques Etats, à la suite du Luxembourg, se sont déclarés déterminés à saisir si nécessaire la Cour de Luxembourg.
A l’appui de leur éventuel recours, deux moyens sont envisagés à ce stade, en vérité très préliminaire.
Le premier moyen consisterait à faire valoir que l’inclusion du gaz et du nucléaire méconnaît l’obligation qu’une énergie verte doit non seulement satisfaire à l’un des six critères défini dans le règlement de base mais doit aussi éviter de nuire à la réalisation de l’un ou l’autre des cinq autres. En l’espèce, le gaz satisferait très mal l’objectif d’atténuation ainsi d’ailleurs que la plupart des six objectifs de la taxonomie. Quant au nucléaire, s’il satisfait incontestablement l’objectif d’atténuation, il nuirait à la réalisation de plusieurs des cinq autres parce que la question des déchets n’est pas réglée et que des accidents sont toujours possibles (cf. Tchernobyl et Fukushima)
Le second moyen consisterait à objecter qu’en prenant cet acte délégué, la Commission est allée au-delà de ce qu’autorise l’art. 290 TFUE sus-mentionné. Serait contraire, sinon à la lettre, du moins à l’esprit du traité et même à la pratique des rapports entre les institutions, que la Commission, organe d’exécution, puisse trancher de décisions aussi lourdes que celle de l’inclusion ou non du gaz et du nucléaire dans la taxonomie.
On ne manquera pas de répliquer à ces deux arguments. Pour le nucléaire, qu’il s’agit d’une activité entourée en Europe d’un luxe de précautions et de garanties, très supérieures à celles que connaissait l’URSS de 1986 et même le Japon de 2011 ; que, de toutes façons, ce qui est prévu, c’est de ne l’utiliser que comme énergie de transition… Quant à l’abus de droit qu’aurait commis l’exécutif européen en proposant l’acte délégué, on pourra faire valoir que l’acte sur la base duquel celui-ci a été pris (le règlement n° 2020/852 du 18 juin 2020), dûment voté par le Conseil et le Parlement, a fixé lui-même sans la moindre restriction toute l’étendue de la délégation consentie à la Commission…
Tout cela se tient. Mais tout cela reste fragile. On n’a pas de peine à se convaincre entre nous. C’est plus difficile d’emporter la conviction des juges. En somme, la situation n’est pas désespérée mais reste incertaine. Il y aura, dans les prochains mois, un gros travail d’explication à faire, notamment en direction du Parlement européen, des Etats membres hésitants comme l’Espagne et même l’Allemagne, de certains au moins des membres de la Plateforme. Affaire à suivre en tout cas.
Philippe COSTE
Ancien Ambassadeur