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Billet de Christine CAYOL, Fondatrice de la maison des arts de Pékin Yishu 8, Vice-Présidente du forum culturel franco-chinois
POURQUOI LES CHINOIS NE VIVENT PAS CETTE CRISE COMME NOUS ?
Madame Fan seule, confinée dans son logement à Pékin ne se plaint pas. Le matin, elle suit des cours de morale confucéenne sur son réseau Wechat puis enseigne le mandarin à ses étudiants étrangers en passant par la même application, l’après-midi elle fait dans sa chambre les mêmes exercices physiques que ceux qu’elle faisait quotidiennement le soir après dîner dans le jardin du temple de la terre. Elle trouve le temps long, mais elle s’y habitue ; sa culture lui a transmis la patience, une attention aux cycles et à l’arrivée parfois indécise du printemps. Quand cela va-t-il s’arrêter ? Elle ne se pose pas la question, cela n’est pas « son problème », elle ne gouverne pas plus son pays que les saisons, l’avenir invisible, reste en gestation.
Madame Lambert, quant à elle, dans son appartement à Paris, entend parler jour et nuit, sur les chaines d’information en continue, de la date du déconfinement, moment fatidique où tout devrait changer. Pour parler de l’épidémie du Covid-19, elle parle de crise, de guerre, de fracture, elle répète en boucle qu’il y aura un avant et un après et que notre pays s’étant arrêté, de fait court… à la catastrophe économique et sociale. La fin d’un monde est annoncée, son pays est en danger.
Madame Fan ne prononce jamais le mot crise pour le Covid : mais celui de Yi Qing : 医情, le premier caractère renvoie à la maladie et le second à la « situation », autrement dit à un mode évolutif de choses qui se transforment sans que l’on ne puisse rien prédire. La « situation » nous « situe » dans un espace-temps qui ne fixe pas un état, mais désigne ce « dans quoi nous nous trouvons » et qui comme l’eau de la rivière bouge.
La « crise » Une perception occidentale ? A écouter le nombre de fois où le mot « crise » est prononcé dans notre pays, il semble que ce mot soit l’outil sémantique le plus approprié pour nommer ce que nous vivons. La « crise » est l’instrument optique choisi par notre culture pour éclairer la vérité d’un temps extrême. Elle impose la nécessité de décisions claires ; le clivage entre un avant et un après. La crise en occident convoque comme dans les films de Woody Allen l’inflation du langage, une complaisance souvent brillante dans l’analyse des causes et surtout à travers l’emballement d’une situation, elle ouvre à la possibilité d’une vie « nouvelle ».
En Chine, la crise apparaît moins dramatique et plus naturelle, elle dans l’ordre des choses : les deux idéogrammes utilisés pour signifier le mot crise Wei et Ji renvoient à l’imbrication du danger (Wei危) et de l’opportunité (ji机), non pas que l’un vienne après l’autre, mais parce que l’un contient l’autre nécessairement et prend le dessus selon les moments. Que la mondialisation contienne ses dangers, pourquoi s’en étonner ? Les Chinois connaissent par cœur ce proverbe taoïste : « WU Ji Bi FAN : 物极必反 ». Quand les choses arrivent à leur extrême, elles finissent par se modifier en leur contraire. Dans cette perspective, il apparaît naturel, et donc acceptable, que de l’excès de nos courses et de nos mobilisations économiques et financières, un mouvement de ralentissement commence à émerger. Selon une lecture taoïste, le Covid-19 prendrait aujourd’hui le nom d’une transition vers. Rien n’est donc à jeter ou rattraper, puisque tout évolue, l’essentiel étant de ne pas se raidir dans une posture ou un point de vue, mais au contraire sentir dans ce ralentissement forcé, un mouvement profond que personne ne connait et qu’il s’agit de vivre le mieux possible, au présent.
Christine CAYOL