• La guerre commerciale de Donald Trump a bouleversé les règles mondiales en imposant des tarifs massifs, provoquant incertitude, inflation et dépendance révélée des Européens vis-à-vis des Etats-Unis
• La Chine est au cœur de l’affrontement, car Washington veut réduire sa dépendance aux produits chinois stratégiques ; l’Europe et d’autres partenaires cherchent aussi à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement.
• L’Alliance pour le Commerce intelligent, fondée sur la numérisation de la TVA et la traçabilité, offrirait aux pays occidentaux une souveraineté numérique, une alternative aux GAFAM et un cadre sûr pour le commerce mondial.
Le 1er février 2025, le Président Trump a provoqué une rupture dans les règles du commerce mondial en imposant des tarifs de plus de 25 % sur les importations en provenance du Canada et du Mexique et de 10 % sur celles provenant de Chine. Du même souffle, il a prévenu les pays européens que leurs produits se verraient aussi imposer des tarifs. Le 26 mars, il a renchéri en annonçant l’imposition de tarifs de 25 % sur les importations de voitures fabriquées en dehors des États-Unis, et ce à compter du 3 avril. C’est toutefois le 2 avril, lors l’annonce du Libération Day, fête commémorative proclamée par le président Trump pour célébrer la « libération » économique des États-Unis face aux accords commerciaux jugés désavantageux, qu’une série de tarifs réciproques a été annoncée. Cette annonce comprenait un dispositif unique pour la présidence américaine, soit la possibilité de modifier les taux selon la conduite des pays impactés. C’est, à ce jour, l’une des plus hautes hausses tarifaires depuis la loi Smoot-Hawley dans les années 1930.
Cette décision a fait basculer le commerce mondial vers une période d’incertitude provoquant la réorientation des chaînes d’approvisionnement et des pressions inflationnistes à court terme où les accords bilatéraux, couplés à des intentions d’investissements aux États-Unis, deviennent des monnaies d’échange.
Preuve à l’appui, la guerre commerciale a mis fin à la libéralisation du commerce qui avait commencé il y plus de 90 ans tel qu’illustré par le coût du taux effectif moyen qui était en 2024 à 2,2% sont maintenant entre 15 et 18% sur les importations américaines.
Cette déclaration de guerre commerciale d’une rare intensité à l’endroit des alliés et partenaires historiques des États-Unis a l’effet d’un électrochoc chez ces derniers leur révélant à quel point ce partenariat dont ils avaient bénéficié cachait une forte dépendance à l’endroit des États-Unis.
Une dépendance qui touchait des secteurs névralgiques tels que les infrastructures numériques, la défense et la sécurité, l’énergie, la santé et même l’alimentation. À cette rupture des règles du commerce international s’ajoute une rupture du cadre juridique en vigueur aux États-Unis faisant apparaître des risques inédits d’y faire des affaires. La confiance envers les États-Unis est ébranlée.
Autant il semble impossible de prévoir les prochaines décisions de l’administration Trump – et encore moins leurs conséquences, qu’il apparaît clair que la période de turbulences dans laquelle elles nous plongent durera encore un moment. À terme, les États-Unis redécouvriront les limites de la poursuite de l’autosuffisance, tout comme leurs partenaires historiques ont déjà mesuré la difficulté de réduire rapidement leur dépendance à leur endroit. Deux prises de conscience qui devraient les conduire ultimement, à s’asseoir et négocier.
Lors de ces négociations, les États-Unis viseront bien évidemment à réduire leur déficit commercial vis-à-vis leurs partenaires, mais poursuivront un autre objectif, prioritaire à leurs yeux : circonscrire la menace économique et militaire que représente la Chine.
Car le Président Trump s’inquiète de l’extrême dépendance des États-Unis envers la Chine. Une dépendance qui va croissant, tant au niveau de la taille du déficit commercial américain, que du nombre de produits concernés (voir graphique 1).
Graphique 1,
Source: MERICS Trade Dependancy Database, 2024

Plusieurs de ces produits importés de Chine alimentent des secteurs industriels stratégiques comme la santé, l’électronique, les batteries, l’industrie automobile et la défense. Cette dépendance envers la Chine est également importante dans les pays européens, si bien qu’en entretenant des liens commerciaux avec l’Union européenne, les États-Unis accroissent, indirectement, leur dépendance envers la Chine.
Conscientes qu’éliminer complètement les liens commerciaux avec la Chine est hors de portée, les autorités américaines voudront quand même réduire la part des produits chinois dans leurs chaînes d’approvisionnement.
De façon totalement symétrique, les pays européens viseront à réduire leur dépendance vis-à-vis de la Chine pour se « protéger eux-mêmes », mais aussi pour conserver leur accès au marché américain. Ainsi, un pays qui par exemple exporte aux États-Unis des matériaux critiques ou stratégiques entrant dans la fabrication de circuits électroniques devra prouver que ceux-ci ne sont pas chinois. Il y a fort à parier que tous les pays adopteront peu à peu de telles règles exigeant d’identifier l’origine des biens échangés internationalement, les uns pour des raisons de sécurité nationale, à l’instar des Américains, les autres pour des raisons écologiques, environnementales ou autres.
Le commerce international demeurera important, car vivre en autarcie n’est pas une option, mais il sera de plus en plus encadré, voire circonscrit à certains produits selon les partenaires. Or, dans un monde où les chaînes d’approvisionnement sont planétaires et intégrées, l’identification de la provenance des produits est impossible sans avoir accès aux données complètes retraçant l’origine des produits en amont comme en aval de la production. Les personnes désignées pour négocier avec les Américains devront donc être armées de base de données transparentes et fiables sur la traçabilité de leurs chaînes d’approvisionnements et de distribution. La négociation entre les États-Unis et le Canada sur le tarif imposé sur l’aluminium canadien lors du premier mandat de Trump en est une parfaite illustration.
En 2018, les Américains ont imposé un tarif de 10% sur les importations d’aluminium canadien et de 25% sur l’acier en invoquant la « sécurité nationale » ; en vérité, il s’agissait de rendre les entreprises canadiennes moins compétitives. Le différend s’est conclu par un accord conjoint en 2019 dans lequel les entreprises canadiennes se sont engagées à implanter rapidement un système de traçabilité de leur industrie pour garantir qu’aucun de leurs intrants ne provenait de Chine, et qu’elles ne servaient donc pas de passoire à la Chine par ses exportations vers les États-Unis. Grâce à la traçabilité, l’industrie canadienne a convaincu les États-Unis d’enlever les tarifs sur leurs produits.
C’est pourquoi lorsque sera venu le temps de négocier un nouveau cadre de relations commerciales avec les États-Unis, leurs partenaires auront tout intérêt à se doter d’une infrastructure technologique de traçabilité couvrant l’ensemble des transactions sur leurs territoires respectifs et entre eux.
Mais au-delà de bien les armer pour négocier avec les Américains dans l’avenir, les turbulences actuelles provoquées par l’administration Trump offrent aux autres pays occidentaux une occasion unique – pour ne pas dire historique – à saisir : celle de créer une Alliance pour le Commerce intelligent.
Ces pays, ce sont les 27 pays de l’Union européenne auxquels il faut ajouter certains des 11 pays européens non-membres de l’UE, dont le Royaume-Uni, en plus de l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, la Corée du Sud et le Canada. L’alliance pour le Commerce intelligent est un grand projet, qui se bute dès le départ à un obstacle majeur, la dépendance numérique quasi totale de ces quelque 40 membres potentiels envers les États-Unis. D’autres pays, notamment de l’Asie et de l’Amérique latine, pourraient choisir de se joindre à cette alliance.
On parle souvent de la dépendance des pays occidentaux envers les États-Unis pour leur défense et leur sécurité, mais cela n’est rien en comparaison de leur dépendance numérique. Les GAMAM (Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft) auxquels il faut maintenant ajouter NVIDIA, exercent une hégémonie quasi totale sur ce secteur et contrôlent les données de leurs clients sur leurs nombreuses plateformes.
Sans compter que depuis 2001, l’US Patriot Act autorise les services de sécurité américains à accéder aux données, détenues par des particuliers ou des entreprises, et stockées sur le territoire américain. Ajoutons que depuis mars 2018, le Cloud Act permet à ces mêmes autorités américaines d’accéder aux données hébergées (en infonuagique) par un fournisseur américain, même si ces informations sont stockées à l’étranger.
Concevoir un système de traçabilité national et international pour les 40 pays membres de l’Alliance pour le Commerce intelligent à partir de zéro serait évidemment trop coûteux, difficile à financer et surtout complexe à implanter dans toutes les industries, dans tous ces pays, et ce pour tous les produits.
Une piste de solution plus accessible consisterait à numériser la collecte des taxes sur la valeur ajoutée (TVA) perçues et payées par l’ensemble des entreprises en respectant un certain nombre de paramètres communs de l’architecture numérique comme le préconise l’OCDE.
Ces paramètres permettraient de numériser l’activité économique de manière à capter cette masse colossale de données, à les partager de façon standardisée et sécuritaire, tout en respectant le caractère confidentiel et stratégique des données des individus et des entreprises, parfois en compétition, qui y participent. La protection de la vie privée et celle de la vie des entreprises devraient être tenues en compte dans l’élaboration de cette plateforme.
Or, il s’avère que les gouvernements des pays membres de cette Alliance pour le Commerce intelligent que nous proposons utilisent tous la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) pour percevoir des revenus, ce qui en fait des candidats idéaux pour appliquer cette solution.
L’Alliance pour le Commerce intelligent les doterait d’une infrastructure technologique nationale et internationale capable de retracer toutes les transactions à l’intérieur de leur pays respectif et entre eux. Plusieurs des pays concernés ont déjà implanté des systèmes de traçabilité dans le secteur alimentaire pour des raisons de santé publique et cette notion ne leur est donc pas étrangère. Cette approche pourrait remplacer le projet européen du passeport numérique des produits prévu pour 2027.2
Pour mieux mesurer les bénéfices de la numérisation de la TVA, il est utile de rappeler les six étapes, lourdes et coûteuses, que nécessite actuellement la perception de cette taxe : 1) une facture incluant les taxes est émise par le vendeur ; 2) le client paie la facture incluant les taxes ; 3) la transaction est enregistrée dans les systèmes comptables du vendeur ; 4) le vendeur paie de son côté les factures de ses fournisseurs (incluant les taxes) ; 5) le vendeur fait un rapport mensuel aux autorités fiscales et ; 6) les autorités fiscales créditent ou débitent le vendeur du montant net des taxes perçues auprès de ses clients, moins les taxes payées à ses fournisseurs.
Ces six étapes se répètent à chaque transaction entre un vendeur et un acheteur, à tous les niveaux intermédiaires de la production et de la distribution d’un bien et d’un service. Dans un régime utilisant la puissance des données numérique, le client paie sa facture, incluant les taxes, et le montant de ces taxes est payé directement aux autorités fiscales et, simultanément, le compte du vendeur est crédité des taxes qu’il a payées à ses fournisseurs ; il en est de même pour tous les fournisseurs de ce détaillant ou de ce producteur.
Tout se fait en même temps, via des contrats intelligents qui éliminent les risques de fraude. Et, puisqu’il s’agit d’une taxe sur la valeur ajoutée, la numérisation des transactions donne accès directement à toutes les informations pertinentes quant à la provenance domestique ou étrangère des intrants de chaque produit et service transigé.
Cette numérisation fournirait donc aux gouvernements et aux entreprises privées et publiques une infrastructure numérique commune facilitant les échanges domestiques et internationaux et la traçabilité de ces échanges.
Elle accélérerait la transition numérique de nos économies tout en les rendant plus productives. Plus important encore, cette infrastructure numérique poserait un premier jalon vers l’édification de structures d’infonuagique de grande taille et de centres de données de propriété non américaine et non assujettie aux lois américaines (US Patriot et Cloud Act). La souveraineté numérique serait à portée de main en donnant des contrats importants aux entreprises nationales qui offrent des capacités de nuages (clouds) souverains dans de nombreux pays et qui ont besoin de revenus pour compétitionner avec les « scalers ».
Les bénéfices de la transition numérique pour les membres de l’Alliance pour le Commerce intelligent sont donc indéniables, mais ils ne le sont pas moins pour l’économie mondiale. En prenant le leadership de la transition numérique, ils agiront en véritables sauveurs du commerce international, car ils offriront à tous les pays à travers le monde, y compris aux États-Unis, la possibilité de maintenir leurs échanges commerciaux tout en réduisant ce que chacun considère comme des risques de dépendance, de sécurité, de santé, etc. Dans un contexte où chaque pays a ses propres préférences réglementaires, fiscales, environnementales, ou autres, qui sont autant de freins aux échanges, le commerce intelligent devient dès lors l’outil essentiel à la croissance économique mondiale.
Le commerce intelligent et la souveraineté numérique vont de pair et constituent une réponse adéquate au néomercantilisme anachronique que le Président Trump veut imposer. La crise qu’il provoque offre une opportunité inattendue de rendre nos économies plus compétitives et plus diversifiées et de sauvegarder les bénéfices inhérents aux échanges internationaux.
Le projet d’une Alliance pour le Commerce intelligent est ambitieux, mais il est à la hauteur des défis que cette crise impose.
Par Henri-Paul ROUSSEAU
Délégué général du Québec à Paris
POUR ALLER PLUS LOIN
Revoir – Intervention de Henri-Paul ROUSSEAU au Forum du Futuroscope 2025
Relire – Les Européens face à Donald Trump
Revoir – Intervention de Jean CHAREST, ancien Premier ministre du Québec, au Forum du Futuroscope 2024