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Billet de Philippe RATTE
VITAL ET VIRAL
Ces deux termes s’offrent à baliser les deux extrémités d’une oscillation, entre lesquels balance notre monde :
Viral est ce qui se propage vite, et souvent d’une manière d’abord cachée. On ne le discerne avec retard qu’à ses effets déjà considérables, parfois déjà hors de portée.
Vital est ce qui se recueille, s’affine, se déguste. C’est l’intime, depuis lequel s’étendent avec parcimonie des déploiements discrets vers le nécessaire.
Entre ces deux pôles, dont l’un confine à l’ascétisme minimaliste et l’autre à l’hubris débridée, s’étend en courbe de Gauss l’aire de nos vies, théâtre de leur mouvante tension.
Le monde est devenu viral aux dépens du vital
Longtemps, Vital prima : pour l’immense majorité des vivants, l’unique question était de le rester. Au fil des siècles de la modernité, une lente évolution matérielle et aussi, cela va de pair, intellectuelle et donc spirituelle, n’en créa pas moins des chances pour Viral.
C’est la révolution industrielle qui offrit à cette percée du Viral, un support qui ne cesserait plus de se multiplier, se démultiplier, se sophistiquer jusqu’à ce que la révolution cybernétique ne lui procure un triomphe définitif. Information, images, modes, engouements, effrois, soucis — épidémies aussi, sont désormais régis par une logique virale à haute cinétique. Nous habitons un monde de l’instant et de l’instable, gouverné par le haut débit.
Le Vital lui-même s’est trouvé attrait par cette accélération qu’on peut, pour simplifier, appeler globalisation. Il a perdu de sa connexion avec l’intime. La puissance magnétique de l’attraction virale a tiré l’individu vers une « extimité » toujours plus prenante, ne serait-ce que par le temps quotidien passé en connexion via un appareil adéquat, en sus de tout celui qu’absorbe la participation à la vie ambiante. Quelle durée, quelle appétence demeure à l’intime dans ce contexte ?
Il arrive que le viral vire mal
L’univers viral dans lequel nous baignons ainsi dérape parfois, c’est vrai. Un peu comme Challenger, valant des centaines de millions de dollars, avait explosé en vol à cause d’un défaut dans une pièce infime, un o-ring, valant deux dollars, la globalisation explose en vol à cause d’un pangolin mal cuit ayant infecté un Chinois de Wuhan. Mais ce n’est pas du tout une défaillance de la globalisation, c’est seulement une faille, une toute petite faille, qu’on veillera à prévenir la prochaine fois. Qu’elle se soit si brusquement et immensément élargie en un temps record souligne plus la performance de la cinétique mondiale, très rapide et globale, que l’inconvénient d’y buter parfois sur un fâcheux bug.
On va d’abord remédier aux dommages immenses causés par cet achoppement, et puis continuer comme avant, pour une raison simple : une des conséquences majeures du règne de Viral a été l’expansion inconsidérée, virale elle aussi, de la population mondiale, rendue possible par la prodigieuse expansion matérielle induite par l’accélération de la globalisation. Ralentir cette dernière, c’est programmer l’extinction de quelques milliards de personnes qu’un monde déglobalisé serait hors d’état d’entretenir. La légère embardée causée à la globalisation par un défaut local et momentané, qui ne se reproduira plus, on y veillera, est dérisoire en comparaison de cet ordre de grandeur. Au demeurant, on travaille d’arrache-pied à la corriger et en réparer les effets : c’est bien la preuve qu’on n’a aucune envie de se départir du système. Le virus sera bientôt remis au pas, et demain oublié.
Ou ralentir viral, ou fortifier vital… ou les deux ?
La seule chose qui restera, ce sera peut-être une prise de conscience de ce que l’ampleur des dégâts est directement proportionnelle à la vitesse actuelle du monde, qui redeviendra avant longtemps à son étiage, puis accélèrera de nouveau, après un palier de récupération post-traumatique.
Car s’il est évident que l’épidémie vient du virus, sa nature découle aussi de l’écart brusquement constaté entre la vitesse générale de rotation du monde et la capacité des instances fixes à contrebalancer cette giration, à la manière d’un régulateur de Watt. Ou bien il faudra ralentir le volant giratoire de Viral (on est en train de quasiment l’arrêter, mais ça ne pourra pas durer), ou bien il faudra consolider le moyeu qui relie cette roue emballée à l’inertie de la machine sociale, le siège et le garant du Vital…
ll y a indéniablement un rattrapage à faire, et la seule vérité qu’aura révélée la crise actuelle, ce sera l’ampleur du décalage entre nos capacités réelles et nos habitudes en expansion. Le fait que le monde vive à crédit, de manière ahurissante, en est une des mesures. Mais tout aussi bien le montrent les arbitrages continument et universellement faits depuis si longtemps pour les séductions de Viral sans plus se soucier de Vital. Tchernobyl, Fukushima, 2008 nous ont appris qu’on ne peut plus se satisfaire de déléguer aux États ni aux marchés le soin du Vital. Cela les dépasse.
Refonder les assises du Vital à partir de la personne humaine
Car, ce qui est malade, ce n’est pas la globalisation, c’est le globule individuel qui sert de capsule à l’intime de chacun de nous respectivement. Ce que nous réapprend la crise actuelle et son effet de confinement, c’est combien Vital avait, de nos jours, perdu toute étoffe, suppléé en tout et partout par les obligeants services du Viral universel, de l’abondance, de la pléthore, de l’insatiété perpétuelle invitée à se confier aux tentations infinies.
Aussi, l’impératif catégorique qui, peut-être, se dégagera de tout ceci, ce sera le besoin de reconstituer et fortifier Vital, vers et surtout depuis son lieu géométrique, qui est la personne humaine.
De l’épidémie, nous guérirons, sauf les morts. Bien sûr que la crise globale provoquée par ce bref dérèglement sera surmontée — on a bien passé outre à la grippe espagnole et surmonté (avec quelle prodigieuse réussite !) la seconde guerre mondiale et ses quelques 60 millions de morts. Plus fort encore, la Chine s’est sortie de la catastrophe maoïste avec l’essor que l’on sait. Déjà 1348 avait ouvert une phase d’expansion !
Encore faudra-t-il comprendre que, pour l’avenir, il faut changer de paradigme et faire reposer toute l’architecture globale sur le Vital au lieu de le confier aux fascinations du Viral. Autrement dit, le faire reposer sur les personnes et non plus sur les systèmes. N’est-ce pas d’ailleurs exactement ce qui advient actuellement, quand l’État en est réduit à s’en remettre au civisme des uns, à l’abnégation des autres, à la responsabilité directe de chacun, et prodiguer les remerciements pour ce que tous font à sa place ?
Préparer l’avenir lointain après avoir réparé le passé récent
Instituer, au lendemain de cette crise, l’amorce d’un nouvel ordre partant des sujets (i.e. personnes) au lieu d’en faire des sujets (i.e tributaires, assujettis) sera on ne peut plus difficile, sans doute même impossible, auquel cas le pire est à prévoir avant longtemps. Oui, ce sera long, alors autant commencer tout de suite !
D’ailleurs, deux facteurs entretiennent quelque espoir.
Le premier, c’est l’affirmation irréversible de la personne en tant qu’acteur autonome. Cela a pris deux millénaires, mais on y est !
Le second, c’est que concomitamment la maturation des techniques cybernétiques et l’essor de leur mise en service créent les conditions pratiques d’interaction entre les humains, sans plus aucune contrainte de lieu, de moment, d’appartenance, de censure, de contrôle. Des milliards de personnes enfin reconnues prioritairement comme telles disposent des moyens universellement répartis de faire essaim et même système sans passer par la case Eglise, Etat ou Banque. Ce n’est évidemment pas encore la réalité objectivement vécue par tout un chacun, mais c’est en germe. Qui aurait cru en 1988 que trois ans plus tard l’URSS aurait disparu et que le délire communiste serait démonétisé ? Personne, pourtant il en fut ainsi.
Alors, Yes, we can.
Le principe en sera simple : tout refonder graduellement à partir du Vital, donc de la personne, donc de l’universel humain sur terre, donc aussi de la terre… Le Viral ne disparaitra pas. Mais du moins aura-t-il à compter avec de meilleurs défenseurs du Vital, à savoir We, the People, que ne sont devenus les États, enlisés dans leurs priorités de gestion, leurs déficits, leur déficience, leur bavardage.
Etrangement, le vecteur de cette ligue à venir des personnes joignant leurs forces pour faire régner leur intérêt vital, individuel et collectif, sera peut-être… viral, puisque c’est la modalité d’efficience des réseaux. Il faudra donc en plus que prévale dans la collégialité en devenir des humains un sens élevé et profond à la fois des priorités vitales, celles qui gîtent au plus profond de l’intime de chacun et s’y révèlent affines à toutes autres, Il y a là une tâche de premier rang pour les élites, les gouvernants, les responsables de tout poil — pour chacun à vrai dire : réfléchir à ce qui est essentiel, à ce qu’est vraiment le vital de la condition humaine. On verra que ce n’est pas le « toujours plus ».
Philippe RATTE
Ex-Consultant FPI