Date de la conférence : 25 novembre 2020
Intervenants
Deux semaines après les élections du 3 novembre 2020 aux Etats-Unis, ce webinaire de la Fondation Prospective et Innovation a croisé les points de vue américain, asiatique et européen sur le cours que peut prendre le monde au vue du résultat des urnes.
La pandémie de Covid-19 n’est pas le seul évènement majeur structurant de ce début de décennie. En novembre 2020, les élections américaines ont rendu leur verdict : le Président sortant Donald Trump n’est pas réélu, au profit de son adversaire démocrate Joe Biden.
De ce résultat, Jean-Pierre RAFFARIN, Ancien Premier ministre, Président de la Fondation Prospective et Innovation, en a tiré quatre constats.
D’abord, le multilatéralisme a reculé avec la Covid, la compétition pour l’obtention des masques en est un exemple criant.
De plus, le parti républicain et ses idées ne sont pas morts, en témoignent les 70 millions de voix obtenues par Donald Trump.
Le troisième constat concerne la position américaine à tenir face à la Chine. La tension sino-américaine, protéiforme (autant économique, que politique, militaire…) semble durable et structurante pour le XXIème siècle.
Dernier élément, l’Amérique pourrait continuer d’exercer une pression sur l’Europe, par le truchement de sanctions, ou de l’extraterritorialité.
Ces quatre constats appellent quatre questions.
L’Europe peut-elle gagner en indépendance ? Face à une possible « sortie de l’histoire », un débat européen sur la souveraineté et la question de l’indépendance stratégique du continent a été amorcé.
Le multilatéralisme peut-il se relancer, alors que la crise de la Covid l’a encore affaibli ?
Une nouvelle architecture de confiance entre la Russie et l’Europe est-elle possible ?
Finalement, le camp des démocraties est-il atteint au point de laisser le leadership à la puissance montante chinoise ?
A ces préoccupations internationales, un point de vue régional a été apporté par chaque intervenant. Hubert VEDRINE, ancien Ministre des Affaires Etrangères, a exprimé le point de vue européen. Jean-Claude BEAUJOUR, Avocat au barreau de Paris, Vice-Président de France-Amériques, s’est concentré sur les Etats-Unis. Les points de vue chinois, indiens et russes ont respectivement été exprimés par André CHIENG, Président de l’Asiatique Européenne de Commerce (AEC), Kanwal SIBAL, ancien Secrétaire aux Affaires étrangères de la République de l’Inde, ancien Ambassadeur de l’Inde en France, et Alexandre ORLOV, ancien Ambassadeur de la Fédération de Russie en France.
L’élection de Joe Biden a été vécue comme un soulagement en Europe. Pourtant, le retour au pouvoir des démocrates semble profiler une continuité politique à l’égard de l’Europe. Ainsi, la compétition commerciale entre Boeing et Airbus se poursuivra, alors que les GAFA chercheront à s’intégrer toujours plus au marché européen. Les sanctions américaines, vieilles de trente ans, ne s’arrêteront pas avec l’élection de Joe Biden. De plus, l’Amérique n’a déclaré aucun soutien à l’initiative d’une autonomie stratégique européenne. Sur la thématique de la défense, les Etats-Unis continueront à demander un meilleur « burden sharing », tout en refusant de créer un pôle européen de défense.
Certaines bonnes nouvelles sont tout de même à souhaiter du point de vue du multilatéralisme. Biden s’est engagé à revenir dans les accords de Paris, mais aussi de réinvestir les institutions comme l’OMC, ce qui permettrait à l’ORD (Organe de règlement des différends) de redevenir efficient, de rejoindre l’OMS, puisqu’il est primordial de tirer les leçons de la Covid et préparer une réponse coordonnée aux prochaines pandémies. Toutefois, la pratique américaine du multilatéralisme ne sera pas différente de celles des administrations précédentes. Les Etats-Unis continueront à exercer le leadership américain au sein du système multilatéral, et agiront unilatéralement si leurs alliés se refusent à les aider. De même, Kanwal Sibal estime que les rivalités avec la Russie et la Chine ne trouveront pas de consensus.
La marge de manœuvre de Joe Biden est assez faible, selon Jean-Claude Beaujour. Donald Trump a quand même recueilli 70 millions de voix, et sa doctrine a toujours autant d’écho chez les Américains : la moitié d’entre eux ne veut pas des Etats-Unis comme gendarme du monde, rejette la mondialisation tout en voulant une Amérique forte (America First).
Biden a été aidé par la mauvaise gestion du Covid par l’administration Trump, mais handicapé par la frange gauche du parti démocrate qui veut rompre avec le système ancien. Cette frange va être très exigeante avec Biden sur la lutte contre la Covid, la relance et la transition écologique, mais ce dernier devra en même temps satisfaire les démocrates plus modérés. La majorité au Sénat, qui se joue en ce moment en Géorgie, est d’ailleurs une des clés pour la suite de son mandat.
Deuxième leçon de l’élection : malgré toutes les menaces qui ont pesé sur elle, les institutions démocratiques américaines ont normalement fonctionné. Pour autant, la démocratie elle-même est en crise, non seulement aux Etats-Unis mais dans tous les pays démocratiques. D’autre part, André Chieng fait observer que ce que voient surtout les Chinois, c’est moins le bon fonctionnement des institutions que la désunion et la fracture de la société américaine, valeur cardinale à leurs yeux, qui conditionne la paix et la sérénité d’un pays.
Finalement, au vu de la prégnance des questions domestiques (réponse sanitaire au Covid, relance industrielle…), la campagne électorale suggère que les questions internationales ne seront pas au centre des préoccupation de Joe Biden. Elles ne pourront pas toutefois être laissées complètement de côté, eu égard au rôle crucial que les Etats-Unis vont avoir à jouer, notamment pour endiguer la montée en puissance de la Chine.
La perception chinoise du résultat de l’élection est mitigée selon André Chieng. D’un côté, cette alternance va changer la relation avec l’Amérique sur la « forme » : Biden est moins impulsif et virulent que son prédécesseur. En sens inverse, il va réintégrer les instances multilatérales désinvesties depuis quatre ans par les Etats-Unis, et il va attaquer la Chine sur la question des droits de l’Homme. La rivalité sino-américaine prend aussi une forme économique. La Chine vient justement de signer le traité RCEP (Partenariat économique régional global), qui consacre la plus grande zone de libre-échange au monde : grande réussite diplomatique. Par contraste, la manière désastreuse dont l’Amérique gère la pandémie est perçue comme le signe que, décidément, les Etats-Unis sont entrés en sénescence.
Outre les sujets déjà évoqués lors de la campagne (question des droits de l’homme au Xinjiang, changement climatique, non-prolifération), le RCEP va inciter Biden à raviver le TPP et à faire de la zone Indo-Pacifique une priorité, en construisant sur le renouvellement de l’accord de défense avec le Japon, ou le retour du Quad (Etats-Unis, Inde, Australie et Japon). Néanmoins, la crédibilité de l’Amérique a été très affaiblie pendant quatre ans.
Ce contexte présente une opportunité historique pour que l’Europe puisse exercer un leadership sous la bannière de la démocratie. Ce leadership ne peut se réaliser qu’à une double condition selon Hubert Védrine, celle d’un bond en avant technologique et d’un « déclic mental ». Une Europe indépendante pourrait engager un dialogue avec la Russie, mais aussi avec la Chine, pays avec lesquels elle entretient des intérêts, d’autant que cette autonomie obligerait les Etats-Unis à la considérer comme un « allié non-aligné ». Pour ce qui concerne son pays, Alexandre Orlov confirme qu’il serait très utile d’approfondir le dialogue avec l’Europe. Il y a certes eu un rapprochement remarquable entre Moscou et Pékin mais les Chinois se refusent à considérer les Russes comme « alliés » et la Russie fait partie de la famille européenne.
D’autre part, poursuit Hubert Védrine, si l’Europe veut exister aux yeux des Etats-Unis, c’est à elle de réinventer cette alliance autour de projets structurants. L’Europe est donc confrontée à un dilemme : soit elle continue à tenir une position de spectateur, de « groupie » de l’Amérique, soit elle se donne les moyens, par l’imagination et l’esprit d’initiative, d’une indépendance stratégique.
Alors que la question de l’équilibre est centrale dans les relations internationales, Jean-Pierre Raffarin conclut ce webinaire en observant qu’il n’y a pas d’équilibre sans force ; c’est peut-être ce qui manque à l’Europe, de la force, pour être un acteur de l’équilibre. C’est à combler ce manque qu’il faut travailler.
ND
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