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Le Japon face à la dépendance chinoise : entre relocalisation et diversification des chaînes de valeur

Date de la brève : 15 juin 2022

A l’aune d’une pandémie dont on semble progressivement sortir, l’Europe n’est pas la seule à s’interroger sur sa vulnérabilité commerciale qu’induit un approvisionnement trop dépendant de la Chine. Depuis maintenant plusieurs mois, le Japon cherche lui aussi à pallier la fragilité structurelle de ses chaines de valeur en consolidant leur autonomie vis-à-vis de Pékin. Si la crise inédite de 2020 a fini de convaincre le gouvernement nippon d’initier une stratégie pro-active, le souci de diversifier le risque en modérant la concentration des sites de production dans l’Empire du Milieu n’est pas nouveau.

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En 2010, la crise diplomatique autour des îles Senkaku avait conduit la Chine à cesser quelque temps ses exportations de terres rares vers l’archipel qui en dépendait pourtant fortement. Les entreprises japonaises dans le domaine des TIC en avaient sérieusement pâti, subissant d’importantes perturbations de leur chaine de production. Ce précédent a ainsi nourri l’inquiétude de Tokyo sur la faiblesse économique et stratégique que constitue un approvisionnement tributaire de cet encombrant voisin. Le rééquilibrage de cette dépendance devient alors une priorité politique et la stratégie informelle de la « Chine + 1 » se fait jour progressivement :  à chaque nouvel investissement nippon en Chine doit correspondre le même dans un pays de l’ASEAN. Nourrie par d’évidentes considérations géopolitiques, cette orientation gagne d’autant plus en popularité que les coûts de la main-d’œuvre chinoise augmentent sensiblement et se font moins compétitifs par rapport à celle du Vietnam ou de Thaïlande.

Alors que depuis 2012, les investissements des firmes japonaises en Asie du Sud-Est dépassent ceux en direction de la Chine, la stratégie de diversification des chaines de valeur se trouve renforcée dans son ambition et ses moyens par les évolutions récentes connues dans l’Indo-Pacifique. Les sanctions imposées en 2019 par l’administration Trump à Huawei ont particulièrement impacté les fournisseurs nippons de l’entreprise chinoise, et le spectre de leur élargissement est pris au sérieux par un secteur technologique japonais très dépendant des exportations vers son voisin. Mais c’est bien suite à la pandémie de Covid-19 que le Japon a achevé de prendre conscience du préjudice que lui cause, particulièrement en cas de choc conjoncturel, sa trop grande dépendance à l’usine du monde. L’industrie automobile nippone en a fait la douloureuse expérience, elle qui importe 38% de ses composants de Chine : suite au strict confinement imposé par Pékin et à la pénurie de pièces qu’il a provoquée, ses chaines d’assemblage ont été mises à l’arrêt pendant plusieurs semaines. Cette vulnérabilité s’est faite d’autant plus critique qu’elle a également touché des secteurs stratégiques, au premier rang desquels les équipements sanitaires : 94% des masques importés entre janvier et mai 2020 provenaient de Chine.

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La résilience des supply chains japonaises ne devient alors plus seulement un objectif souhaitable dans un contexte de tensions croissantes, mais une absolue nécessité afin de garantir à l’archipel une autonomie stratégique face au bouleversement inédit de l’économie mondiale. Le gouvernement Shinzō Abe décide donc de se saisir de l’enjeu et fait adopter en avril 2020 un budget additionnel au plan de relance afin de rééquilibrer et diversifier les importations. Deux enveloppes sont alors créées, aux objectifs distincts mais complémentaires : la première consacre 2,1 Mds$ au renforcement des chaînes d’approvisionnement par la relocalisation sur le sol nippon d’activités à haute valeur ajoutée ; la seconde, plus modeste mais toujours conséquente (220 M$), soutient la diversification de ces mêmes chaînes en incitant à l’investissement dans les pays tiers de l’ASEAN. Dans les deux cas, il s’agit de soutenir les entreprises par des subventions destinées à couvrir le coût des études de faisabilité, des investissements en équipement et de la construction de nouveaux sites de production. La relocalisation est privilégiée pour les biens d’ordre stratégique et ceux pour lesquels le Japon dépend essentiellement de l’export d’un seul pays. La délocalisation hors de Chine est quant à elle une option offerte à l’ensemble des productions manufacturières et industrielles approvisionnant l’archipel. Dans le second cas, le montant de l’aide publique est calculé selon le taux d’exportation du produit vers le Japon et plafonné selon la taille de l’entreprise (3/4 des dépenses engagées par les consortiums de PME, 2/3 de celles des PME et 1/2 de celles des grands groupes).

Finie la timide stratégie du « China + 1 », l’intention est ici clairement affichée : cesser de faire de la Chine l’unique source d’approvisionnement d’un archipel qui lui est devenu trop dépendant. La délocalisation vers l’ASEAN est alors le compromis pertinent qui conserve la rentabilité d’activités à trop faible valeur ajoutée pour envisager leur retour au Japon, tout en garantissant un nécessaire gain d’autonomie vis-à-vis de Pékin. Les entreprises nippones peuvent donc simultanément préserver leurs marges grâce au coût avantageux de la main d’œuvre sud-asiatique, et diversifier leur sourcing afin de consolider la résilience des chaînes de production. Quant aux produits d’intérêt stratégique et à plus forte valeur ajoutée, c’est leur relocalisation sur le sol nippon qui doit être encouragée.

Trois mois après le lancement de ces deux enveloppes, nombreuses ont été les firmes à manifester leur intérêt de quitter la Chine pour le Japon ou l’ASEAN. En juillet 2020, le Ministère de l’Economie, du Commerce et de l’Industrie (METI) rendait publique la première liste des 87 entreprises dont la demande de subvention avait été approuvée : 57 d’entre elles souhaitaient investir dans l’archipel, et 30 dans l’ASEAN. Le succès rencontré par le dispositif de soutien à la délocalisation dans un pays tiers (124 candidatures) a alors conduit les autorités à lancer 4 nouveaux appels à participants, le dernier en date remontant à janvier 2022 : au total, 92 projets de sortie de Chine vers l’ASEAN ont été soutenus, sur 381 demandes formulées. Les pays d’Asie du Sud qui semblent profiter le plus d’une telle tendance sont le Vietnam, la Thaïlande et la Malaisie. Conscients de l’opportunité que cela représente pour leur économie en termes de développement, ces pays se livrent une véritable compétition afin d’offrir aux firmes nippones les conditions d’investissement les plus favorables possibles : le premier s’efforce d’améliorer sa déserte internationale par la construction d’un nouvel aéroport et d’un port en eaux profondes, la seconde s’applique à faciliter l’octroi de permis de construire et à protéger juridiquement les investisseurs, quand la troisième s’emploie à consolider la qualité déjà reconnue de ses infrastructures numériques. Toutefois, depuis septembre 2020 et le 2ème appel à participants, l’ASEAN n’est plus le périmètre exclusif des subventions du METI : l’Inde et le Bangladesh ont en effet été ajoutés à la liste des destinations éligibles à une telle aide.

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C’est donc l’Indo-Pacifique dans son ensemble, et non plus la seule Asie du Sud-Est, que se fixe comme horizon la stratégie nippone de diversification des approvisionnements. Cette ambition de régionalisation des chaines de valeur se trouve prolongée concomitamment sur le plan diplomatique par un dialogue trilatéral entre Japon, Inde et Australie. Formalisée en septembre 2020 au sein d’une Resilient Supply Chain Initiative (RSCI), cette alliance d’un genre nouveau ambitionne de remodeler les réseaux de production de la région afin d’atténuer leur dépendance à la Chine et de consolider leur autonomie stratégique. A cette fin, les trois puissances asiatiques aspirent à structurer entre elles une complémentarité réciproque à même de constituer une alternative crédible à l’usine du monde. Cela implique notamment de mettre sur pied un environnement favorable aux relocalisations et des règles communes aux investissements des pays partenaires. Si le succès d’une telle coopération dépendra de sa capacité à s’élargir aux autres nations de l’ASEAN, elle court toutefois le risque d’envoyer le périlleux signal d’une coalition «anti-Chine » qui n’apaiserait en rien les tensions déjà existantes dans la région. Malgré tout, elle ne demeure pas moins comme l’une des premières initiatives géoéconomiques de l’ère post-Covid et mérite à cet égard notre regard intéressé. Une telle tendance pourrait en effet laisser présager d’une recomposition à venir des CVM sur la base de considérations non plus seulement socio-économiques, mais aussi politico-stratégiques.

Si Tokyo semble s’être résolument engagé sur la voie de la réduction de sa dépendance commerciale vis-à-vis de Pékin, et ce par un double effort de relocalisation et de diversification de ses chaines de valeur, on ne saurait pour autant y voir les prémisses d’un decoupling à l’américaine. Il ne s’agit pas pour l’archipel de déserter la Terre du Milieu, mais simplement d’en rééquilibrer l’importance dans ses sources d’approvisionnement. Le Japon ne saurait se permettre bien davantage, alors que la Chine constitue son premier partenaire commercial : les 50 000 firmes nippones y étant installées ne semblent d’ailleurs pas plus disposées à quitter un marché intérieur auxquelles est destiné l’essentiel de leur production. Loin d’un exode industriel, il s’agit ainsi pour Tokyo de trouver avec son voisin une interdépendance équilibrée et raisonnable, afin de garantir à ses supply chains une résilience suffisante en cas de nouveau choc conjoncturel. Une initiative dont le Vieux Continent pourrait bien être amené à s’inspirer, lui qui a aussi (re)pris conscience à l’occasion de la pandémie de sa vulnérabilité commerciale.

Charles BOSSELUT, Chargé de mission à la Fondation Prospective et Innovation

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