Ce Colloque s’est organisé en deux tables rondes suivies de débats selon le programme ci-joint. Le résumé qui en est donné ci-après a le caractère d’un compte rendu synthétique. Il ne reprend donc pas le verbatim des propos tenus. Il n’engage que son auteur.
Les réseaux sociaux, nés avec le XXIè siècle, y ont très rapidement pris une envergure considérable, formant des communautés fortes d’adhérents par centaines de millions, y compris en Chine. Leur expansion a été exponentielle : 77% des Français appartiennent à l’un d’eux (Facebook loin devant tous les autres) alors qu’ils n’étaient que 20% en 2002.
Une mutation aussi soudaine ne peut rester sans effets majeurs. L’un d’entre eux est la perte de contact avec la presse. C’est une nouvelle ère par exemple pour un homme politique que de pouvoir écrire lui-même, sur son blog, les articles exprimant ses vues, et bénéficier de dizaines de milliers non seulement de lecteurs, mais de correspondants qui, en réagissant directement, cernent rapidement les contours de l’impact du propos initial. Il y a là un moyen de suivi de l’opinion comparable aux lourdes études qualitatives d’antan, mais rapide, léger, instantané, à la disposition de tous, personnalisé. De même voit-on des manifestations publiques de grande ampleur s’organiser directement, sans besoin d’une structure de pilotage comme avait été l’UNAPEL en 1983 à propos de l’école privée, témoignant d’une implication beaucoup plus directe des citoyens, qui ne font plus que simplement suivre un défilé, mais concourent à son rassemblement, à la formation de ses mots d’ordre, à l’écho qu’il reçoit.
En contrepartie de ces avancées impressionnantes, on observe un relâchement de la tenue des propos, la banalisation de ces relations directes conduisant à un style plus direct, souvent vif, et parfois très violent. Les filtres ayant disparu, on est en direct sur les pulsions et leur expression à l’état brut. Sans doute cela appelle t’il un certain degré de tempérance modératrice, ou de tempérament, mais c’est affaire d’ajustement progressif, car le monde des réseaux exerce sa propre régulation de manière aussi directe qu’il est aisément excessif, chacun ayant licence de modérer son voisin s’il va trop loin. C’est beaucoup plus efficace et rapide que l’exercice d’un magistère de censure ou de supervision.
Restent les questions de respect du droit, de sûreté des fichiers, et surtout de manipulation de la vérité par la vraisemblance, en raison de la vitesse avec laquelle une information non vérifiée, si elle peut être jugée vraisemblable, devient un fait avec lequel il faut compter, même si elle s’avère fausse.
On assiste à un engouement pour l’Internet et tout ce qu’il permet. Rien que sur Youtube, on charge chaque minute dans le monde 72 heures de vidéo (voir par exemple Do You know) . L’abondance du matériau ainsi mis en ligne, et l’attente abrupte que le public a envers un service instantané et illimité dont il n’imagine même pas qu’il puisse présenter la moindre défaillance, obligent les prestataires à une qualité de service sans fautes. Il leur faut mériter la confiance en permanence. Leur clientèle n’est pas du tout captive, aucun contrat ne la lie, et du reste elle ne paie en général rien. En revanche, elle est totalement inélastique au moindre fléchissement de qualité, et exige des opérateurs une perfection sans tâches.
Pour ces derniers, deux mots clé gouvernent leur démarche : sécurité et contrôle. Il s’agit pour eux s’assurer à chaque usager la sécurité de son compte, de ses données, de sa confidentialité légitime, sans parler de l’accès qui doit absolument être assuré en tous lieux et à tout instant. La technologie répond à ces besoins, mais c’est aussi l’objet de toute une politique institutionnelle dédiée à mériter la confiance des usagers, dans une grande transparence des outils, qui est autre chose que celle des contenus.
C’est ainsi que tout usager est incité à utiliser la sécurité renforcée proposée par le système du double contrôle de l’accès (un code personnel et un code aléatoire fourni par sms), et que la sécurité des données est garantie dans la durée, ce qui est un immense défi relevé sans le moindre droit à l’erreur.
Contrôle d’autre part, mais au profit de l’internaute, que Google par exemple met à même de garder la main constamment sur les données qu’il confie, en lui procurant un tableau de bord qui lui en assure à la fois l’inventaire et le contrôle. Au sein même de l’entreprise existe une équipe dédiée au « Front de libération des données », dont la tâche est de tout faire pour préserver la maitrise de l’usager sur ses propres données. On lui assure de même la portabilité de ses données gratuitement s’il change d’opérateur. On voit que ce dernier, loin d’être un Big Brother, assume en permanence la charge de la preuve et de la qualité du service au profit de l’usager qui, pour sa part, a toutes les cartes en main.
Google se préoccupe aussi de défendre la démocratisation que représente Internet, par exemple en publiant un transparency report semestriel qui montre que 25 gouvernements ont bloqué son site depuis 2007, que 40 pays pratiquent une cybercensure contre 4 il y a cinq ans, révélant la fragilité de ce nouvel outil. C’est un ingénieur de Google qui a permis aux Egyptiens, interdits d’internet par Moubarak, de twitter par téléphone, contournant ainsi le blocage gouvernemental. Google soutient aussi Global Network Initiative, Reporters sans frontières, pour bien marquer son engagement au profit de la liberté d’expression et d’»accès à l’information. C’est on ne peut plus d’actualité, quand on voit certains Etats se préparer à demander des modifications du règlement international des télécommunications, dans le sens de la censure, à la très prochaine conférence de Dubaï.
Les blogs étaient naguère encore considérés avec condescendance comme un genre mineur. Ils sont déjà en train de devenir un outil du passé, après avoir été entretemps l’objet d’un procès en irresponsabilité, qui consacrait l’importance qu’ils prenaient.
Or, rien n’est plus erroné. La loi et la justice encadrent sévèrement l’activité de blog en l’assimilant à celle d’un éditeur, avec les responsabilités y afférentes. La Cour d’appel de Toulouse vient de condamner (le 13 novembre 2012) une blogueuse pour insultes envers le maire. La Cour de Cassation a même confirmé par un arrêt (du 30 Octobre 2012) la condamnation d’un blogueur pour ne pas avoir supprimé de son site un commentaire. La Cour d’appel de Paris a validé un licenciement pour faute grave fondé sur un dénigrement de l’entreprise sur le blog d’un de ses salariés. Les grands sites d’information sont astreints à une surveillance attentive des commentaires qu’ils suscitent et laissent paraître. Et un harcèlement judiciaire a bientôt fait de venir à bout d’un blog, rarement adossé aux moyens que requiert un contentieux.
Le blogueur est-il irresponsable moralement ? La comparaison de deux époques d’un même blog sous anonymat et sous signature ne révèle aucune facilité abusive dans le premier cas. Les mails font circuler bien plus de ragots que les blogs, qui doivent répondre de leurs positions.
Par contre, seuls les blogs réagissent à des abus que la presse en place laisse totalement dans l’ombre, comme cette affiche de Act Up, doublée d’un tract, promettant aux Chrétiens hostiles au mariage de couples homosexuels « Nous ne tendrons ni la main ni l’autre joue, préparez les planches et les clous », formule d’une rare violence mais sur laquelle les media ont jeté le manteau de Noé. De l’intérêt de disposer d’une alternative aux média officiels grâce aux blogs, seuls à rectifier d’aussi étranges omissions.
La question de l’accès aux réseaux sociaux dans l’entreprise est posée : on a pu mesurer dans un grand groupe de communication que les connexions à Facebook atteignaient jusqu’à 2 heures par jour et par employé, ce qui de toute évidence rogne sur le temps de travail productif. Faut-il pour autant interdire ces accès ? L’expérience prouve que c’est néfaste et vain. On n’arrête pas un phénomène de société de cette ampleur par des interdictions. De plus, le pic observé est entre 18 et 20 heures, et le midi, donc hors des créneaux des travailleurs qui comptent leur temps. On risque donc en bloquant une ouverture qui participe d’une attitude de présence au travail de réduire cette dernière au minimum syndical, obtenant l’effet inverse du but désiré.
En revanche, il y a bien lieu d’informer les usagers de ces réseaux des conditions juridiques qui pèsent sur eux et des risques qu’ils encourent : risques personnels s’ils songent à tous ceux qui consultent leur compte, depuis les DRH jusqu’à la police ou l’URSSAF, mais aussi risques pour l’entreprise, qui ne peut laisser certaines informations la concernant fuiter dans les réseaux privatifs — un exemple fameux aux Etats Unis vient de montrer le sérieux de cet aspect. L’immense majorité des employés ne sont pas avertis des précautions à prendre contre l’espionnage, et des inconvénients de la légèreté qu’ils peuvent mettre dans leurs appréciations.
Certaines entreprises s’accordent un droit de regard sur l’utilisation faite des outils de l’entreprise, sans toujours s’arrêter aux garde-fous qu’y met la loi, qui le leur permet moyennant accord des intéressés, à qui on peut par exemple faire signer une charte lors de leur embauche.
Mais le mieux est sans doute, plutôt que de vouloir endiguer la mer, d’apprendre à naviguer et aménager des ports, c’est à dire d’utiliser l’appétence et la mobilisation des employés dans le cadre de ces réseaux sociaux pour en faire des alliés, voire des promoteurs de l’entreprise par ce truchement — ce qui suppose au passage que l’entreprise mérite pleinement une telle adhésion de ses employés, ce qui ne peut qu’être bon à tous égards. S’ouvrir aux réseaux comporte corrélativement une élévation de l’exigence d’excellence de l’entreprise pour elle-même.
Le paradoxe de ces nouveaux media interactifs est le danger de leur vieillissement très rapide : parce qu’il repose sur l’échange instantané, un blog ne supporte pas bien de n’être pas rafraîchi fréquemment. On observe un dosage subtil, et très variable suivant les blogs, entre le tac au tac et une respiration plus longue : laisser aux réactions le temps de s’accumuler un peu donne au billet une valeur bien supérieure, parce que la dynamique des réactions, à partir d’un certain seuil, l’emporte sur le billet de départ, et c’est la physionomie de ce débat qui est la vraie réponse attendue par le blogueur, et non chacune des réparties. Il faut savoir situer avec tact le curseur entre l’interactivité et l’interaction, celle-ci étant capable de happer le blogueur dans des chicayas un peu dérisoires, alors qu’il a besoin pour se ressourcer et faire vivre son blog de s’éloigner régulièrement.
S’agissant de l’encadrement de l’accès à ces média, et aussi du suivi indiscret qu’ils permettent, la sagesse invite à se souvenir que l’on était contrôlé bien avant l’apparition de ces outils, qu’il ne faut pas blâmer pour cela, et qu’au surplus beaucoup d’individus sont les propres auteurs de l’indiscrétion déplorée, qu’ils ont créée « à l’insu de leur plein gré » selon le mot inoubliable de Richard Virenque pour qualifier certaines dérives. Légiférer est sans doute la pire des méthodes pour contenir les débordements, parce que c’est accentuer l’emprise d’instances comme la CNIL, qui est déjà très gendarmesque, et que l’interaction entre internautes a des effets régulateurs au total bien plus rapides et pondérés.
Il n’en conviendrait pas moins de prévoir des formations à toutes ces questions dès l’école, quand on songe au temps que les jeunes générations passent parmi ces instruments sans avoir jamais été préparés à en mesurer les avantages et inconvénients. Il y a là la matrice d’une transformation des missions de l’Ecole, qui aurait moins à transmettre des connaissances, devenues si aisément accessibles, qu’à former les esprits à s’en servir, à exercer leurs responsabilités d’hommes libres, et à développer les capacités d’analyse critique. Une mise en garde contre la rémanence des traces laissées à tout âge sur la toile serait certainement opportune.
Enfin, et ceci rejoint la question des missions de l’Ecole, le mythe de la transparence ne peut être suivi jusqu’au bout. Autant il est bon de tout savoir des mécanismes et conditions de l’action que permettent ces réseaux, autant il est vital de préserver la privauté de la personne humaine. Celle-ci ne peut se réduire à la somme de ses traces, elle comporte une dimension de conscience et donc de responsabilité qui ne peut ni ne doit être externalisée, et que l’isoloir symbolise dans l’expression du suffrage universel par exemple. La source de la liberté, au-delà des lois qui la garantissent, réside dans l’autonomie de la conscience, que détruirait une parfaite transparence. Maintenir une part au secret de la conscience est donc un enjeu capital pour l’avenir des sociétés libres.
Le Web est le premier média qui absorbe tous les autres, et prend donc le caractère d’hypermédia. La radio n’avait pas chassé l’imprimerie, ni la télé la radio. Internet embrasse tout le reste. La mutation est complète : jusque là, un petit nombre d’émetteurs se partageaient le pouvoir médiatique face à de vastes ensembles (foule, public, auditoire) ne disposant en retour que d’un très faible pouvoir de répercussion, à l’échelle des conversations individuelles. Or, désormais c’est de la multitude que surgit une pluralité illimitée d’émetteurs susceptibles chacun d’atteindre des destinataires en très grand nombre, en grande partie aléatoires, et donc avec un effet très difficile à modéliser d’avance. Produire les contenus est devenu très facile et pour ainsi dire gratuit. Atteindre une large audience est à la portée de tous. Non seulement 75% de l’humanité disposent d’un numéro de portable, indicateur stupéfiant de l’immensité du vivier de récepteurs potentiels (sans compter les ordinateurs, etc.), mais chacun peut être émetteur. De sorte que tous les possibles tendent à devenir des attentes et même des revendications, portées par quelqu’un qui ne reste jamais longtemps seul. Un régime d’interaction généralisée tend à s’établir là où régnait naguère encore un principe de diffusion largement centralisé et asymétrique. Un espace public universel tend à s’établir, qui dissout au passage les appartenances nationales exclusives et réduit le principe d’autorité : rien ne peut plus être exigé par personne qui ne puisse être justifié jusqu’à obtenir l’assentiment des assujettis potentiels, car tout trouve à se discuter en dehors du pouvoir d’étouffement ou de répression de qui prétendrait passer en force. Le principe d’autorité, voire celui de compétence qui le relayait, sont battus en brèche. On en vient au contraire à une éthique de la coproduction des usages, des lois, et même d’une constitution (en Islande) par la valorisation de ces moyens nouveaux d’associer directement qui le souhaite aux processus d’élaboration des décisions. L’idée que les données publiques sont un bien commun a beaucoup progressé, la France se singularisant par la résistance de ses élites à ce mouvement vers les open data — certains élus allant jusqu’à invoquer Vichy comme repoussoir pour se défausser. On vient même de voir un recul sur ce plan, une plateforme pour ouverture des données publiques entreprise il y a quelque temps ayant été fermée. Or, la mise en ligne de données publiques enrichit considérablement le bien public — par exemple la publication de la carte des essences d’arbres plantées à Paris a permis de proposer aux asthmatiques des parcours à éviter lors des périodes de pollens allergisants. Il y a cependant beaucoup à parier que le mouvement dans ce sens sera irrésistible, parce que la rareté croissante des ressources publiques élèvera le degré d’exigence sur le contrôle de leur emploi, et que les citoyens voudront en juger par eux-mêmes, en traitant eux-mêmes ou par le biais d’opérateurs indépendants multiples les données brutes disponibles. On en est déjà, à Chicago, à trouver sur le site de la mairie les salaires nominatifs de chaque élu et de chaque employé… Faudra t’il aller jusque là ? À trop contrarier un mouvement de fond, souvent on l’exaspère et il se porte bientôt trop loin. Or, outre la question fondamentale des limites à préserver pour un minimum de confidentialité, limites discutées mais qu’on ne peut abolir, il faut avoir à l’esprit qu’un excès d’information peut avoir pour effet la paralysie de la décision. D’ores et déjà, la France souffre d’une très grande lourdeur dans la mise en œuvre de projets, qui prennent jusqu’à dix ans et plus pour aboutir, et la question d’arbitrer entre l’élargissement des parties prenantes et la nécessité d’agir est ouverte. On est ici dans une situation de yin et de yang, de forces qui doivent s’épauler en se compensant pour garantir une harmonie, car si l’esprit public peut dans certains cas tétaniser la décision jusqu’à l’inertie finale, dans d’autres c’est la voix de la multitude qui fait pièce à des arrangements à huis clos, et préserve l’intérêt général. Par exemple l’idéal croissant de patrimonialiser le paysage s’interprète tantôt comme une privatisation relative implicite d’un bien commun par ceux qui en jouissent et entendent le préserver, tantôt à l’inverse comme la défense légitime d’un bien commun menacé par des intérêts contingents, publics ou privés. Traditionnellement, la puissance publique tranchait, en dépositaire légitime de l’intérêt supérieur de la nation. Aujourd’hui, elle doit compter avec le potentiel d’expression des citoyens, et même de l’opinion mondiale, que les moyens nouveaux de communication érigent en un acteur d’une grande vitalité, et non dénué d’une certaine représentativité.
Nous assistons à la disparition des media de masse. Restent les media de niche, ou haut de gamme. Les réseaux, et les entreprises qui leur offrent des plateformes, se sont emparés de la diffusion, et les media n’ont plus le monopole des contenus, que tout un chacun peut concourir à modeler. Un grand journal comme le Figaro ne peut plus espérer retrouver le statut de grand acteur de la vie publique qui fut le sien jadis, et l’AFP elle-même ne se maintient qu’en ayant beaucoup évolué, notamment en vendant des contenus à l’étranger — contenus qui ont eux-mêmes dû gagner en valeur ajoutée, vidéos, infographies, etc.
Il s’impose donc aux organes de presse d’évoluer pour s’insérer dans ce monde de réseaux, en lieu et place de leur ancien statut de tête de réseau pour la diffusion d’information. C’est un renversement copernicien, qui réussit à ceux qui parviennnent à bien comprendre et bien satisfaire le besoin qu’ont désormais les lecteurs d’être des partenaires reconnus, habilités à s’exprimer. Ils ne recherchent plus dans le « journal » à acheter des informations qui leur sont complètement disponibles pour rien à tout instant, mais à s’inscrire personnellement dans un espace de travail sur l’information qui réponde à leur exigence de qualité. Ils peuvent le faire passivement en sélectionnant tel ou tel support électronique jugé meilleur (et ils ont à tout instant un choix quasi illimité gratuit) ou activement en profitant des possibilités d’intervention qui leur y sont proposées. Tout l’art de l’organe de presse devient alors de coller à l’exigence de qualité et d’interactivité raisonnable de son public pour le fidéliser, et en tirer un argument solide pour attirer les annonceurs. Cela consistera par exemple dans le cas tragique du crash de l’Airbus Rio Paris à tirer parti de la compétence de lecteurs aptes à opiner sur les responsabilités probables pour enrichir l’information bien au-delà de ce qu’un simple reportage, même par un journaliste spécialisé, permettrait. Le débat doit être vivant, et importe plus que la dépêche factuelle. A l’ère où l’actualité est gratuite, la réflexion, ou du moins l’enrichissement de l’accès à l’information, peut continuer à payer — mais si l’édition électronique du journal gagne ainsi jusqu’à 3 Millions d’€, dans le même temps les produits papier en perdent 20 millions … L’avenir des média est de valider les informations, de les sélectionner, de les présenter, et non plus de les produire, ce qui leur ouvre un vaste champ d’action dès lors que l’information est émiettée à l’infini.
On a fait grand cas de la part prise par les réseaux sociaux à la révolution du 14 janvier 2011. Quelle surprise de découvrir soudain tout un peuple capable de se mobiliser de manière apparemment autonome malgré un pouvoir policier énergique ! Sans doute cet essor impresionnant de la place des réseaux sociaux dot il être analysé comme l’effet d’une censure exercée sur les media traditionnels. Le bridage de ces derniers valorisait les autres comme une soupape de respiration, besoin qui n’existe pas dans des pays de presse libre. Dans un pays qui a 4,2 millions d’internautes pour 10,8 millions d’habitants, 500 000 abonnés au x services internet mobiles, et un taux d’équipement en téléphones portables de 125 %, à l’italienne, les réseaux sociaux ont fonctionné comme catalyseur, et non comme déclencheurs de la révolution.
Lorsqu’on étudie le contenu des échanges véhiculés par ces réseaux, on contate un très large réemploi des contenus pris dans les média classiques, que l’on fait circuler de cette manière. Les réseaux fonctionnent dans ce cas comme un diffuseur de substitution. C’est au suplus naturel chez les jeunes, or 60% des Tunisiens ont moins de 30 ans… Des enquêtes ont montré que 50% seulement des Tunisiens s’intéressent à la politique, et 92% de ces derniers citent la télévision comme le média utilisé à cet effet; mais 34 % cherchent aussi l’information sur Internet, et alors à 90% sur Facebook, donc entre eux. 11% seulement ont recours aux journaux imprimés, et 22% à la radio. On mesure le déclassement relatif de ces deux derniers media classiques.
On ne peut se masquer qu’un tel contexte se prête à des manipulations. Le programme proposé par les USA pour le Moyen Orient en 2003 misait explicitement sur l’Internet pour faire évoluer la région, et il est certain qu’ils en ont fait un levier, jusqu’à former des cyberdissidents. Dans ce processus, la France a été gravement absente, n’apparaissant qu’au lendemain du 14 janvier, trop tard : 80% des échanges en Tunisie se font désormais en langue arabe, et la France n’y est plus à même de transmettre ses codes, ses références. Les Américains n’utilisent pas l’anglais pour pénétrer la population arabe, ils travaillent sur d’autres outils. Assez significativement, l’adresse Google.tn a été créée le 14 janvier, immédiatement !
Ce ne sont pas les nouveaux media qui ont marginalisé la France dans la révolution tunisienne, mais un déficit de présence politique, diplomatique, culturelle, qui a laissé d’autres influences prévaloir. Après que la Révolution ait été faite par une jeunesse éduquée, les urnes ont été favorables à des partis financés par les monarchies du Golfe avec l’appui américain, et ce que les réseaux sociaux avaient fait dans le sens d’une avancée démocratique, des influences d’un autre ordre serait bien capables de le défaire dans le sens d’une régression sur ce plan : on ne peut pas se contenter de tout espérer des réseaux sociaux électroniques, il existe toujours des types de formation de la volonté collective qui relèvent d’autres registres, et qui peuvent toujours prévaloir. Aussi la nécessité d’acteurs directs demeure t’elle entière, même à l’heure des échanges électroniques instantanés vers des multitudes.
Cet exemple montre bien combien, à l’ère du numérique comme de tout temps, le rayonnemennt culturel, linguistique, diplomatique, et plus généralement l’éclat de la civilisation, demeurent un facteur déterminant de l’influence respective des peuples. Il n’est que d’observer avec quel soin Chinois et Américains pénètrent l’Afrique via la softpower, en accompagnement de leurs vues stratégiques et de leurs intérêts sur cette zone, dont la France se rétracte plutôt.
L’enjeu est là : en présence de la mondialisation, s’il faut certes compter en termes économiques et lutter pour primer sur les marchés, c’est le rayonnement intellectuel et moral qui continue à donner du sens à l’histoire, ce sont les concepts qui éclairent les peuples, c’est l’imaginaire qui modèle les élans collectifs. Ausi faut il travailler sur la qualité de l’expression collective, de la présence dans cet immense flux d’informations et d’échanges qui tend à toucher tous les hommes en continu. La médiocrité des messages fait la pauvreté de l’influence, la qualité de la participation à la fixation du sens fait la vitalité de l’ascendant. Or cela ne se décrète pas : c’est un effet naturel de la vitalité accordée à ce qui fait l’essentiel des choses, à savoir l’ancrage sur les valeurs fondatrices de la société humaine, liberté, égalité, fraternité, dignité humaine. Ce courage philosophique qu’il faut à une société pour mériter l’estime et la confiance des autres, et par là bénéficier d’un rayonnement naturel à travers les média anciens ou nouveaux, comporte aussi une attention à l’autre, une curiosité pour la diversité du réel et des autres, une sympathie pour les attentes des autres, et une compréhension de leurs intérêts légitimes.
Ainsi l’analyse des effets des réseaux sociaux sur le monde du XXIè siècle débouche t’elle sur un renforcement de l’idéal d’humanisme qu’on les croirait en train de diluer. La pulvérulence qu’ils semblaient devoir faire redouter dans un premier temps amène au contraire un recentrement, non plus autour d’autorités investies du pouvoir de prescrire ou d’énoncer les références, mais autour de valeurs propres à unir les hommes dans le respect de leur diversité.
S’il est un pays qui tient de son passé un riche patrimoine pour nourrir une telle aspiration, c’est bien la France : il ne tient qu’à elle de s’en faire une richesse que le monde lui enviera.