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« Raviver de l’esprit en ce monde. Un diagnostic du contemporain » – François JULLIEN, L’Observatoire, 2023

 

Le dernier livre de François Jullien, « Raviver de l’esprit en ce monde. Un diagnostic du contemporain » est un livre vraiment intéressant, qui va faire débat, écart, comme il dirait, et qui, en ce sens, mérite des louanges. Ses analyses du clic, du zapping, de la terrible falsification médiatique, du monde du prêt-à-penser, de la chute vertigineuse et dramatique de la lecture, de la perte de la présence, de l’étiolement du sujet sont toutes plutôt pertinentes avec des formules heureuses. J’en mets plusieurs extraits à la suite :

– avec le clic, « on atteint sans attendre », « le système des possibles est déjà pré-déterminé », on est dans l’instantané total, le réactif et l’immédiateté la plus servile : « en cliquant, écrit-il encore, je reste définitivement chez moi, au propre comme au figuré ».

– sur la surabondance contemporaine des pseudo-livres, totalement frelatée, il a ce bon mot : « à pouvoir indéfiniment choisir, on n’est plus en mesure de choisir ». Jullien parle également du « triomphe du culturel », c’est-à-dire de la marchandisation et de la banalisation de l’exceptionnel (qui, par définition, comme il le rappelle très bien, ne se vend pas !).

– sur l’écroulement de la lecture et du livre, il décrit et dénonce avec force « ces livres qu’on achète pour ne pas lire » et qui sont le contraire du « livre exigeant » ; d’où il ressort que « c’est [impérativement] pour la lecture pensive qu’il faut se battre ». A ce titre, Jullien se bat avec justesse et vigilance pour la triple dimension de la lecture qu’il préconise : assiduité ; attention et « pensivité » pour reprendre ses termes.

– sur l’inanité du numérique connecté et de l’usage des réseaux sociaux pour l’homme « moderne » déboussolé (qu’il appelle avec un vrai bonheur d’expression « les trois C » : « Connecté, Communiquant et Consommateur »), il constate avec vérité que « l’être en réseau a défait l’être au monde » et se demande avec ironie « si l’on peut télé-travailler, pourra-t-on « télé-vivre » ? ». Il compare alors à raison l’affreux distanciel numérique avec du fac-similé. A contre-courant de ces écrans d’absence et de ces présences muettes, il rend un bel hommage à la présence absolue, au merveilleux fait d’être (sans étiquette ni catégorie classificatoire) – citant Goethe, révérencieusement et fort à-propos : « La présence est la seule déesse que j’adore », tout en développant une fine analyse de l’estompement de la présence, de sa dilution contemporaine, qu’il conclut en disant : « le rabattement de la présence est le rabattement de la rencontre et réciproquement » (rabattement au sens d’en rabattre). On sent ici tout le poids justifié des lectures lévinassiennes de François Jullien.

 

La question centrale de l’ouvrage autour de laquelle tout s’organise est la suivante : « peut-il y avoir « vie » proprement humaine sans que celle-ci soit également « vie de l’esprit » ? » Dès lors, qu’est-ce que vivre, chez Jullien, sinon cette « capacité d’être plus pleinement et surabondamment vivant » ?  Quel est le but ultime du livre en définitive, sinon faire de la vie de l’esprit « un concept de combat, décapé de la spiritualité d’antan, celle du spiritualisme et de la métaphysique, et mobilisant notre présent même » ? Cette phrase signifie avant tout que Jullien ne se pose, dans ce livre, ni en défenseur – selon lui d’arrière-garde – de valeurs spirituelles passées, ni en restaurateur de la métaphysique, mais bien en penseur de l’inter, de l’entre, du tiers non inclus, de celui qui voudrait sortir à la fois de l’ornière occidentale d’un spiritualisme transcendantalisant et de celle, tout aussi problématique, d’une métaphysique d’inspiration hégéliano-heideggerienne, reconduisant, de facto, mais en d’autres termes, le dualisme foncier du christianisme (c’était peu ou prou, déjà, la thèse de Gérard Lebrun dans L’Envers de la dialectique : l’hégélianisme est une Dramatique autant qu’une dramaturgie de la disparition, une théologique très hétérodoxe de la négation perpétuelle) que Jullien récuse depuis longtemps.

 

Pour Jullien, la philosophie de demain – c’est-à-dire d’un aujourd’hui conscient de l’urgence des temps – doit marcher dans cette voie de l’écart, de l’entre (comme il ne cesse de le répéter), du ni-ni – ni « sociologie » ni « anthropologie » non plus (la philosophie lie et relie, comme disait M. Serres) -, c’est-à dire se frayer un chemin qui lui soit propre, singulier, inaliénable. Ce faisant, de l’esprit (avec son génitif partitif et objectif) se trouvera justifié, promu, et Jullien (nous) propose alors, en guise de bouquet final, d’établir de toute urgence cette « vie de l’esprit » en « cause nationale et mondiale » (au même titre que la « vie sur terre » des animaux, des plantes, du monde sensible de nos jours si gravement mis en danger). En somme, pour Jullien, il s’agit de se mobiliser pour de l’esprit, de militer pour lui, comme on se mobilise et comme on milite pour la planète !

Reprenant à cet immense philosophe encore trop méconnu que fut Maine de Biran l’association presque définitionnelle, presque ontologique entre l’effort et la liberté (« l’esprit, écrit Jullien, n’existe que de ce qu’il s’entraîne » et, plus loin encore, il ajoute : « la philosophie est bien la pensée empêchant l’esprit de s’installer »), Jullien fait de cette tension, de cette élation (dirait Gracq) la source vive du renouveau philosophique qu’il appelle de ses vœux – c’est-à-dire, à la fin des fins, du renouveau humain, pris en son désir incommensurable (à toute réduction idéologique d’où qu’elle vienne) d’inventer, chaque jour, sa vie, son rythme, son destin.

 

J’aime dans ce livre son côté provocateur, souvent de bon aloi– il ne faudrait pas, par exemple, beaucoup pousser François Jullien pour qu’il attaque des gens tels que Jürgen Habermas et son « agir communicationnel ». Que ne le fait-il plus expressément, d’ailleurs ? Il a des saillies extrêmement justes : sur l’idée européenne (« L’idée européenne, qui naguère était florissante, s’est de nos jours (hélas !) fortement dévalorisée ») ; sur la nécessité de favoriser une autre diplomatie (« une diplomatie culturelle est encore à naître »), de défendre une autre vision de la culture (« terme devenu essentiellement gestionnaire »)… et de son ministre (« un technocrate anonyme »), de promouvoir un autre type de commun (« le commun de l’esprit à l’opposé du grégaire et du collectif »), de mettre en avant les ressources existentielles de la langue (quand on ne sait plus sa langue, « on est empêché non seulement d’exprimer, mais aussi en retour, c’est-à-dire en amont, d’éprouver : c’est l’expérience elle-même qui se dé-constitue sous cette pauvreté du langage »), de tenter de sauver et de hâter l’avènement d’un sujet « agile » autant qu’ « alerte », entre les langues et les cultures, suivant la merveilleuse étymologie italienne (« all’erta ») du mot « alerte » qui signifie « être sur la hauteur, guetter, veiller, prêt à répondre à l’alarme » ; sujet humain du monde (et de l’esprit) que Jullien redessine finement d’ailleurs et qui n’est ni l’ego forclos et solipsiste de l’égoïsme (« je » veux avoir), ni l’idem identitariste du même (« je » veux être), mais bien l’ipse de la production des possibles et de la singularité inaliénable.

 

Au fond, Jullien aime et prise « l’aiguillon du négatif » (comme il l’écrit dans la plus parfaite tradition hégélienne) ; il a la plume vive et qui ferraille ; il aime voltairiennement le combat et les épées philosophiques qui se croisent – ce qu’il théorise explicitement quand il écrit : « une bibliothèque de philosophie n’est autre chose qu’une juxtaposition d’écarts ; elle maintient l’esprit en tension ». De fait, Jullien n’aime rien tant qu’attaquer, qu’éperonner sans cesse ce qu’il appelle « la consensualité molle » de notre temps et toute son œuvre (que ce dernier opus vient parachever) est un vibrant plaidoyer pour que de l’esprit circule toujours et partout, et pour que de l’esprit vive et « s’avive » en tout lieu, sans s’endormir jamais, en rompant des lances quand il le faut, en ayant le courage de militer (au sens du miles expeditus ancien – de prime obédience péguyste, d’ailleurs, rappelons-le -, du « soldat » agile – symboliquement entendu, est-il besoin de le dire ?) quand l’heure en est venue.

 

Pour aller plus loin: 

Note de lecture : Moïse ou la Chine ?

Relire : Produire du commun

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