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  • Alors que le conflit avec l’Ukraine continue de faire rage, le Kremlin masque la réalité de sa situation derrière une propagande bien rodée.
  • Sous les apparences d’une économie stable, la Russie vacille sous le poids des sanctions et d’une inflation galopante.
  • Même si Vladimir Poutine fait montre d’une sérénité olympienne sur l’issue de la guerre, il aurait probablement, lui aussi, intérêt à négocier.

 

L’un des points sur lesquels diffèrent l’Ukraine et la Fédération de Russie concerne la transparence de l’information. D’un côté, elle est, en gros, convenablement assurée. De l’autre, elle est systématiquement manipulée. Cette différence aboutit à déformer notre perception de la réalité.

C’est un fait que la situation de l’Ukraine s’est beaucoup dégradée ces derniers mois.  Sur le terrain, les Russes perdent beaucoup d’hommes mais ils peuvent aussi compter sur les renforts nord-coréens, yéménites et autres pour regarnir leurs rangs.  Ils consomment également beaucoup de munitions mais ils reçoivent d’amples livraisons en provenance de l’Iran et, une fois encore, de la Corée du Nord pour recompléter leurs arsenaux. Au bout du compte, ils ne cessent de grignoter, de semaine en semaine, un peu plus de territoire ukrainien. Aussi bien, dans ses prises de positions publiques du dernier week-end, le président ukrainien Volodymyr Zelensky l’a reconnu sans fard en se déclarant prêt à transiger sur les territoires en échange d’une protection de l’OTAN. Son ancien ministre des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, s’est lui montré encore plus clair : « Si nous continuons comme cela, nous perdrons la guerre », a-t-il averti.

Dans la perspective de l’arrivée prochaine de Donald Trump à la Maison Blanche, les deux belligérants se positionnent en vue d’une possible négociation, mais là où l’Ukraine montre une certaine fébrilité, le Kremlin fait preuve d’une sérénité olympienne, au point qu’on s’inquiète surtout des moyens de l’amener, voire de le forcer, à prendre part à une négociation dans laquelle il donne l’impression de n’avoir aucun intérêt. En fait, le temps paraît jouer pour lui. L’avantage des régimes autoritaires, c’est de maîtriser la longue durée. La faiblesse des démocraties, c’est de dépendre d’une opinion publique versatile, prompte à se lasser. Dans une course d’endurance, l’obstination devient persévérance et les commentateurs de bâtir toutes sortes de scénarios qui ont tous en commun de tabler sur une victoire, au moins partielle, de la Russie.

En réalité, les choses sont sans doute un peu plus compliquées que cela. Depuis février 2022, le Kremlin a transformé les données officielles russes en une arme de guerre, concrètement, en instrument de désinformation. Peu après l’invasion à grande échelle du voisin ukrainien, Moscou a cessé de rendre publiques de grandes quantités de données auparavant disponibles, sur le commerce extérieur, le budget de l’État et les questions financières, avec pour effet d’interdire l’accès à des informations qui pouvaient permettre de vérifier la valeur des déclarations officielles. L’objectif était alors de se mettre en pleine mesure de tromper, notamment sur l’état de l’économie et sur l’efficacité des sanctions.

La manœuvre s’est avérée plutôt efficace. De façon générale, les institutions financières internationales ainsi que les économistes du secteur privé, les médias et autres commentateurs reprennent à leur compte les statistiques officielles sans trop s’interroger sur leur véracité et leur fiabilité. Dans le cas particulier de la Russie, il y a sans doute très loin du discours à la réalité.

Prenons l’exemple de l’inflation. La hausse considérable des dépenses de défense a inévitablement un effet inflationniste puisqu’elle revient à distribuer du pouvoir d’achat sans contrepartie en biens de consommation. Il appartient à la banque centrale du pays de compenser ces pressions inflationnistes en augmentant les taux d’intérêt. Dans le cas de la Russie, les déclarations officielles situent le taux d’inflation à 8,5% pour l’année 2024. Or la banque centrale a augmenté son taux de référence au niveau punitif de 21% avec possibilité d’augmentation supplémentaire avant la fin de l’année. Cela suggère une inflation nettement supérieure à ce qui est annoncé. Une enquête approfondie a conduit des chercheurs suédois à estimer que le taux réel de l’inflation se situait en fait aux alentours de 16%. C’est une réévaluation d’importance car elle conduit nécessairement à revoir en conséquence la croissance du PIB réel. En déflatant de 16% et non de 8,5% le PIB nominal, les chercheurs estiment la croissance du PIB réel, non plus à 3,6% comme annoncé, mais légèrement négative. Et le fait est que les signes abondent que l’économie russe, prise entre l’entêtement à soumettre l’Ukraine coûte que coûte et une indéniable efficacité des sanctions malgré tout ce qu’on en dit, est clairement sous très forte pression.

Le 21 novembre 2024, Washington a imposé de nouvelles restrictions à pas moins de quatre douzaines de banques russes, dont Gazprom Bank, la branche financière de Gazprom et dernière grande banque de la Fédération à n’avoir pas été sanctionnée jusqu’à présent. Celle-ci jouait un rôle essentiel pour le paiement du gaz encore acheté par l’Autriche, la Hongrie et la Slovaquie. La forte chute du rouble qui s’en est suivie survient alors que l’économie tourne au maximum de ses capacités – avec un taux de chômage de 2,4% – et que les dépenses de défense sont programmées pour augmenter encore de 25% l’année prochaine. Tout cela ne va pas manquer d’augmenter encore l’inflation et de réduire le taux de croissance réelle.

Cela ne signifie pas que la Russie, comme l’Ukraine, soit au bout du rouleau. Du moins, le Kremlin va-t-il éprouver désormais de grandes difficultés à tenir la population à l’écart de la réalité de la guerre. Jusqu’à présent, il était parvenu à tenir à l’abri des effets concrets de « l’opération militaire spéciale » l’opinion qui compte, celle de Moscou, de Saint-Pétersbourg et des grandes villes de l’ouest russe. Mais d’ores et déjà, les indices s’accumulent. On signale une recrudescence des vols de produits alimentaires de base dans les magasins et des perturbations répétées dans les transports ferroviaires. Le journal Kommersant vient de rapporter que les compagnies aériennes russes ont cloué au sol 34 des 66 avions Airbus de leur flotte, en grande partie à cause de la difficulté à remplacer les moteurs de la société américaine Pratt & Whitney. Tout cela sans même parler du troc auquel les entreprises exportatrices cherchent à recourir faute d’accès aux modes de paiement classiques.

Certes la dégradation de l’économie russe est très loin du niveau de l’économie ukrainienne. Mais ici aussi, c’est bien la différence entre une société où l’information est transparente, où la population est consciente de la réalité et se montre tout entière mobilisée derrière l’effort de guerre, et une société du mensonge où la réalité est systématiquement occultée pour que la population puisse ne pas s’en soucier. Si le cocon protecteur venait à cesser de jouer son rôle, l’atterrissage pourrait être brutal. Autrement dit, la Russie a probablement intérêt, elle aussi, à négocier. Elle s’efforcera, bien entendu, de donner le change. Dans des déclarations fracassantes, Konstantin Malofeïev, milliardaire illuminé proche du Kremlin, s’y est employé ces jours-ci. Il ne faudrait pas s’y laisser prendre. La Russie est plus fragile qu’elle veut le faire croire.

 

 

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