Date de la conférence : 20 mai 2021
Guerre froide, choc des titans, piège de Thucydide, les mots ne manquent pas pour qualifier les rapports conflictuels qu’entretiennent les Etats-Unis avec la Chine. Dans un contexte de risques accrus d’hypertension stratégique, d’escalade militaire et économique entre Pékin et Washington, et de questionnements sur la place de l’Europe ainsi que des institutions multilatérales dans ce bras de fer, les relations sino-américaines, parce qu’elles façonnent l’orientation du monde, méritent une attention particulière.
C’est à quoi s’est attaché le webinaire du 20 mai 2021, quatrième du cycle de la Fondation Prospective et Innovation consacré à la première année de la présidence de Joe Biden.
Aux côtés de Jean-Pierre RAFFARIN, Ancien Premier ministre et Président de la Fondation Prospective et Innovation, Michel BARNIER, Négociateur européen pour le Brexit (2016-2020) et ancien ministre, et Sylvie BERMANN, Présidente du conseil d’administration de l’IHEDN, Ambassadeur de France, nous ont échangé leurs points de vue sur le bras de fer sino-américain. André CHIENG, Président de l’Asiatique Européenne de Commerce, Vice-Président du Comité France-Chine donne un point de vue de Pékin. Hall GARDNER, Professeur à l’American University of Paris, s’est livré à une analyse sans concessions sur la vision américaine concernant le conflit qui oppose son pays, à la Chine.
De ces échanges pluriels, trois points émergent :
L’escalade militaire entre les deux puissances traîne derrière elle des relents de guerre froide, voire d’avant-guerre-mondiale.
Deux camps s’opposent, celui de la démocratie libérale, dirigé par les Américains, et celui du pouvoir autoritaire, dirigé par la coalition sino-russe. Pour avoir avantage sur les Chinois et les Russes, les Américains mènent une nouvelle politique de « double endiguement » qui implique l’OTAN et l’UE contre la Russie, d’une part, et le « quadrilatère » formé par les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde contre la Chine, d’autre part. Cette stratégie de « double endiguement » conduit à un rapprochement entre Moscou et Pékin. Cette conjoncture actuelle n’est pas sans rappeler l’alliance sino-soviétique de 1950 contre les Etats-Unis et le Japon.
La Crimée et Taïwan risquent de devenir des foyers de rivalité entre grandes puissances, qui évoquent le climat qui précédait la Première et la Seconde Guerre mondiale, davantage que celui du début de la guerre froide. Cette escalade militaire s’explique par la montée en puissance d’un système mondial polycentrique né de l’après-guerre froide, caractérisé par des États concurrents, des acteurs non étatiques et anti-étatiques aux capacités de puissance et d’influence inégales.
Le processus de polarisation du système d’alliance mondial, accéléré par la nouvelle stratégie de « double endiguement » menée par les États-Unis, pourrait conduire à des guerres interétatiques plus vastes, combinées à des conflits sociopolitiques internes. Le conflit autour de Taiwan est pour l’instant limité territorialement mais il touche à l’unité territoriale de la Chine qui souhaite oublier le « siècle de l’humiliation ». Les hostilités concernant Taiwan pourraient mener à une guerre localisée, puis à un conflit régional, voire mondial, impliquant la Russie et la Chine, d’une part, les Etats-Unis et l’Union européenne d’autre part.
Si la course au leadership, l’escalade militaire entre les puissances américaine et chinoise, et la polarisation du monde entraînent un conflit mondial, ni la Chine, ni les Etats-Unis, ne souhaitent la guerre.
Le monde se retrouve à nouveau enlisé dans le piège de Thucydide, où la première puissance est menacée par la rapide ascension d’un deuxième acteur qui perturbe le statu quo. Les Etats-Unis craignent la montée en puissance de la Chine ; la Chine considère les Etats-Unis en déclin. C’est une situation inédite ; l’histoire du monde ne connaît qu’un relais pacifique de leadership, celui du Royaume-Uni vers les Etats-Unis. Ni l’URSS, ni le Japon, n’ont su contester la puissance américaine de manière efficace. Pour la première fois depuis la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis sont confrontés à une nouvelle puissance mondiale. Ils ne sont pas prêts à céder leur hégémonie.
La situation actuelle n’est pas sans rappeler la pièce de Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu. La paix est davantage menacée par un éventuel dérapage dans un contexte instable, que par des velléités belliqueuses. Si le système mondial devient polarisé entre des alliances rivales, alors toute étincelle, accidentelle ou intentionnelle, pourrait déclencher un conflit. L’entente étant impossible, la rivalité sino-américaine nécessite l’édification de lignes rouges, destinées à empêcher un futur casus belli, et maintenir le statu quo. Ainsi la Chine n’admet-elle pas de remise en question de son modèle social et de son unité territoriale. La position du dollar, situé au cœur de la puissance américaine, ne peut être contestée et constitue la ligne rouge américaine.
L’Europe a-t-elle sa place dans de ce face à face ? Est-il possible de croire à une souveraineté européenne comme solution ?
A première vue, il semble que l’Europe se soit laissée distancer. Alors que, la Chine et les Etats-Unis sont devenus les premières puissances économiques, le fossé avec l’Europe n’a jamais cessé de se creuser. Parmi les vingt premières entreprises de technologie en termes de capitalisation boursière, aucune n’est européenne.
L’entente impossible entre les deux grandes puissances mondiales peut se révéler être une opportunité pour l’Union européenne, et rappelle le concept de « trou structural » proposé par le sociologue américain Ronald Burt. Cette notion désigne l’avantage comparatif détenu par un acteur en raison de l’absence de relation entre ses contacts directs. Dans une situation où les Etats-Unis et la Chine ne coopèrent pas, seule l’Union européenne a la possibilité de se positionner en tertius gaudens[2] grâce à ses relations avec les deux puissances, et de se placer au cœur du système mondial.
Changement climatique, questions diplomatiques, prévention de la pandémie, l’Europe cherche à coopérer dans tous les domaines et avec toutes les puissances ; elle renforce ses liens commerciaux et culturels avec d’autres pays asiatiques. Sans cesser le dialogue avec la Russie et la Chine, et sans abandonner ses liens avec les Etats-Unis, l’Europe doit jouer sa propre partition.
L’Union européenne doit faire preuve de lucidité extérieure, comprendre le monde, mais également à l’égard d’elle-même, pour dépasser ses faiblesses. L’Europe doit affirmer ses devoirs et ses intérêts dans certaines régions du monde. Certains pays d’Europe, comme les pays des Balkans, deviennent très dépendants de Pékin, malgré leur adhésion à l’OTAN. Ici, l’Union européenne doit adopter une approche géopolitique qui suppose de proposer des alternatives en matière de financement. Les grands projets menés par Pékin en Afrique suscitent des appréhensions chez les Européens, qui doivent réfléchir à une politique globale pour affirmer leurs intérêts.
Par ailleurs, le changement de paradigme, du « consensus de Washington » au « consensus des Accords de Paris », impose le renouveau du multilatéralisme. Sur le changement climatique, Xi Jinping et Joe Biden, pourtant dirigeants de pays rivaux, tiennent le même discours. Il faut bâtir sur ces convergences pour éviter que l’histoire ne se répète pas.
SE
[1] Trygée est le personnage principal de la comédie grecque antique La Paix, écrite par Aristophane en 421 av. J.-C. Dans la pièce, Trygée qui, cherchant à mettre fin à la guerre qui déchire son peuple, se fait messager des Grecs auprès des dieux pour apporter la Paix.
[2] Concept défini par le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel pour désigner le tiers qui profite des opportunités offertes par un conflit.
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