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  • La Russie multiplie et diversifie ses opérations de déstabilisation à l’encontre des pays occidentaux dans le contexte des élections de 2024.
  • Les parlementaires européens sont des cibles de premier choix dans cette stratégie de déstabilisation.
  • En France comme en Europe, les autorités prennent la chose au sérieux et s’emploient à apporter une réponse efficace à cette menace.

 

Depuis le XIXème siècle, la Russie pratique l’ingérence dans la vie politique des autres pays comme un sport national. Son activisme traditionnel en la matière a connu des hauts et des bas mais il a été puissamment relancé ces dernières années. Tout d’abord par les révolutions de couleur de 2003-2004 en Géorgie et en Ukraine : Poutine, ne doutant pas qu’elles aient été téléguidées depuis Washington, s’est senti encouragé à répliquer sur le même terrain. Et puis aussi par les progrès spectaculaires des technologies de l’information et de la communication et plus encore ceux de l’intelligence artificielle, devenue maintenant générative : elles ont beaucoup aidé à moderniser les pratiques de l’ingérence. L’invasion à grande échelle de l’Ukraine, enfin, a considérablement renforcé les besoins de Moscou en la matière et accéléré en conséquence le rythme des opérations organisées depuis la Russie. 

 

Des opérations de plus en plus nombreuses et diversifiées 

Aujourd’hui, celles-ci se développent « tous azimuts ». Certaines sont ciblées sur les infrastructures critiques, par exemple le piratage des systèmes de signalisation des réseaux ferroviaires. Plusieurs attaques de ce type ont été signalées l’année dernière dans les trois Etats baltes, en Roumanie et en République tchèque, ainsi qu’en Allemagne l’année précédente. Il en est de même avec les tentatives russes de déstabilisation de l’infrastructure énergétique européenne ou la recherche, déjà en cours, visant à déstabiliser les Jeux Olympiques de Paris 2024.  

D’autres opérations ciblent des points particulièrement sensibles comme, à titre d’exemple, en février dernier, la façon dont la Russie a essayé de pénétrer dans les systèmes informatiques gérés par l’Union chrétienne-démocrate allemande. Certaines visent, pour soutenir leur cause, les indépendantistes, basques, écossais, corses, catalans ou bien néo-calédoniens. D’autres encore sont plus spécifiquement centrées sur l’Ukraine comme la mise sur écoutes d’officiers supérieurs de la Bundeswehr pour ensuite enregistrer et diffuser leurs conversations téléphoniques sur l’aide de l’Allemagne à l’Ukraine. Ou bien la campagne récemment détectée, qui mobilisait un réseau de plus de 50 000 faux comptes publiant jusqu’à 200 000 messages quotidiennement, de façon à convaincre l’opinion allemande que l’appui du gouvernement de Berlin à celui de Kiev sapait la prospérité de leur pays et risquait de déclencher une guerre nucléaire. Ou encore la découverte, en février dernier, d’un réseau de 193 sites web diffusant à travers toute l’Europe des informations mensongères destinées à affaiblir le soutien des opinions à l’Ukraine, etc. 

L’ombre de la Russie plane sur le prochain scrutin européen 

Au total, les activités russes aujourd’hui sont aussi élevées, voire plus élevées, que pendant la Guerre froide. C’est presque chaque semaine qu’une nouvelle opération secrète est mise à jour et beaucoup d’autres ne le sont sans doute pas. Dans un tel contexte, naturellement, les élections européennes constituent un enjeu de premier choix. Déjà dans le passé, il s’est avéré que les services secrets russes ont cherché à interférer dans diverses consultations électorales, comme le referendum sur le Brexit et les présidentielles américaines de 2016 pour ne citer que les plus célèbres. Cette année, on s’attend à un déferlement de campagnes de désinformation d’ici au 9 juin. 

Les parlementaires européens sont clairement dans le collimateur du Kremlin. A titre d’exemple, une eurodéputée lettonne a été convaincue d’avoir accepté de l’argent de la Russie pour diffuser sa propagande. Une enquête est aussi ouverte en Belgique sur des allégations de corruption concernant d’autres élus européens de nationalités allemande, française, hongroise, polonaise, néerlandaise et belge. Selon la presse tchèque, Petr Bystron, le porte-parole de la politique étrangère du mouvement d’extrême droite allemand AfD, bien placé sur la liste de son parti aux élections européennes, aurait accepté 25 000 euros pour influencer l’opinion publique, ce que nie l’intéressé. On connaît aussi les troublants phénomènes d’écho qui existent entre les positions défendues par la Russie et celles du Rassemblement National français. 

En fait, Moscou actionne tous les leviers possibles à disposition pour influencer le débat public et modifier la perception des citoyens. Sa technique privilégiée consiste à diffuser sur un site d’apparence respectable une fake news ou une interprétation tendancieuse d’un fait d’actualité et de les citer en rafale dans d’innombrables autres sites de façon à lui donner de la consistance et de la crédibilité. Même si la nouvelle a été démentie ou l’interprétation redressée, le doute en tout cas est semé dans les esprits. Au bout du compte, la distinction entre le vrai et le faux se brouille, ce qui, à force de répéter ce genre d’opération, finit par généraliser le scepticisme et désarmer l’esprit critique. 

En réponse, les Européens se dotent de moyens de défense 

Dans cette situation, comment réagir ? La première chose à faire est certainement de faire en sorte que les opinions prennent bien conscience de la réalité de la menace, c’est-à-dire de l’existence bien réelle de ces opérations, du fait qu’elles sont conduites de manière systématique avec l’objectif de manipuler les esprits en faveur des positions russes. Ensuite, il est essentiel de surveiller attentivement le web de façon à détecter aussi précocement que possible lesdites opérations, car plus tôt elles sont repérées et dénoncées, moins elles ont le temps de faire de dégâts. 

Les autorités européennes n’ont pas manqué de s’organiser pour relever le défi aussi efficacement que possible. Un code de bonnes conduites contre la désinformation a été adopté à Bruxelles en 2018 et renforcé en 2022. S’y ajoute le « Digital Service Act », entré en vigueur en août 2023, qui oblige les grandes plateformes à surveiller les utilisateurs de leurs services ainsi qu’à prendre des mesures pour atténuer les risques qui peuvent en découler. A l’approche des élections européennes, l’Union a aussi décidé de mieux encadrer la publicité politique, une pratique courante dans plusieurs Etats membres. En décembre 2023, elle n’a pas hésité non plus à ouvrir une « enquête formelle » visant le réseau social X (ex-Twitter) pour manquements présumés aux règles européennes en matière de modération des contenus et en matière de transparence. 

En France, une agence spécialisée dans l’investigation en ligne, VIGINUM, a été créée en juillet 2021. Il s’agit d’un « service technique et opérationnel de l’État chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères ». Concrètement, sa mission est de détecter si des circulations massives d’informations sont ou non le fruit d’une ingérence étrangère. Jusqu’à présent, il a déjà à son actif plusieurs actions d’éclat, notamment la mise à jour de « Portal Kombat », un réseau de 193 sites de fausses informations couvrant l’essentiel de l’Europe. 

 

Les élections du 9 juin vont être un moment de vérité pour juger de l’efficacité de ces mesures de défense. Nul doute que leur fonctionnement sera aussi scruté de près par les services américains dans la perspective de novembre prochain. 

 

 

Philippe COSTE

Ancien Ambassadeur

 

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