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CR INTELLIGENCE NUMERIQUE – Petit déjeuner avec Luc FERRY

 

1ère Réunion autour de Monsieur Luc FERRY

Ancien Ministre, Philosophe

 

L’intelligence artificielle et l’Europe :

Anticiper, choisir et agir. Ou disparaître.

 

Avec l’apparition et le développement de l’intelligence artificielle, c’est une troisième révolution industrielle qui se déroule sous nos yeux. Celle-ci, en fait, résulte de la convergence, autour de l’intelligence artificielle qui en est incontestablement le moteur, deux autres grandes innovations que sont la robotique et l’informatique. Elle suit, classiquement, deux phases successives : la phase d’innovation destructrice et la phase d’adaptation keynésienne.

Au bout du compte, trois grands secteurs sont plus particulièrement concernés.

D’abord, l’économie collaborative, qui fonctionne non plus sur le modèle pyramidal mais de manière totalement horizontale en combinant l’intelligence artificielle, le big data et l’internet des objets. La nouveauté, ici, c’est que les professionnels se trouvent en concurrence avec les non professionnels. Airbnb concurrence les hôtels, Uber concurrence les taxis. On ne peut pas dire que les deux formules soient franchement complémentaires. Elles font plutôt apparaitre des conflits nouveaux entre les deux catégories d’agents économiques et ces conflits sont tragiques en ce sens que, comme dans la tragédie grecque, les deux parties ont parfaitement raison : chacune, dans sa logique propre, soutient une thèse tout à fait solide et convaincante mais incompatible avec l’autre. Dans ces conditions, il est difficile pour le politique de trancher entre Antigone et Créon. La formule du revenu universel de base que certains imaginent pour faire face à cette situation est inappropriée car elle ne ferait qu’accentuer les inégalités entre ceux voués à la passivité professionnelle et les actifs qui s’épanouiraient et s’enrichiraient.

Deuxièmement, la révolution de la mobilité, qui est à nos portes. Transformer une voiture ordinaire en voiture autonome ne coûte que 5 000 € et les conséquences en sont considérables : plus de permis de conduire, plus de limitation de vitesse, plus de chauffeur de taxis, plus d’accident, plus besoin d’assurance auto…Et la révolution de la mobilité va toucher aussi le transport ferroviaire, le transport maritime, le transport aérien. Beaucoup d’emplois vont disparaitre et, contrairement aux analyses de Rifkin dans son ouvrage sur la troisième révolution industrielle, beaucoup d’autres seront créés. Il faut raisonner en tâches à accomplir et non plus en emplois classiques. Le problème est de faire en sorte que les activités futures soient complémentaires et non victimes de l’intelligence artificielle. Si beaucoup de tâches peuvent être effectuées plus efficacement par des robots, ce n’est pas le cas de toutes, loin de là. Le médecin spécialiste, par exemple le radiologue, est plus facilement remplaçable que le généraliste ; mais, plus encore, par rapport au généraliste, c’est l’infirmier qui est sûrement irremplaçable. Tout ce qui associe la tête, le cœur et la main ne changera pas.

Toutes ces évolutions exigent des anticipations à 20 ans et des politiques avisées en conséquence.

La troisième révolution est celle de la biotechnologie. Quatre filiales de Google – maintenant Alphabet – interviennent directement ou indirectement dans ce secteur. Et c’est naturellement le cas aussi des BATX chinois. Ici, le transhumanisme est la nouvelle frontière : il s’agit d’améliorer la condition humaine par augmentation des capacités physiques et mentales des êtres humains. Le transhumanisme repose sur trois idées. D’abord changer le modèle médical : il ne s’agit plus seulement de faire de la thérapeutique mais d’y ajouter une dose d’augmentation des facultés humaines. Ensuite, lutter contre le vieillissement. On est passé d’une espérance de vie de 22 ans en 1750 à 45 ans en 1900, 62 ans en 1951, 81 ans aujourd’hui. Le séquençage du génome permet d’accélérer cette évolution et il ne coûte plus désormais que 150 $. La technique CRISPR-Cas9 permet de modifier facilement, rapidement et à faible coût (60 $), l’ADN de toute cellule végétale, animale ou humaine. Mise au point en 2012, elle permet de corriger les maladies génétiques en ciblant les gènes défectueux qui en sont responsables. Troisième idée sur laquelle repose le transhumanisme, généraliser l’application de la technique CRISPR-Cas9 de façon à supprimer toutes les cellules indésirables du corps, notamment celles responsables du vieillissement, de façon à réconcilier jeunesse et vieillesse. Heureuse perspective qui n’avait pas échappé à Victor Hugo dans la légende des siècles avec Booz endormi, vieillard que les femmes trouvaient grand alors que les hommes jeunes n’étaient que beaux.

 

Il faut à ce propos insister sur un point : la nature n’est pas sacrée, elle n’est pas un modèle moral. Comme le dit le proverbe africain, si tu es poursuivi par un lion, inutile de courir plus vite que lui, il suffit de courir plus vite que ton voisin. La loi de la nature est immorale : c’est Darwin, la sélection naturelle, l’élimination des plus faibles. On la combat depuis toujours. C’est nous qui décidons de ce qui est bon dans la nature et de ce qui est mauvais.

 

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Au point de développement où elle en est, l’intelligence artificielle se présente sous trois formes successives.

Il y a d’abord l’intelligence artificielle « faible » celle qui est capable de battre les champions du monde d’échec, de go ou de poker ou celle qui séquence le génome. Elle est dite « faible » parce que, même si elle est très performante, elle l’est de manière très étroite : elle est incapable de contextualiser, de penser par elle-même.

Il y a ensuite le deuxième stade, celui de l’IA « large », des systèmes experts, très efficaces dans le domaine de la comptabilité, de la médecine ou du droit. Ils reposent sur trois paramètres :

  • La capacité des ordinateurs à réaliser des milliards d’opérations par seconde (les derniers ordinateurs développés en Chine peuvent traiter 140 millions de milliards d’opérations/seconde… !) ;
  • Les algorithmes et plus précisément la capacité à formuler à partir de quelques faits certains une hypothèse probable avec une efficacité supérieure à l’homme ;
  • Enfin bien sûr, la quantité de données disponibles pour nourrir les ordinateurs, source de 80 % des progrès de l’IA. Ils sont capables de contextualisation, d’être transversaux, de se livrer à des diagnostics et d’auto-apprentissage.

Sur ce dernier point, l’Europe souffre d’un handicap très pénalisant avec le Règlement Général pour la Protection des Données (RGPD), véritable boulet qu’elle s’est mise au pied dans la course avec la Chine et les Etats-Unis. En vérité, l’essentiel des progrès de l’intelligence artificielle vient de la quantité d’informations disponibles sur un sujet quelconque. Les GAFA et les BATX ne se soucient guère de cette contrainte. Dans le même temps, l’Europe concentre son attention sur la vie privée de ses citoyens et édifie la ligne Maginot de la RGPD.

Le troisième stade, qui n’est pas encore atteint, est celui de l’intelligence artificielle « forte », celle qui permettrait de fabriquer une humanité beaucoup plus efficace que la nôtre, de reproduire les performances des cent milliards de neurones de nos cerveaux, sur une base non-biologique. Il y a des gens – et non des moindres (Bill Gates, Elon Musk, Stephen Hawking) – pour y croire et investir beaucoup d’argent dans la recherche en ce domaine, convaincus qu’ils sont que parvenir à l’objectif n’est qu’une question de temps. Un sondage réalisé auprès de spécialistes de la question donne d’ailleurs un délai moyen de quarante ans. Si tel est bien le cas, l’humanité actuelle serait appelée à devenir avec l’humanité « augmentée » dans le même rapport que l’homo néanderthalensis avec l’homo sapiens, c’est-à-dire… voué à la disparition. Ce n’est plus le transhumanisme mais le post-humanisme. Luc Ferry ne partage pas cette vision car il pense que l’intelligence – le cerveau – n’est pas isolable du reste du corps humain. En tout cas, personne n’est en mesure de contrôler cette évolution qui est très compliquée, qui change constamment et qui, de toute façon, se déploie à l’échelle mondiale et donc échappe aux politiques nationaux.

Ici aussi, l’Europe n’est pas suffisamment dans le coup. Elle ne manque certes pas – la France en particulier – de scientifiques remarquables, de mathématiciens et de biologistes de qualité exceptionnelle mais elle ne sait pas s’organiser assez efficacement en tant que collectivité. Les montants annoncés en Europe par l’IA sont bien faibles au regard des chiffres chinois ou américains. La réactivité et la mobilité sont des exigences dans la course de vitesse en cours. Les Etats-Unis, moins riches en individualités, font leur marché chez nous. Ils attirent à eux des collections de talents, ils rachètent nos licornes et, ce faisant, s’approprient leurs technologies tout en neutralisant des concurrents potentiels. Au total, c’est la civilisation européenne elle-même qui est en danger. Il faut se mobiliser d’urgence sur le sujet.

Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur