Date de la brève : 19 novembre 2021
Boussole stratégique, c’est le nom que l’on a choisi de donner à la posture volontariste que l’Union européenne voudrait désormais adopter face à l’insécurité croissante du monde qui l’entoure. L’idée, en fait, n’est pas complètement nouvelle. Elle remonte à l’été 2020 et au programme de la présidence allemande de l’Union. Elle entend aussi concrétiser l’intention proclamée par Ursula von der Leyen de promouvoir une « Europe géopolitique ». Un premier débat a eu lieu sur ce thème lors du Conseil des ministres des Affaires Etrangères du 16 novembre dernier sur la base d’un projet préparé par Joseph Borell, le responsable de la diplomatie européenne. Il devrait déboucher sur l’adoption d’un document à l’occasion de la Présidence française de l’Union, au premier semestre de l’année prochaine.
Que l’Europe prenne enfin conscience qu’elle vit dans un monde dangereux, qu’il n’est pas sage d’abandonner sa défense indéfiniment à l’allié américain et qu’il est grand temps pour elle de prendre plus de responsabilité en la matière, voilà en effet un refrain que la France entonne régulièrement depuis longtemps. Elle se heurtait régulièrement au scepticisme teinté de méfiance de ses partenaires jusqu’à ce que, très progressivement, les choses commencent à évoluer.
Car le monde change. L’euphorie qui a suivi la fin de la Guerre Froide n’a finalement pas duré plus d’une vingtaine d’années. Le 11 septembre a sonné comme un retour à la réalité, celle du monde dangereux. Après l’attaque terroriste, ce furent les métastases en Afrique sub-sahélienne, de la décomposition libyenne, l’invasion de la Crimée et la déstabilisation de l’Ukraine, la reprise en main autoritaire de la Chine et et le grignotage de son voisinage maritime. L’élection de Donald Trump a même ébranlé la confiance aveugle que les Européens plaçaient dans la protection américaine. Les manières fantasques et imprévisibles de l’hôte de la Maison Blanche, son dédain affiché des alliances, le début de retrait qu’il a ordonné des troupes américaines stationnées en Allemagne… tout cela a jeté un trouble profond chez nos partenaires européens, au moins chez ceux d’entre eux qui se préoccupent de leur environnement international. Joe Biden a certes rassuré mais pas complètement et surtout, nul ne peut être certain que la « page Trump » soit définitivement tournée. Le quarante- cinquième Président ou quelqu’un des siens peut très bien refaire surface dans trois ans. S’ils ne s’y préparent pas, les Européens peuvent se trouver très démunis face à pareille situation.
A propos de ce concept de boussole stratégique, un journal anglais a récemment suggéré que l’Allemagne était devenue gaulliste. C’est peut-être aller trop vite en besogne mais c’est significatif. La maturation des esprits est en marche : c’est ce qu’illustre le document que prépare Joseph Borell.
Les « grands pays » de l’Union convergent sans doute en effet sur cette prise de conscience. Mais qu’en est-il des autres ? Certains comme la Pologne sont très sensibles à la « menace russe » mais ne font aucune confiance au tandem franco-allemand pour les aider à y faire face. Devant la perspective d’un éloignement de la protection américaine, ils craignent que la nouvelle disposition de l’Europe à mieux prendre en main ses affaires n’accélère le mouvement et sont prêts à tout pour en retarder l’échéance.
Surtout, la grande majorité des « petits États membres » manquent de vision stratégique. Lors de l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement tchèque, en 1998, je me souviens personnellement avoir examiné de près le programme de coalition publié à cette occasion. Sur un total d’une centaine de pages, la partie concernant la politique étrangère n’en occupait que deux, tout entières consacrées à l’industrie d’armement et à ses possibilités d’exportation. On était à cent lieux d’une réflexion sur l’environnement du pays, les menaces susceptibles de l’affecter et la manière dont il pourrait se préparer à y répondre. En vérité, depuis la création de la Tchécoslovaquie en 1919, Prague n’avait quasiment jamais eu l’occasion de réfléchir à son environnement stratégique. Jusqu’en 1938, le poste de chef d’état major de l’armée tchèque avait constamment été un général français ; après un bref intermède, les Allemands avaient pris possession du pays, puis, celui-ci à peine libéré, les Soviétiques. Le moins qu’on puisse dire est que les Tchèques ont été peu préparés à contribuer à la réflexion sur la « boussole stratégique » de l’Union Européenne. Et ce qui est vrai des Tchèques l’est très vraisemblablement d’une bonne partie des autres Etats membres.
Comment faire alors pour amener l’Europe à mieux prendre en main son destin ? Produire des papiers comme celui de Joseph Borell et organiser des débats sur ces bases est toujours bon, ne serait-ce que pour élargir l’horizon de tous les participants aux grandes questions de l’heure. Quant à agir ensemble, il est toujours possible de différencier en fonction de capacité de chacun. Ce n’est pas formellement théorisé dans les traités mais les formules pragmatiques sont possibles. Elles ont déjà été mises en oeuvre au Sahel ou vis à vis de l’Iran dans le cadre du JCPOA : dans ces cas, seuls quelques États membres agissent mais il n’est pas contesté que c’est au nom de tous. Autour de noyaux de ce genre peuvent se concrétiser des initiatives de plus en plus ambitieuses en matière de sécurité et de défense. C’est du moins le mouvement qui est en cours.
PC
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