L’initiative spectaculaire du tandem franco-allemand du 18 mai 2020, que l’Union emprunte 500 Milliards d’euros pour subventionner les Etats membres les plus touchés par la pandémie de Covid-19, a donné un brusque coup de fouet à la relance de la construction européenne. Quelques jours ont suffi pour que la Commission reprenne l’idée à son compte et en fasse l’élément central de ses nouvelles propositions budgétaires. Au Conseil Européen qui a suivi, aucun des Vingt Sept, même ceux qui s’étaient montrés jusqu’alors les plus soucieux d’orthodoxie budgétaire, n’a discuté le principe d’une pareille innovation. Le processus de son adoption n’est pas achevé mais il est en bonne voie. Si tout se passe bien, trois mois auront suffi pour accomplir un progrès majeur de la solidarité communautaire, comme on n’en avait plus vu depuis un quart de siècle.

Ce réveil de l’Europe est un encouragement à un moment où elle en a bien besoin : aussi bien pour faire face aux tensions internationales croissantes, au premier rang desquelles la tension sino-américaine, que pour répondre aux attentes qui se font jour sur d’autres dossiers, en particulier ceux qui concernent le continent africain. Au moment où l’Allemagne va prendre la présidence du Conseil de l’Union pour le prochain semestre, la Fondation pour la Prospective et l’Innovation a organisé une rencontre sous forme de webinaire qui a donné l’occasion à son président, Jean-Pierre Raffarin, de dialoguer sur ces sujets avec plusieurs personnalités particulièrement autorisées : l’ambassadeur d’Allemagne en France, Nikolaus Meyer-Landrut, le président de Plastic Omnium et président de l’Association Française des entreprises privées, Laurent Burelle, l’ancienne maire de Strasbourg et ancienne sénatrice du Bas-Rhin, actuellement parlementaire européenne, Fabienne Keller, ainsi qu’Anna-Maria Corazza Bildt, également parlementaire européenne qui a, en outre, l’avantage d’être particulièrement bien placée pour sentir le débat européen en cours puisqu’elle est italienne par sa naissance et suédoise par son mariage avec l’ancien premier ministre Karl Bildt.

Nikolaus Meyer-Landrut a ouvert le feu en évoquant comment l’irruption du coronavirus avait tout bouleversé : le travail de préparation de la présidence allemande bien sûr mais surtout le fonctionnement de l’Union européenne. D’abord prise au dépourvu et s’abandonnant au réflexe du chacun pour soi, celle-ci s’est très vite ressaisie. L’Allemagne a compris que face à la gravité de la pandémie et de la récession qui allait suivre, il était indispensable de mobiliser des fonds à grande échelle et de les mettre à disposition des pays les plus touchés sous forme de subventions, dès lors que leur capacité d’emprunter davantage était très réduite. Sur les sujets géopolitiques, le sommet UE-Chine est essentiel, surtout dans les circonstances actuelles de tension. Sa date a été décalée mais c’est pour mieux remplir l’objectif d’en faire une réunion productive de résultats concrets. Un sommet Euro-africain est également prévu qui devrait porter la coopération dans trois domaines : la santé, l’économie et les migrations. Avec les Etats-Unis, l’heure n’est pas aux grandes initiatives : il faut surtout garder le contact et maintenir les liens à tous les niveaux, avec tous les acteurs, dans l’administration et au-delà.

Laurent Burelle, quant à lui, a insisté sur l’importance de la Chine en tant que marché. Elle est devenue aujourd’hui le premier marché du monde avant celui des Etats-Unis. Elle représente pour nos entreprises un objectif tout à fait essentiel mais qui ne doit en aucun cas être poursuivi au détriment du marché américain. Les deux sont vitaux : il ne faut pas avoir à choisir entre eux. Quant à la relance franco-allemande, elle ressemble surtout à une conversion allemande. Mme Merkel a déclaré explicitement que c’était l’intérêt de l’Allemagne que la construction européenne ne s’effondre pas : c’est très important de l’avoir reconnu. Il en va de même de l’idée de politique industrielle : en prenant conscience des enjeux que représente actuellement la course aux nouvelles technologies, l’Allemagne est en train d’y venir. Tout cela aide au rapprochement franco-allemand.

Évoquant la situation à Strasbourg pendant la crise, Fabienne Keller a relevé que c’était la première fois depuis la guerre que les ponts sur le Rhin avaient été coupés : pour les habitants de la région, le choc a été rude. En sens inverse, l’accueil par les hôpitaux allemands, suisses et luxembourgeois des malades de Mulhouse que nos centres de soin ne parvenaient plus à traiter, a apporté un immense soulagement. Dans le sillage de tous ces gestes de solidarité, l’initiative franco-allemande du 18 mai a constitué une confirmation magnifique. L’Europe a accusé quelque retard à l’allumage mais elle s’est vite ressaisie. La diversité de l’Union oblige à faire effort pour définir des positions communes mais elle constitue en même temps sa richesse. Pour la suite, Fabienne Keller forme le vœu que la présidence allemande puisse avancer sur la question des migrations : l’Union doit se fixer des règles en la matière et les appliquer.

Évoquant la période glorieuse du couple Mitterrand-Kohl, Anna-Maria Corrazza Bildt salue l’initiative « extraordinaire » que le président Macron et la chancelière Merkel ont su prendre. Ensemble avec Ursula von der Leyen et Christine Lagarde, c’est une équipe de rêve qui est aux commandes de l’Europe. Grâce à eux tous, un nouveau climat a été créé dont témoigne aussi la mise à l’écart des disciplines du Pacte de stabilité et la suspension de l’interdiction des aides d’Etat. Puissent les chefs d’Etats et de gouvernements parvenir le 18 juillet à un consensus sur la proposition historique de la Commission sur le budget. L’enjeu, c’est de faire reculer le populisme. Les Italiens ont été profondément choqués des premières réactions de leurs partenaires européens, aussi bien les embargos sur les exportations de produits et d’équipements sanitaires que les sempiternels prêchi-prêcha sur les bienfaits de l’austérité comme remèdes à la crise. Il y avait un vrai risque pour la construction européenne et la démocratie. Avec la président Macron, Angela Merkel l’a compris et aujourd’hui, les frugaux y arrivent aussi. Significativement, les Finlandais ne se sont pas joints aux autres nordiques. Les Suédois sont en train d’évoluer sur une position proche de celle de l’Allemagne. Des mesures de bon sens permettent d’assurer que l’argent dépensé sera bien utilisé, dans le sens de la modernisation de l’appareil productif européen, de sa compétitivité, de sa capacité à innover : elles devraient permettre de réconcilier les points de vue de tous.

Interrogé sur la pertinence de l’échelon européen pour la compétitivité de nos entreprises, Laurent Burelle distingue les innovations technologiques et les marchés. Dans l’automobile par exemple, deux pays font l’essentiel de l’innovation technologique, l’Allemagne et le Japon. Mais les marchés sont mondiaux. C’est la même chose dans beaucoup de domaines : la banque, l’assurance, la pharmacie. Là, des groupes français, britanniques ou allemands sont leaders technologiques et entrainent les autres. Plus généralement, pour continuer de progresser en Europe, l’Allemagne doit approfondir sa réflexion sur la défense et la France doit beaucoup mieux équilibrer ses comptes publics. Complétant ces perspectives, Nikolaus Meyer-Landrut a mentionné les initiatives franco-allemandes en matière de défense qui n’avaient pas trouvé l’écho qu’elles auraient mérité : on progressait aussi sur ces sujets. De même en matière de migrations. Quant au dialogue face à l’Asie, il faut le conduire d’une manière plus assurée, plus confiante dans nos propres capacités. Le format de la rencontre de l’Elysée avec Xi Jinping en mars 2019, qui avait rassemblé autour d’Emmanuel Macron, Angela Merkel et Jean-Claude Juncker, est en effet le bon modèle à suivre : c’est celui qui fait comprendre à l’interlocuteur que l’Europe est certes multiple mais unie.