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Philippe AGHION, Céline ANTONIN et Simon BUNEL, Le pouvoir de la destruction créatrice, Odile Jacob, 2020

 

La destruction créatrice désigne un « processus par lequel de nouvelles innovations se produisent continuellement et rendent les technologies existantes obsolètes, de nouvelles entreprises viennent concurrencer les entreprises en place, et de nouveaux emplois et activités sont créées et viennent sans cesse remplacer des emplois et des activités existantes ». C’est autour de cette notion inventée par l’économiste Joseph Schumpeter, qu’il présentait comme un « ouragan perpétuel », que s’articule cet ouvrage.

 

En ces temps incertains alimentés par de nombreuses inquiétudes telles que le réchauffement global, le surendettement, les pandémies, le déclassement et l’accélération du progrès technologique, les auteurs, forts de nombreux travaux de recherche, nous invitent à reconsidérer la destruction créatrice et l’innovation sur laquelle elle repose comme un moyen d’affronter la polycrise, et à nous replonger dans l’histoire des rouages de la prospérité économique pour surmonter les lendemains qui dérangent et penser « l’après », fidèlement à ce que Henri Bergson nous enjoignait à penser : « L’avenir n’est pas ce qui va nous arriver, mais ce que nous allons faire ».

 

Philippe Aghion, professeur au Collège de France, à la London School of Economics et à l’Insead, Céline Antonin, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques, maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheuse associée au Collège de France, et Simon Bunel, administrateur de l’Insee, économiste à la Banque de France et chercheur associé au Collège de France, se sont fixés deux objectifs : revenir sur les « grandes énigmes historiques » du décollage de la croissance économique – s’attachant ainsi à la révolution industrielle du XIXe siècle, aux grandes avancées technologiques, à l’évolution des inégalités, aux trajectoires des pays, à la désindustrialisation, etc. –, et repenser le lien entre croissance et innovation dans les pays développés. Salué par la critique, cet ouvrage a reçu plusieurs prix et récompenses dont le prix Frontiers of knowledge de la fondation BBVA en 2020, le prix Turgot en 2021 et le prix Essai du livre de l’AFSE la même année.

 

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Aux origines de la croissance

Partant de l’intuition de Schumpeter, elle-même inspirée de la pensée de Nietzche et formulée pour la première fois par l’économiste Werner Sombart, Aghion, Antonin et Bunel reviennent sur l’énigme du décollage récent de l’Occident, estimé après 1820 – depuis deux siècles, la croissance n’a jamais été aussi forte. A titre d’exemple, le revenu par tête est resté stable jusqu’à l’an 1000 malgré une croissance démographique d’un sixième, avant d’être multiplié par treize entre 1000 et 2000. Ils imputent cela à une combinaison entre ruptures technologiques et arrangements institutionnels. Grâce à ce concours de circonstances vertueux, le processus cumulatif d’innovation et de destruction créatrice a été amorcé durablement jusqu’à nos jours.

 

L’énigme de la concurrence

Une autre énigme attire l’attention des auteurs : la concurrence. Elle peut amenuiser les rentes des entreprises – nécessaires pour de nouveaux investissements dans le progrès technique – et ainsi décourager les efforts de productivité, tout comme inciter les nouveaux acteurs à innover sur les marchés et contraindre les autres établies à entretenir la dynamique pour conforter leur position. Ils parviennent à la conclusion suivante : les entreprises proches de la frontière technologique, c’est-à-dire dont la productivité est proche du niveau maximal, intensifient leurs efforts pour échapper à la concurrence, alors que celles qui en sont les plus éloignées, davantage découragées, optent pour un comportement inverse.

 

Les auteurs s’attachent à souligner l’importance des rentes de monopole à l’innovation, une théorie selon laquelle cette dernière permet aux entreprises d’engranger un surpris de rentabilité – grâce à la baisse de la concurrence –, ce qui les inciterait à innover encore. Toutefois, il convient de nuancer entre d’une part les marchés dominés par une entreprise leader et d’autre part ceux qui en sont dépourvus. Si la concurrence n’a aucun effet sur l’innovation sur les premiers, car les entreprises éloignées de la frontière technologique sont découragées comme nous l’avons vu, le cas des seconds montre au contraire que la concurrence permet de diminuer les profits perçus et de pousser les entreprises à innover pour échapper à la concurrence par les prix : c’est l’effet « escape competition ».

 

Contrairement à Schumpeter, dont la lecture de l’avenir était pessimiste, notamment quant à celui du capitalisme, les auteurs soutiennent que l’innovation est un bienfait qui n’engendre pas le chômage de masse, démontrant ce postulat avec de multiples exemples à travers l’histoire. A rebours de la pensée de Robert Solow, ils défendent que l’innovation est un facteur endogène à l’économie, car elle est la conséquence de décisions d’investissements de la part d’entrepreneurs selon la conjoncture économique, favorisant ainsi la croissance de long terme.

 

La nécessité d’un cadre incitatif et protecteur en faveur de l’innovation

L’innovation est un moyen sans lequel il ne peut y avoir de destruction créatrice et donc de croissance. Il convient donc de définir un cadre stable qui y soit propice. Trois conditions favorables à l’innovation et à la prise de risque mesurée sont identifiées par les auteurs. La première est la déconcentration des entreprises, car cette situation freine l’innovation, érige des barrières à l’entrée et décourage les efforts de productivité à long terme. La deuxième est une source de financement stable. Ici, les auteurs se demandent s’il est préférable de prioriser l’incitation par une fiscalité plus avantageuse ou favoriser les acteurs privés pour accélérer la R&D, ou bien même laisser les entreprises innover elles-mêmes. A cela s’ajoute le rôle des fondations, plus à même de soutenir une recherche libre centrée sur les individus, à l’instar de ce que propose la Fondation Howard Hughes Medical Institute (HHMI). Enfin, la troisième n’est autre qu’un cadre réglementaire strict, où les droits de propriété (brevets) sont assurés afin de sécuriser les agents économiques innovants.

 

Seule l’intervention de l’Etat « avec un contrôle approprié de l’exécutif » et de concert avec la société civile et les entreprises permet de garantir la tenue de ces « préconditions » – par la mise en place de politiques antitrust, l’investissement massif dans l’éduction et la recherche, ou encore la création de structures à l’image de la DARPA par exemple –, stimulant ainsi la création de richesses tout en limitant l’impact des aspects néfastes de la destruction créatrice, sur lesquels nous allons revenir. Si les institutions sont défaillantes, les pays restent coincés dans le « piège du revenu intermédiaire », à l’instar de l’Argentine. On peut cependant reprocher l’idée selon laquelle les institutions font figure de carte joker lorsque la destruction créatrice est trop brutale ou contenue, et donc uniquement perçues à travers le prisme de leur rôle en faveur de la croissance et de l’innovation.

 

Les potentielles limites sociales et environnementales du modèle

Soucieux d’étudier la croissance par la destruction créatrice sous tous ses aspects, les auteurs relèvent plusieurs limites à ce modèle, à commencer par les inégalités qui en découlent et qui se sont mul-tipliées en matière de revenus depuis les années 1980, comme l’ont montré les travaux d’Atkinson, Piketty et Saez. L’innovation est susceptible de favoriser les inégalités dans la mesure où elle accroît la part des revenus captée par le haut de l’échelle des revenus (« au top de la distribution »). Il existe également une forte inégalité d’accès à l’innovation entre individus selon leur origine sociale, leur éducation et la profession de leurs parents. Sur le plan environnemental, il y a un risque que les entreprises innovantes demeurent dépendantes de leurs investissements passés dans des activités et des technologies polluantes : c’est la dépendance au sentier. Par ailleurs, la destruction créatrice affecte aussi les formes de travail car la flexibilité de l’emploi a favorisé l’émergence de « plateformes allégées », un phénomène plus connu sous le nom « d’ubérisation » qui offre certes plus de liberté et d’autonomie mais souvent pour effectuer des tâches de plus en plus sous-payées et avec des risques certains pour la santé.

 

Cependant, ces limites peuvent être dépassées. Par exemple, la réorientation de l’innovation vers les technologies vertes, grâce à une boîte à outils énumérée par Aghion et ses coauteurs (taxe carbone, subventions, transfert de technologies, etc.), permettrait de lutter contre le réchauffement climatique – du moins en partie, et tant que cela ne débouche pas sur une mal-adaptation comme avec les technologies de capture et de stockage du carbone plébiscitées par les Etats du Golfe lors de la COP28. Cette approche omet néanmoins qu’une logique de croissance pour la croissance, en contradiction avec les impératifs d’une « sobriété confortable », ne permet pas de satisfaire les objectifs climatiques. En ce qui concerne les travailleurs, la mise en place de filets de sécurité, sur le modèle de la flexisécurité scandinave, permet de protéger ceux qui perdent leur emploi et ainsi éviter l’écueil des trappes à pauvreté. Pour conclure, l’investissement et l’innovation sont des moyens efficaces pour améliorer la compétitivité des pays et de ne pas céder aux sirènes du protectionnisme. Bien que l’innovation creuse l’écart entre le top 1% et les autres, entretenant par-là les inégalités à court terme – sans pour autant modifier le coefficient de GINI –, elle vient cependant les réduire à long terme car les rentes se dissipent. De plus, elle demeure la principale source de croissance des pays développés.

 

Conclusion

A partir de la théorie de Schumpeter, les trois auteurs ont établi un nouveau modèle de croissance qui s’appuie sur la destruction créatrice et ses bénéfices à long terme, les retombées des révolutions technologiques mettant souvent du temps avant de produire des effets réels sur la productivité et le PIB par habitant, et vont même plus loin. Là où l’économiste autrichien annonçait la mort du capitalisme, ils défendent la vision d’un libéralisme social et un capitalisme qui ne soit ni « féroce », caractéristique aux Etats-Unis (efficace sur le plan économique mais dur sur le plan social), ni « douillet » (la situation inverse, comme dans les pays scandinaves et en Allemagne), mais régulé. Un savant mélange entre ces différents modèles en somme. « Le capitalisme est un cheval fougueux qui peut facilement s’emballer, mais si on lui tient les rênes, il va où l’on veut ! »

 

Pour aller plus loin:

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