REFLEXIONS SUR UN JUGEMENT DERANGEANT

 

Depuis qu’elle a rendu son jugement, le 5 mai dernier, la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe (ci-après CC) a provoqué une avalanche de commentaires et une tempête de débats. Il est vrai que la Cour n’y est pas allée de main morte puisque l’arrêt en cause s’en prend à deux éléments essentiels de la coopération européenne : à l’action de la Banque Centrale Européenne (ci-après BCE) dans la vie économique de notre continent et à l’autorité de la Cour de Justice de l’Union européenne (ci-après CJUE) dans l’interprétation du droit communautaire.

Techniquement, le recours qui lui était soumis portait sur le comportement du gouvernement et de la banque centrale allemands : n’auraient-ils pas dû s’interroger sur le bien-fondé du Programme d’achat de dettes d’Etat (PSPP) de la BCE et plus précisément sur le point de savoir si les achats en question constituent bien une stricte opération de politique monétaire pour laquelle la banque est en effet exclusivement compétente ou si elle influe significativement sur la politique économique, notion beaucoup plus générale, pour laquelle les Etats-membres ont conservé leur pleine compétence. Auquel cas ils auraient dû objecter à la mise en œuvre dudit programme.

Comme de juste s’agissant d’une affaire d’interprétation du droit communautaire, la CC a saisi la CJUE pour lui demander à partir de quand, selon le traité de Lisbonne, la politique monétaire devient de la politique économique.  Celle-ci a répondu par un arrêt du 11 décembre 2018 qui, dans l’ensemble, validait la conception sur laquelle la BCE s’était fondée pour lancer son opération.

Or, le jugement de la Cour de Karlsruhe rejette l’interprétation donnée par la CJUE et par voie de conséquence, frappe de précarité le Programme d’achat de la BCE. Double coup de tonnerre donc dans un ciel communautaire qui n’est déjà pas vraiment serein : à la fois la remise en cause de l’action de la BCE et la contestation frontale de la CJUE.

Les trois institutions européennes indirectement offensées, la BCE, la CJUE et la Commission en tant que gardienne des traités, ont réagi avec dignité : la première en marquant que le jugement de la CC ne concernait que les autorités allemandes et non la BCE, la seconde en rappelant qu’il lui appartenait – et à elle seule – d’interpréter le droit communautaire et la troisième en se réservant la possibilité d’ouvrir une procédure d’infraction contre l’Allemagne. Divers responsables politiques, bon nombre d’économistes et plus encore de juristes européens, notamment allemands, ont critiqué, parfois avec une grande sévérité, le jugement de la CC. Celle-ci a répliqué en avertissant que si la Commission enclenchait une procédure d’infraction, elle risquait de mettre en danger l’Union Européenne : manière de dire que c’est elle, la Commission et non pas la Cour de Karlsruhe, qui en prendrait la responsabilité.

A ce point, il parait urgent de calmer le jeu et d’essayer de dénouer un conflit particulièrement dangereux puisqu’il porte sur deux éléments fondamentaux de la solidarité européenne.

 

MAINTENIR L’UNITE DU DROIT DANS L’UNION

Le premier problème a trait à la primauté du droit de l’Union sur le droit national, y compris constitutionnel, et à l’autorité de la CJUE pour en assurer une interprétation uniforme. Une jurisprudence constante – qui remonte aux années 1960-70 – a consacré ces principes.  C’est à la Cour de Luxembourg et elle seule qu’appartient le dernier mot et son interprétation lie non seulement le tribunal national qui l’a interrogée mais l’ensemble des juridictions de l’Union.

Il est vrai que les tiraillements avec les juridictions nationales sont récurrents. Mais peut-être jamais jusqu’à présent on n’avait vu l’une d’entre elles s’en prendre aussi effrontément à la Cour suprême de l’Europe. Le long jugement de la CC de Karlsruhe – une centaine de pages – consacre au moins les trois quarts de ses développements à une critique en règle de l’arrêt rendu à titre préjudiciel par la CJUE, comme si c’était d’elle qu’il s’agissait de faire le procès. Et tout cela sur le ton du maitre d’école corrigeant la copie d’un potache. Pareille agressivité n’était pas indispensable. Elle n’aide pas à recoller les morceaux.

Pourtant il faut le faire et le faire, même si un sain dialogue des juges doit être préservé, en rendant toute son autorité à la Cour de Luxembourg. On peut discuter à perte de vue sur le fond. Au cas particulier, s’agissant de déterminer quel genre de conséquences – faibles ou fortes – une opération de politique monétaire de la BCE risquait d’entrainer sur la politique économique des Etats membres, on pouvait imaginer toutes sortes de constructions juridiques aboutissant à des conclusions opposées. Le droit, selon le mot de Giraudoux, est « la plus puissante des écoles de l’imagination ». Mais précisément, au-delà de la question de fond sur laquelle les opinions peuvent varier, il y a un point crucial qui est l’unité du droit de l’Union. La CJUE, quelles que puissent être par ailleurs les imperfections de sa jurisprudence, est seule en position de pouvoir la garantir. Pour parvenir au résultat qu’elle recherchait (cf. infra), la CC a fait sauter le verrou, peut-être un peu fragile en effet, que la CJUE lui opposait. Mais ce faisant, elle a causé un dommage collatéral de première importance. C’est le grand défaut du jugement qu’elle vient de rendre.

Comme elle l’a reconnu elle-même, c’est à Angela Merkel qu’il revient de remettre dans le rang la Cour de Karlsruhe. Plusieurs solutions sont imaginables. On pourrait amender le traité sur cette question des rapports entre politique monétaire et politique économique. Mais c’est une opération de longue haleine et qui peut être aléatoire. Une autre voie, qui n’a pas ces défauts, consisterait à amender la Loi Fondamentale allemande. C’est celle que la France a emprunté une bonne demi-douzaine de fois depuis que le Conseil constitutionnel l’a recommandée (cf. sa décision en ce sens du 9 avril 1992). L’Irlande lui a emboité le pas. L’Allemagne pourrait s’y joindre ?

 

PARACHEVER L’UNION ECONOMIQUE ET MONETAIRE

Dès l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, Jacques Delors observait que l’UEM était « boiteuse » avec un pied monétaire robuste et pied économique débile. C’est que l’Allemagne, qui avait consenti à abandonner le DM pour l’Euro avait refusé d’aller au-delà. Depuis un quart de siècle, la situation économique a connu une lente dérive marquée par un écart croissant entre des pays du nord qui accumulent les surplus et des pays méditerranéens qui creusent les déficits. La situation diplomatique, en revanche, n’a pas changé d’autant moins que les intérêts propres aux deux ensembles avaient tendance à s’écarter. Il s’ensuit qu’avec la crise de l’Euro qui a commencé en 2010, faute d’engagement de la part des Etats, tout le poids de la défense de la monnaie est retombé sur la BCE. Depuis lors, le blocage n’en finit pas de persister, les pays du nord étant trop heureux de s’arc-bouter sur leur avantage dès lors que la BCE en supporte le prix.

C’est sur cette situation malsaine que l’arrêt de la CC allemande vient braquer le projecteur. Car derrière ses ratiocinations de casuiste se tient une réalité incontournable : évidemment, la BCE va au-delà de son mandat lorsqu’elle crée de la monnaie à tour de bras. Et elle le fait avec la complicité des Etats qui préfèrent laisser pourrir la situation plutôt que de devoir prendre des décisions douloureuses. Et la CJUE ferme les yeux dès lors qu’elle peut se référer à son interprétation « téléologique » des traités qu’elle pratique avec constance depuis des décennies et qui lui permet – non sans abus – de couvrir toute mesure ou position dès lors qu’elle va dans le sens des objectifs de l’Union. Ce sont ces petits arrangements entre amis que dénonce le tribunal de Karlsruhe.

A quelque chose, malheur peut être bon. Certes, l’arrêt rendu est maladroit à bien des égards. Répondre au Brexit et aux dangers des populismes, notamment en Hongrie et en Pologne, en affaiblissant l’autorité de la CJUE n’est pas particulièrement opportun ; s’en prendre aux opérations de sauvetage de la BCE au moment où la pandémie de Covid-19 les rendent encore plus indispensables peut passer pour une faute de goût bien malséante. Et pourtant, si la décision en question peut obliger les gouvernements à mettre fin à 25 ans de nonchalance et 10 ans d’hypocrisie, ce sera un grand pas en avant.

L’annonce, le 18 mai 2020, d’un accord franco-allemand sur un Fonds de Relance Européen de 500 milliards d’Euros ouvre la voie dans cette direction. Si l’essai est transformé et que tous les membres de la zone Euro élèvent enfin leur solidarité en matière économique au niveau où elle est en matière monétaire, on devra une fière chandelle à la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe.

 

Philippe COSTE