Permettez-moi tout d’abord de remercier la Fondation Prospective et Innovation, Monsieur Jean-Pierre Raffarin, ainsi que Monsieur Serge Degallaix, qui m’ont invité à commenter ce livre passionnant « ETATS-UNIS, CHINE, EUROPE : QUELLE REMONDIALISATION ? » par Jean-Paul Betbeze.

Je suis tout à fait d’accord avec M. Betbeze lorsqu’il parle de la crainte américaine quant au grand dépassement des États-Unis par la Chine.  Et je suis plutôt d’accord que c’est « MAGA (Make America Great Again) contre    « Routes » … sauf que la COVID-19 rebat les cartes — mais seulement dans une certaine mesure.

Comme indiqué dans le Shanghai Communiqué (du 28 février 1972), ce qui reste fondamental dans la relation géostratégique et politico-économique entre les États-Unis et la Chine, ce sont les revendications irrédentistes de Pékin envers Taiwan — indépendamment de la COVID. Et je suis tout à fait d’accord que nous avons besoin d’une stratégie « soupe de pierres » comme M. Betbeze l’a exhorté, une stratégie qui renforce l’Europe et le multilatéralisme mondial.  Mais à l’heure actuelle, il existe une autre fable qui domine.  Les États-Unis ont un président qui ne s’engage pas dans la « chasse au cerf » multilatérale dans la célèbre analogie de Jean Jacques Rousseau, mais qui préfère « chasser les lapins. » M. Trump préfère l’unilatéralisme et non pas le multilatéralisme… Voici mes réponses aux quatre questions soulevées par Serge Degallaix.

 

  • La « nation indispensable » dont le principe cardinal de sécurité repose sur la prédominance, peut-elle accepter l’émergence d’une puissance, japonaise, chinoise (ou autre) ?

Oui, il est possible pour une puissance prédominante d’accepter à contrecœur la montée d’une autre puissance. Historiquement, la Grande-Bretagne, qui était alors « une nation indispensable », a accepté à contrecœur l’accession américaine vers l’hégémonie mondiale au XIXe siècle après la guerre de sécession (1860-65) et juste avant la Première Guerre mondiale. Londres a également pu se réconcilier avec la France et la Russie.
A l’aube du XXe siècle, ces dernières étaient toutes les deux des adversaires de l’empire britannique. Mais en se réconciliant avec la Dual Alliance franco-russe, Londres est entrée en guerre avec l’Allemagne impériale. (Voir mon livre : The Failure to Prevent World War I: The Unexpected Armageddon Ashgate 2015)

Londres se révéla incapable de se réconcilier avec l’Allemagne impériale qui était devenue le principal challenger amphibie de la Grande-Bretagne qui percevait une menace navale directe pour la Manche – malgré un degré élevé d’interdépendance économique anglo-allemande.  Oui, il est possible pour les États-Unis d’accepter la montée en puissance de la Chine – mais non sans chercher également à accueillir d’autres acteurs, notamment la Russie. Il est certain que la Chine et la Russie, ainsi que d’autres États, continueront de jouer des jeux stratégiques dans la formation d’un axe eurasien contre les États-Unis dans un effort visant à nuire la puissance, l’influence et les capacités américaines.

 

  • Jusqu’où sont prêts à aller les Américaines pour préserver leur rang ? Un arrangement est-il envisageable à terme ? Le piège de Thucydide est-il inévitable ?

Après l’effondrement soviétique, la Chine est rapidement passée d’un statut continental et semi-périphérique à un statut amphibie et à celui de majeure puissance économique en rivalité avec les États-Unis – qui restent le noyau hégémonique et la puissance insulaire.

En termes géo-économiques, comme l’a justement souligné Jean-Paul Betbeze, la Chine a connu une croissance rapide en partie du fait de son entrée prématurée à l’OMC – poussée à l’époque par l’administration Clinton. Ce fut une grande erreur.

La rivalité américano-chinoise est entrée dans une nouvelle phase. Les États-Unis craignent que la Chine surpasse bientôt les États-Unis en termes de capacités technologiques à double usage militaires / économiques. Il s’agit notamment de la 5G, de l’intelligence artificielle, de l’informatique quantique, des semi-conducteurs et de la robotique.

En s’inspirant de l’analogie américano-japonaise d’avant la Deuxième Guerre mondiale, et non pas du piège de Thucydide, Graham Allison a fait valoir que si les États-Unis tentaient de refuser le commerce de la technologie des semi-conducteurs avec la Chine dans sa guerre contre Huawei, Pékin pourrait bien s’emparer de Taïwan.  Le motif serait d’acquérir la technologie de semi-conducteurs TSMC de Taiwan si elle ne pouvait pas développer à elle seule une solution alternative…

Mais ce n’est pas la seule raison possible pour que Pékin s’empare de Taiwan… Le contrôle des voies de communication maritimes du Japon au Golfe… les ports en eau profonde pour les sous-marins nucléaires en est une autre… l’élimination de la concurrence économique taïwanaise…

La démocratie taïwanaise et les revendications d’indépendance soutenues par les États-Unis sont perçues par Pékin comme ayant un impact sur les mouvements démocratiques et indépendantistes à Hong Kong, au Tibet, dans la province du Xinjiang, en Mongolie intérieure, tout en défiant le régime communiste.

Hong Kong peut être le tremplin vers la quête de la Chine pour étouffer Taiwan sur la base de sa loi anti-sécession de 2005 – par des sanctions et un endiguement économique – ou par la force si cela s’avérait nécessaire – comme le président Xi Jinping l’avait menacé en janvier 2019.

Le problème n’est pas tant que la Chine prenne le contrôle du monde, mais que la prise de contrôle de Taiwan pourrait permettre à la Chine de contrôler une grande partie de l’économie mondiale.

Je ne pense vraiment pas que les armes nucléaires américaines dissuaderont nécessairement la Chine de tenter de s’emparer de Taiwan si Pékin choisit le bon moment lorsque les États-Unis seront trop distraits par des préoccupations nationales, voir internationales, et prendront le risque devant ce bluff nucléaire américain.

Mais le piège de Thucydide n’est pas inévitable si les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et les Européens, le Japon, l’Australie, ASEAN, et d’autres alliés pourraient mettre en œuvre une nouvelle stratégie mondiale qui chercherait à canaliser l’ascension de la Chine vers le statut de grande puissance… tout en amenant la Chine et Taïwan au respect mutuel…

 

  • Comment les Américains – Républicains ou Démocrates – perçoivent-ils l’Europe ? Quelle place dans leur stratégie vis-à-vis de la Chine ? Quelle marge d’autonomie ?

L’administration Trump considère l’UE, et en particulier l’Allemagne, comme des rivaux, sinon des ennemis des États-Unis – s’ils n’obéissent pas pleinement aux directives américaines et ne contribuent pas suffisamment à l’OTAN. En réduisant les forces américaines en Allemagne et en déployant les forces américaines en Pologne, Trump espère obliger l’Allemagne à dépenser davantage pour la défense, mais toujours sous les directives des États-Unis et de l’OTAN.

Du point de vue des Démocrates, certains d’entre eux mais pas tous pourraient être plus disposés à permettre la formation d’une capacité de défense européenne relativement autonome. Dans cette perspective, Trump semble ironiquement obliger l’Allemagne et la France à forger une Union européenne de défense plus étroite.

Peu importe qui sera élu, je pense que les États-Unis devront adopter une stratégie beaucoup plus sophistiquée qui cherchera à canaliser la montée de la Chine vers le statut de puissance majeure. Il est impossible de « contenir » totalement la Chine, mais on peut tenter d’orienter la montée en puissance de la Chine dans une direction plus ou moins positive.

Une telle stratégie chercherait d’abord à éloigner Moscou d’un rapprochement avec Pékin. En même temps, les États-Unis devraient œuvrer à la construction d’une coalition entre le Japon, l’Australie, l’Inde, la France et les Européens tout en préservant une contrebalance sans toutefois sombrer dans l’hostilité et en cherchant des compromis avec la Chine.

Cela me semble être semblable à l’approche du président Macron au sommet du G7 en Aout 2019 en invitant l’Inde et même l’Iran à y participer. Macron avait aussi rencontré Poutine quelques jours avant le G-7, mais sans toutefois inclure la Chine.

Le président Macron a d’ailleurs annoncé : « Le continent européen… ne sera jamais en sécurité, si nous ne pacifions pas et ne clarifions pas nos relations avec la Russie ».

Le dilemme est que les sanctions américaines et européennes qui ont été imposées à la Russie en réponse à la décision de Poutine d’annexer la Crimée en 2014 n’ont pas modifié le comportement de la Russie – et ont généré une nouvelle rivalité militaire.

Mais étant donné l’antipathie démocrate et républicaine (à l’exception de Trump) envers Poutine, un tel rapprochement avec la Russie sera difficile à réaliser. En mettant l’accent sur l’OTAN, les Américains chercheront à empêcher un rapprochement entre l’Europe et la Russie qui ne convient pas aux intérêts américains. En effet, le risque à venir est que l’état d’esprit général anti-Poutine et anti-Russie qui prévaut à Washington continue de rapprocher la Russie et la Chine.

Les États-Unis s’opposeront également à tout effort européen visant à vendre des armes à la Chine ce qui briserait l’embargo post-Tiananmen sur l’armement.

Les États-Unis s’opposeront également aux politiques européennes, telle que l’accord global sur l’investissement UE-Chine, qui n’ouvrent pas complètement le marché chinois aux investissements européens et américains et qui ne prennent pas en considération les subventions de la politique industrielle chinoise afin de soutenir ses propres entreprises par rapport à ses concurrents étrangers.

Comme le soutiennent les Démocrates, les États-Unis et les Européens devraient chercher à établir des accords plus limités.

 

  • La défaite de Trump aux élections changerait-elle quelque chose sur les fondements de cette rivalité ?

Trump perdra définitivement le vote populaire, mais il pourrait gagner encore une fois le Collège électoral comme ce fut le cas en 2016, ou par la décision de la Cour suprême comme ce fut le cas pour George W. Bush en 2000, ou peut-être même par le vote de la Chambre des représentants dans ce qu’on appelle une « élection contingente ».

Pour que Biden soit élu, sans que Trump ne puisse contester les résultats, il devra gagner par une marge importante dans suffisamment d’États afin d’obtenir 270 voix au collège électoral.

Depuis peu, Biden et le Parti des Démocrates attaquent de plus en plus la Chine. Biden a adopté une position plus ferme sur les violations des droits de l’homme en Chine au Xinjiang et dans d’autres régions. Il attaque également la concurrence géostratégique et économique chinoise, ainsi que l’escalade des tensions entre la Chine et ses voisins de l’ASEAN, et les pressions de Pékin sur Hong Kong.

Cependant, Biden cherchera probablement à relancer l’approche plus multilatérale d’Obama envers la Chine et œuvrera plus étroitement avec les voisins de la Chine en opposition à l’approche unilatérale et conflictuelle de Trump.

De ce point de vue, les États-Unis devront traiter les problèmes avec la Chine un par un plutôt que de chercher à obtenir un endiguement total. Obama a déclaré : « Notre objectif n’est pas de contrer la Chine ; notre objectif n’est pas de contenir la Chine. Notre objectif est de faire en sorte que les règles et normes internationales soient respectées, y compris dans le domaine des différends maritimes » (voir Hall Gardner, World War Trump: The Risks of America’s New Nationalism, Prometheus Books, 2018).

Les Démocrates veulent que la Chine reconnaisse sa responsabilité dans la propagation du coronavirus dans le monde, tout en souhaitant que les États-Unis et la Chine coopèrent à l’échelle mondiale dans la lutte contre la COVID-19 et au sein de l’Organisation mondiale de la santé.

Les démocrates veulent également trouver des solutions avec la Chine sur le changement climatique et la non-prolifération nucléaire – contrairement à Trump.

D’une part, les démocrates soutiennent que les États-Unis doivent empêcher Pékin de chercher à dominer la mer de Chine méridionale.

D’un autre côté, les États-Unis devront s’engager dans un dialogue plus étroit entre les États-Unis et la Chine. Une option serait la création d’un forum stratégique entre les États-Unis et la Chine afin d’établir la confiance, de discuter des domaines de coopération potentielle ainsi que de gérer leurs différences.

Les États-Unis pourraient investir davantage dans le développement technologique américain et dans l’immigration qualifiée plutôt que d’augmenter les tarifs protectionnistes contre la Chine – une politique de Trump qui a lamentablement échoué, « more pain than gain » (plus de peine que de bénéfice).

Au lieu de soutenir directement Taïwan en vendant des armes offensives de haut niveau, les États-Unis pourraient aider Taïwan à développer ses capacités militaires asymétriques, à réformer les systèmes de réserve et de mobilisation de Taïwan, et à intensifier discrètement les préparatifs de défense avec le Japon, l’Australie, l’Inde, les États de l’ASEAN, la France et les Européens—mais en cherchant simultanément des compromis avec la Chine.

Plus important encore, les États-Unis devraient faire pression pour signer l’accord  de 2002 de « code de conduite » (2002 Code of Conduct) entre la Chine et ASEAN, même si Taiwan est exclu des discussions au moment présent.

Cela pourrait permettre la création de ce que j’appelle des « Communautés régionales de paix et de développement » qui impliquent des co-entreprises, des patrouilles navales multinationales, et des opérations de maintien de la paix qui défendraient Taiwan – sans toutefois paraître menaçantes pour Pékin.

Les communautés régionales de paix et de développement peuvent engager les Européens et d’autres États qui ne sont pas considérés comme hostiles à la Chine …

Est-ce-que cette stratégie fonctionnera ? Oui, je le pense si les États-Unis ne sont pas perçus comme « encerclant » la Chine en formant une alliance hostile composée du Japon, de l’Inde, des Européens, et de l’ASEAN contre elle…