FPI
Publications

Le 14 février dernier se sont tenues des élections présidentielle, législative et parlementaire en Indonésie. Au total, ce sont 1,2 milliard de bulletins qui ont été déposés par 205 millions d’électeurs dans 800 000 bureaux de vote, à travers les 17 000 îles qui composent ce pays central dans l’espace Indopacifique. Avec un taux de participation de 81%, ces élections visaient à élire le président et le vice-président du pays, des membres de la Chambre représentative du peuple (DPR) et de la Chambre des Représentants (DPD), ainsi que des membres du Conseil représentatif des régions (DPRD). Chaque électeur disposait ainsi de cinq bulletins à remettre dans l’urne.

Rappelons que l’Indonésie est à la fois le plus grand pays musulman au monde – 87 % de ses 274 millions d’habitants – et une démocratie incontournable mais jeune. Le pays n’est pourtant pas un pays islamique car l’islam n’est pas une religion d’État. Dans les faits, la Constitution indonésienne reconnaît six religions (l’islam, le protestantisme, le catholicisme, l’hindouisme, le bouddhisme et le confucianisme) et leur accorde officiellement une protection égale.

 

Depuis la chute du régime de Suharto en 1998 – sous lequel l’Indonésie accéda à l’indépendance en 1950 –, l’Indonésie s’est fondamentalement transformée. Cette année-là, l’effondrement économique, attribué à la corruption et à l’autoritarisme de l’ancien régime, avait entraîné dans la capitale des manifestations étudiantes massives qui s’étaient par la suite propagées dans tout le pays. La fin du « règne de Suharto » a marqué la fin du “New Order” autoritaire et a laissé place au bref mandat du Président Habibie, qui a pu enclencher le processus de démocratisation du pays. On a vu dès lors des réformes cruciales, telles que la liberté de la presse et la levée des restrictions sur les partis politiques.

Aujourd’hui en Indonésie, après deux décennies de réformes, plusieurs analystes considèrent que la démocratie aurait reculé. Alors que cette transition a abouti aux toutes premières élections démocratiques d’Indonésie en 1999, elles ont révélé un paysage politique plus que fragmenté et qui n’a fait qu’intensifier la rivalité entre les factions islamistes et nationalistes. Cette démocratisation du pays n’a pas été suffisamment encadrée et a évolué au gré des premières élections sans règles bien définies. La prolifération des partis et l’absence d’alignements politiques solides a décuplé la mosaïque du paysage politique, conduisant la plupart des partis à évoluer en se construisant autour de manifestes aux contours assez vagues et en confortant l’idée d’une action politique purement clientéliste. Par conséquent, le principal problème auquel fait face l’Indonésie est la multiplication des partis politiques, due pour l’essentiel à un système de liste ouverte établi en 2009 et à l’absence de seuils fixant un nombre limité de partis lors des scrutins parlementaires au niveau local. Il en a découlé une fragmentation, tant au niveau national que local, renforcée par la possibilité pour les candidats de changer aisément de parti politique selon leurs intérêts. A cela s’ajoute d’une part le recours accru à des méthodes clientélistes, préférées aux coûteuses campagnes politiques traditionnelles, ainsi qu’à des réseaux informels pour trouver des financements, alimentant ainsi les problèmes de corruption, comme le soulignait Dirk Tomsa, un chercheur spécialiste de la démocratisation de l’Indonésie, dans un article publié par Cambridge University Press en 2014.

 

Pour mieux comprendre le système électoral indonésien, revenons rapidement sur le déroulé d’une journée de vote classique. Pour commencer, elle ne dure que six heures, de 7 heures à 13 heures. Au bureau de vote dans l’isoloir, pas d’enveloppe, mais uniquement des bulletins. Chaque élection (présidentielle, législative, etc.) a un bulletin unique, qui contient des photos des candidats, ainsi que leur nom et affiliation politique. Le choix des candidats se fait en perçant le papier. Le vote est finalisé en trempant son doigt dans l’encrier à encre indélébile – méthode imparable pour s’assurer que chaque personne ne vote qu’une seule fois. En Indonésie, il existe deux systèmes de compte des votes, un officieux et un officiel. L’officieux, appelé « quick count », intervient dans un premier temps et permet de se faire une idée rapide et approximative du choix des électeurs. Généralement la marge d’erreur est assez faible (de l’ordre de 1%). Le résultat ne peut toutefois être confirmé que lorsque le comptage officiel est enfin validé, mais celui-ci n’est effectif qu’après 35 jours minimum en moyenne. Cependant, les candidats ne se privent pas se présenter en gagnant dès l’annonce des quick counts, quitte à ce que le résultat annoncé au comptage officiel soit finalement différent, ce qui explique d’ailleurs leur contestation régulière du scrutin au cours des dernières années.

La journée d’élections du 14 février a ceci de particulier qu’elle était le théâtre de plusieurs scrutins majeurs. Pour la présidentielle, les candidats avaient l’obligation de se présenter par paire (un candidat pour le poste de président accompagné d’un candidat pour le poste de vice-président). Chaque paire devait être soutenue par son parti ou une coalition de partis présents à la Chambre Représentative du Peuple – parmi la cinquantaine de partis existants, seulement neuf y siègent. Cette année, les partis de la coalition gouvernementale ont soumis trois listes, tandis que les partis d’opposition n’ont pas avancé de liste.

 

Pour ce scrutin présidentiel, le président sortant Joko Widodo, surnommé « Jokowi », ne sera pas réélu. Inéligible à l’issue de ses deux mandats, sa côte de popularité demeure plus élevée que jamais, avec un indice de satisfaction selon l’Indikator Politik Indonesia estimé à 80.6%. Pourtant, bien qu’il ait fondé sa politique intérieure sur une approche populiste, les écarts de richesses se sont creusés sous son mandat et l’Indonésie continue de reculer dans le classement mondial des démocraties, atteignant la 56e place derrière la Malaisie, l’Inde, le Timor oriental et les Philippines (Cf. Democracy Index 2023 réalisé par The Economist). La corruption va également bon train comme en témoigne son rang dans le classement de Transparency International (115e sur 180 pays).

Parti de rien, débutant sa carrière comme simple vendeur de meubles à Solo, Jokowi, devenu une icône de la politique indonésienne, est pourtant aujourd’hui accusé de vouloir établir une « dynastie Widodo » au pouvoir. En témoigne les efforts qu’il déploie pour placer ses enfants à des postes clés du pouvoir, mais ces agissements ne vont pas sans susciter des scandales. Lors de cette présidentielle indonésienne, il a par exemple affiché un soutien explicite à son fils aîné, Gibran Rakabuming Raka, lors de la candidature au poste de vice-président aux côtés de Prabowo Subianto qui se présentait pour la présidence. Son fils ne pouvait pourtant pas être éligible car il n’avait pas l’âge requis (36 ans alors que l’âge légal est fixé à 40 ans). Grâce à l’action du juge Anwar Usman, qui n’est autre que l’oncle de Gibran Rakabuming Raka, une légère entorse à la Constitution a finalement permis de trouver une solution, non sans susciter des controverses.

Si le comptage officiel le confirme dans les prochaines semaines, Prabowo Subianto devrait succéder à Joko Widodo, mais si tel est le cas, il ne prendra ses fonctions qu’en octobre prochain. Ancien commandant des forces spéciales sous le régime de Suharto, Prabowo est le seul membre de l’armée indonésienne à avoir été exclu pour conduite déshonorante et banni du sol américain. Prabowo est notamment connu pour avoir été impliqué dans la répression des indépendantistes du Timor oriental en 1980 puis des activistes pro-démocratie en 1998. Par ailleurs, depuis de longues années, Prabowo s’inscrivait en rivalité avec Widodo et s’était fait remarquer à plusieurs reprises sur la scène politique dans les années 2010, mais sans succès. Après s’être présenté deux fois pour la vice-présidence, Prabowo était finalement parvenu à être nommé ministre de la Défense par Widodo afin de signer une trêve entre différentes factions politiques et ainsi faire cesser les émeutes qui avaient été déclenchées en 2019 pour contester les résultats des dernières élections présidentielles. Pour sa troisième campagne, cette fois présidentielle, il avait choisi de maximiser ses chances en s’alliant avec Gibran, qui était alors maire de Solo depuis 2021 et qui n’avait jusque-là jamais fait part de quelconques ambitions politiques. S’allier avec le camp Widodo était le prix à payer pour accéder enfin au pouvoir. Bien qu’il bénéficie désormais du soutien de Jokowi, il convient toutefois de remarquer que Prabowo n’est pas issu de son parti de droite populaire, le PDI-P, mais de Gerindra, un autre parti de droite populaire. Le parti gouvernant change donc mais Widodo reste proche du pouvoir par l’intermédiaire de son fils.

 

Dès l’annonce des quick counts, indiquant qu’il avait remporté plus de 50% des suffrages exprimés, Prabowo a annoncé qu’il poursuivrait la politique de Jokowi sans pour autant entrer dans les détails. Rappelons qu’il a construit sa campagne autour de la ligne du président sortant ainsi que ses deux idées phares : le déjeuner gratuit dans les écoles et une promesse d’augmenter de 1,5% à 2% de la croissance annuelle du pays, qui est déjà de 5%. Dans cette perspective, il devrait continuer sur la lancée des « jokonomics » (« Joko’s economics »), en soutenant notamment la construction de nouvelles infrastructures et en cherchant à attirer l’investissement étranger, grâce à des opérations de séduction à l’attention des compagnies qui ont choisi de quitter le territoire chinois. Prabowo devrait aussi poursuivre les efforts de son prédécesseur en faveur de la filière des produits de base et de la fabrication de batteries et de véhicules électriques. Toutefois, des incertitudes pèsent quant à l’orientation budgétaire et notamment fiscale qu’il choisira de prendre.

En politique étrangère, Prabowo semble se positionner en faveur du multilatéralisme prôné par l’ASEAN, avec pour principal objectif de ne pas dépendre d’un partenaire unique. Il reste sur la position traditionnelle du non-alignement, une position historique datant de la conférence de Bandung en 1955. C’est dans cette logique qu’il entend cultiver de bonnes relations avec l’ensemble de ses partenaires : en tant que ministre de la Défense, il a acheté pour l’Indonésie des Rafales français d’une part, et des F-15 américains d’autre part. Dans le même temps, cela ne l’empêche pas de déclarer que “l’Indonésie n’a plus besoin de l’Europe” quand il est question de déforestation et d’exploitation de l’huile de palme. Il a aussi loué la grande civilisation chinoise et la bonne gouvernance économique, initiée par Deng Xiaoping, le « petit timonier », dont il se verrait bien le pendant indonésien. Quelque peu tous azimuts, sa vision des relations internationales est assez singulière, comme en atteste sa proposition d’organiser des référendums citoyens dans les zones ukrainiennes occupées par la Russie.

Les élections législatives ont cependant révélé que le nouveau président indonésien n’aura pas la majorité parlementaire. La cohabitation semble donc inévitable et s’annonce potentiellement houleuse. Jokowi (PDI) avait su former une coalition avec les principaux partis présents au Parlement. Mais avec l’arrivée attendue de Prabowo (Gerindra) au pouvoir en octobre prochain, ces alliances sont plus instables que jamais, et pourraient entraver les initiatives présidentielles et ralentir les procédures législatives.

 

En conclusion, des premières perspectives se dessinent pour ce nouveau mandat présidentiel, mais il ne s’agit que d’hypothèses. Prabowo incarne une figure autoritaire dont l’action s’inscrit dans l’héritage de Suharto tout en restant une figure populaire, tel Jokowi. En matière de politique économique et d’affaires étrangères peu de changements sont attendus, mais l’avenir peut réserver des surprises.

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Revoir – Les ruptures économiques : le siècle de l’Asie? – Forum du Futuroscope 2022

X