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Guillaume PITRON, L’enfer numérique, Voyage au bout d’un like , éditions Les Liens qui Libèrent, 2021

 

Saviez-vous que l’industrie numérique consomme trois fois plus d’électricité que la France entière ? Qu’elle produit deux fois plus de CO2 que le secteur de l’aviation civile ? Que regarder un film sur Netflix nécessite plusieurs centaines de litres d’eau ? Ces réalités, mises en lumière par Guillaume Pitron dans son livre « L’enfer numérique. Voyage au bout d’un like », remettent en question les perceptions souvent idéalisées de la transition numérique.

L’auteur Guillaume Pitron est un journaliste, auteur et réalisateur français. Il est notamment célèbre pour avoir publié en 2018, après six années d’enquêtes, l’essai « La Guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique ».

Publiée le 15 septembre 2021, cette enquête menée à travers le monde détaille les conséquences du numérique sur notre environnement. Dans cet ouvrage, Guillaume Pitron décrit le numérique comme un choc des réseaux, apparu en 1971 avec le premier e-mail. Ainsi, chaque clic a des répercussions géographiques, écologiques, matérielles et géopolitiques. En effet, si toutes nos actions deviennent numériques, à terme, « dématérialiser revient à matérialiser autrement ».

Ce livre explore les différents effets du numérique sur la planète. Il pose d’abord les bases de la relation entre le numérique et l’écologie, puis se concentre sur les divers aspects négatifs souvent invisibles de cette relation. Par exemple, il aborde la pollution engendrée par les puces et smartphones, ainsi que l’impact du Cloud et des données. Il traite également de la consommation d’électricité et explore l’expansion numérique jusqu’aux endroits les plus reculés de la planète, comme le Grand Nord ou les fonds marins. De plus, il examine la pollution causée par les robots et aborde la question géopolitique du numérique.

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La question de la pollution numérique est relativement récente et reste largement absente dans le débat public. Ce n’est qu’en 2018 que le premier rapport complet sur le lien entre le numérique et l’environnement a été publié. Le think tank français « The Shift Project » a tiré des conclusions alarmantes, mettant en évidence que la transition numérique contribue davantage au dérèglement climatique qu’elle ne l’atténue. Ces conclusions vont à l’encontre des idées reçues, notamment celles associées aux villes intelligentes (smart cities), qui ne sont souvent, que des opérations de « greenwashing ». Des exemples, comme Masdar City aux Émirats Arabes Unis, ont démontré que ces initiatives peuvent échouer. De plus, la première étude réalisée en 2016 sur l’impact réel des villes intelligentes, menée par les Danois de Lambrecht IPSEN, confirme cette tendance. En 2019, les conclusions indiquent qu’à l’heure actuelle, le développement général des villes intelligentes a un impact négatif sur le climat.

 

Cette contribution au dérèglement climatique découle du fait, comme expliqué précédemment, que « dématérialiser revient à matérialiser autrement » et que le numérique prend un aspect physique. En effet, selon l’auteur, « nous avons découvert qu’Internet a une couleur (le vert), une odeur (de beurre rance), et même un goût, salé comme l’eau de mer. Il émet également un son strident, semblable à celui d’une immense ruche », faisant référence à l’odeur des mines de graphite, au goût de la mer, où transitent les câbles sous-marins et au bruit des data centers. Par conséquent, le numérique entraîne une importante consommation de matériaux rares, d’eau, d’électricité, ainsi que la destruction des habitats naturels, notamment à travers la construction de data centers et de câbles.

 

Tout d’abord, il apparait important de considérer la pollution engendrée par nos smartphones et autres objets numériques. Juger cette pollution uniquement avec les émissions de CO2 est trop réducteur, c’est pourquoi il est nécessaire d’utiliser le MIPS (Material Input Per Service unit). Contrairement aux émissions de CO2, qui ne représentent que la dégradation provoquée par l’objet, les MIPS prennent également en compte l’impact de sa fabrication. Les résultats sont édifiants, car la pollution réelle serait environ trente fois plus élevée. En effet, les smartphones et les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont composés d’une multitude de matériaux fossiles et polluants, tels que le graphite et plus de cinquante autres matières premières. Une part importante des matériaux fossiles est utilisée par les TIC, notamment 12% de la consommation mondiale de cuivre, 87% et 88% pour des métaux rares comme le germanium et le terbium.

Ce problème est exacerbé par la purge électronique résultant de l’obsolescence programmée, logistique et culturelle et est d’autant plus accentué avec l’arrivée massive de la 5G, des robots et de l’Intelligence Artificielle (IA). La 5G entraîne la création et l’achat forcés de nombreux nouveaux équipements électroniques, dont la fabrication a un coût pour la planète. À titre d’exemple, les antennes 5G sont construites à partir de métaux rares et sont très difficiles à recycler. De plus, l’avènement des robots et de l’intelligence artificielle a un fort impact, car avec eux, la production de données est sans limite. Selon certains scénarii, l’IA pourrait représenter 50% de l’électricité mondiale d’ici à 2040.

 

Deuxièmement, la matérialisation du « Cloud Computing » et des données se traduit notamment avec les data centers. On en compte plus de trois millions. L’humanité est littéralement submergée par un océan de données. L’hyper-concentration des données nous rend vulnérables et dépendants de ces centres, notamment en cas de panne. Par exemple, en 2017, une panne chez British Airways a entraîné l’annulation de 400 vols, occasionnant des pertes de plusieurs centaines de millions de dollars pour la compagnie. De même, la même année, une panne chez OVHcloud, leader du Cloud en Europe, a paralysé toute la France et une partie de l’Europe.

Pour éviter les pannes, les hébergeurs dupliquent ou surdimensionnent les data centers, mais cela entraîne une perte d’électricité d’environ 90%, ajoutant ainsi une consommation supplémentaire à un système déjà énergivore. En effet, cette consommation est telle qu’environ un tiers de l’électricité du Grand Paris est utilisé par les data centers de la région. Ces derniers représentent également 2% de la consommation mondiale d’électricité, chiffre qui devrait atteindre 10% d’ici à 2030. Le problème est que cette électricité est souvent produite à partir du charbon, entraînant une dégradation de l’environnement avec la destruction de paysages, la perte de biodiversité et l’augmentation des toxines.

En outre, ces data centers se construisent souvent au détriment des espaces verts et des terres agricoles. Ces installations consomment une grande quantité d’eau, environ 600 000 mètres cubes en moyenne par an. C’est pourquoi de nombreux data centers sont implantés dans le Grand Nord pour bénéficier de températures plus fraîches naturellement, comme le data center de Facebook à Lulea, dans le nord de la Suède. Cependant, cela pose d’autres problèmes, comme la construction de nouveaux barrages pour répondre aux besoins en eau, entraînant l’assèchement des fleuves.

Par ailleurs, il y a un enjeu éthique majeur concernant la gestion des données. Par exemple, les trottinettes en libre-service ne sont pas économiquement rentables, mais elles rapportent énormément d’argent grâce à la collecte de nos données. Avec la prolifération des données, l’anonymat devient un concept obsolète, car elles sont utilisées à des fins lucratives, mais aussi par les gouvernements.

 

Troisièmement, 99% du réseau Internet est souterrain, principalement à travers des câbles sous-marins. Ces câbles, parcourant des milliers de kilomètres et reliant les cinq continents (et l’Arctique), contribuent à une sorte « d’e-colonisation ». Leur impact environnemental, particulièrement en mer, où ils modifient le champ magnétique et où de nombreux câbles sont abandonnés, reste largement méconnu, notamment en raison du poids des lobbies de ce secteur. Sur le plan géopolitique, les câbles ont également un rôle crucial. Par exemple, certains câbles évitent l’Égypte, qui impose des frais de péage élevés, ou contournent Israël en raison de différends territoriaux. Les câbles reflètent les dynamiques géopolitiques mondiales, marquant le « déclin » de l’Occident et l’émergence de nouveaux acteurs, notamment dans les pays du Sud global, tels que l’Arabie Saoudite ou l’Indonésie.

La puissance des câbles de télécommunications est telle que la Chine a même créé, par ce biais, des « routes de la soie de la communication » avec trois intérêts principaux : l’extension économique des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), la diffusion de modèles politiques via la vente de technologies de surveillance, et la sécurisation des intérêts nationaux à travers des infrastructures dédiées. Les attaques numériques et physiques contre les câbles, soulignent l’importance stratégique de ces infrastructures. Parallèlement, il y a une tendance à la privatisation d’Internet et des câbles par quelques acteurs majeurs tels que les GAFAM. Tout dysfonctionnement sur ces câbles, qu’il soit dû à des problèmes climatiques, humains ou à des sabotages, pourrait entraîner des interruptions d’Internet. Ainsi, certaines Etats, comme l’Australie, créent même des zones de protection pour ces câbles.

 

Néanmoins, malgré le paradoxe de Jevons[1], il existe quelques lueurs d’espoir pour réduire notre empreinte numérique, notamment grâce à des politiques publiques et des actions de la société civile. Des initiatives telles que le « World Digital Cleanup Day », qui vise à nettoyer ses données et son stockage pendant une journée, émergent. La société civile et notamment la jeunesse peut exercer un impact significatif à travers des gestes simples dans la vie quotidienne. Par exemple, si 70 millions de citoyens choisissent de diminuer la qualité de leurs vidéos, cela pourrait entraîner une réduction de 3,5 millions de tonnes de CO2. De même, l’utilisation du Wifi plutôt que de la 4G peut être une solution énergétiquement plus efficace, étant jusqu’à 24 fois moins énergivore.

 

En ce qui concerne les politiques publiques, celles-ci sont absentes à l’échelle européenne. Si la Suède est pionnière dans ce domaine, la prise de conscience tarde à se diffuser dans le reste du monde. L’auteur Guillaume Pitron évoque trois idées pour réduire l’empreinte numérique : la fin de la gratuité d’Internet et la mise en place de forfaits, la priorisation de certains usages numériques (comme ceux liés aux hôpitaux), et la suppression ou la réduction de l’accès à Internet.

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En conclusion, bien que le progrès technologique présente des avantages indéniables, notamment dans le domaine médical ou de l’aide aux populations, il est important de prendre conscience que, contrairement aux idées reçues, le développement du numérique s’accompagne de nombreuses conséquences néfastes sur l’environnement. Ainsi, il est crucial de surveiller et de contrôler le développement numérique. Si l’auteur s’interroge sur l’avenir du numérique et sur la place de l’homme au côté des technologies, il en conclut qu’une action rapide et décisive est indispensable à tous les niveaux pour atténuer les effets néfastes de l’expansion numérique sur notre planète.

 

[1] Le paradoxe de Jevons souligne que l’amélioration énergétique peut stimuler une utilisation accrue de l’énergie, annulant ainsi les bénéfices écologiques de cette innovation.

 

Pour aller plus loin:

Note de lecture – La guerre des métaux rares, la face cachée de la transition énergétique et numérique

Brève d’information – De la souveraineté sanitaire vers la souveraineté numérique

Revoir – RAID Digital – Regulation AI Internet Data Conference

 

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