organisé autour

de Monsieur Jean-Pierre RAFFARIN, Ancien Premier Ministre, Président de la Commission des Affaires Etrangères, de la Défense et des Forces Armées du Sénat, Président de la Fondation Prospective et Innovation

et de Monsieur André LOESEKRUG-PIETRI, Président Fondateur de A-CAPITAL

à l’invitation de

Jean-Charles SIMON, Cabinet Simon associés – société d’avocats

et de Madame Marie Hélène HUERTAS, Présidente de l’AFFIC Association Française en Faveur de l’Institution Consulaire

en présence

de Monsieur Frank GENTIN, Président du Tribunal de Commerce de Paris

sur

Quel destin commun pour les entreprises françaises et chinoises ?

Tribunal de Commerce Jeudi 12 février 2015

 

AVERTISSEMENT

Cette rencontre s’inscrit dans la continuité des rendez-vous suscités depuis deux ans par la Fondation Prospective et Innovation, notamment à la Rochelle chaque année, sur les entreprises et la Chine. Ces manifestations ont déjà donné lieu à trois publications : PME, la Chine c’est maintenant (Gingko, 2014), L’opportunité française c’est maintenant (Gingko, été 2014, bilingue franco-chinois. Une version chinoise a en outre été largement distribuée à la Foire de Chengdu en octobre 2014) et Les clés de votre succès en Chine (Gingko, 2014).

Elle prolonge en outre et met à jour, à la suite des récentes rencontres de haut niveau entre dirigeants français et chinois, le colloque d’août 2014 au Futuroscope, «France Chine, quels nouveaux partenariats», publié en octobre 2014 aux éditions Gingko.

Le présent compte-rendu, établi à l’issue de la rencontre, n’a pas le caractère d’un verbatim mais d’une synthèse, et n’engage donc pas les orateurs.

 

Introduction

Être réunis dans ce tribunal de commerce inauguré par Napoléon III et qui a reçu tant d’éminentes personnalités, de Raymond Poincaré à Valery Giscard d’Estaing en passant par Georges Pompidou, Présidents de la République, ou Jacques Chirac alors maire de Paris, Michel Rocard et aujourd’hui Jean-Pierre Raffarin, premiers ministres, est une heureuse propédeutique au thème choisi « Quel destin commun pour les entreprises françaises et chinoises ?».

En effet cette instance si utile, dont tout élu peut témoigner combien elle concourt à assurer le bon fonctionnement de l’économie, illustre à merveille le contrepoids nécessaire aux tendances si françaises que sont respectivement l’idée que l’on peut gouverner sans corps intermédiaires, pilotant le pays depuis le journal de 20 heures censé créer un lien direct entre le sommet de l’État et le peuple, d’une part, et le déni à la société civile de toute qualité pour prendre en charge elle aussi une part de l’intérêt général d’autre part. Ce dernier est réputé affaire de spécialistes, hommes politiques et fonctionnaires, qui s’en réservent l’exclusivité professionnelle.

Or les corps intermédiaires, et tout spécialement les institutions consulaires, dont la création remonte à Michel de l’Hôpital, sont indispensables à la vie d’une société, et ce d’autant plus qu’elle devient complexe. Regardés par le pouvoir comme des relais top down, ils sont bien davantage des véhicules bottom up sans lesquels le pouvoir se coupe de la société, et qui jouent un rôle d’articulation, faute duquel aucun organisme ne peut vivre. Les institutions consulaires à la fois publiques et issues par élection de la société civile, sont une excellente démonstration de ce que cette dernière est parfaitement apte à porter l’intérêt général elle aussi, n’en déplaise aux milieux de la haute administration qui s’en tiennent aisément pour seuls dépositaires légitimes.

 

La Chine n’est plus une niche

La Chine invite précisément à cultiver cette position d’entre-deux, car elle seule fait sens aux yeux des Chinois : une vérité, là bas, implique toujours que son contraire ait cours aussi, de sorte que la voie correcte consiste à se tenir éloigné de toutes deux pour combiner leurs énergies et inventer une voie nouvelle, idoine. C’est ce qui est très difficile à comprendre pour des Occidentaux, inaptes à se figurer comment un pays peut être à la fois le plus gros pollueur du monde et le plus avancé sur le chemin d’une croissance verte, comment il peut d’un même mouvement rudoyer les droits de l’homme – précisément parce qu’il prend mieux en compte l’opinion démocratique qui lui demande des mesures énergiques contre la corruption, comment il peut être hyper-centralisé et totalement décentralisé, etc.

La Chine déroute, parce qu’elle a un logiciel culturel fondamentalement différent de celui de l’Occident. Ce dernier, héritier du logos grec, confronte les contraires en tant que thèse et antithèse mais exige de conclure par une vérité résolutoire qui est un troisième et dernier temps, tandis que la pensée chinoise conjugue les deux aspects opposés et en combine les influences. Elle opère comme une vallée, dont les versants mêlent leurs eaux, alors que la nôtre se présente comme une crête, qui les partage sans retour. C’est évidemment un aspect capital à prendre en compte et ne jamais perdre de vue dans la relation. C’est ainsi par exemple qu’un occidental a été dressé à classer les gens en fiables et pas fiables, amis ou pas amis (c’est même le principe structurant de Facebook), associés ou concurrents, etc., là où, pour un Chinois, une même personne sera toujours à la fois proche et distincte, amie mais gardant son quant à soi, associée mais rivale, et que jusque dans la relation la plus confiante il sera naturel de conserver une part de défiance[1]. Ce qui n’interdit pas du tout de chercher à valoriser le bien commun susceptible d’être discerné, défini et mis en forme par deux partenaires, mais en gardant conscience que leurs personnalités respectives ne se résoudront pas dans l’unité de cet accord, chacune conservant inévitablement sa face cachée comme une partie intégrante d’elle-même — de sorte que l’accord trouvé autour de ce bien commun à faire fructifier loyalement devra sans cesse être animé et repensé en fonction des effets qu’auront sur lui les parts demeurées extérieures à l’accord formel et qui n’en font pas moins partie inhérente de chacun des contractants.

On pourrait trouver cela trop compliqué et prendre la tangente, mais il se trouve qu’au XXIè siècle, la Chine est la première puissance économique mondiale en parité de pouvoir d’achat, qu’elle est un acteur géopolitique de premier ordre, qu’elle affiche depuis un tiers de siècle une performance continue exceptionnelle, et qu’elle continue d’accentuer son avance à force de travail et d’épargne[2]. Dans les années soixante-dix, négociant le jumelage de Chatellerault (32 000 habitants) et Shenzhen (30 000) le président Monory fut visionnaire en anticipant la croissance chinoise, et proposant de jumeler plutôt Shenzhen avec le département de la Vienne, qui comptait alors 380 000 habitants. Elle en a aujourd’hui 450 000, mais entretemps Shenzhen a dépassé les 7 millions d’habitants : cette anecdote donne la mesure des différentiels d’évolution au cours des quarante dernières années. Il faut donc aller en Chine, et par conséquent faire l’effort de s’acclimater.

Ce qui tombe bien, c’est que les relations entre la France et la Chine sont bonnes. L’allusion récurrente au Tibet, qui leur a parfois porté ombrage, se fait plus discrète. Là encore, les Occidentaux ont du mal à comprendre que pour les Chinois le thème de l’unité de l’empire est absolument central, ancré qu’il est dans une culture millénaire où les périodes de démembrement ont laissé un souvenir odieux tandis qu’une image de prospérité s’attache à l’idée de cohésion de l’espace chinois. Les Occidentaux pensent l’unité comme un moyen pour un projet ou un projet pour des moyens (on songe au titre du troisième tome des Mémoires de guerre du Général de Gaulle), les Chinois y attachent une valeur quasiment fondamentale, liée au plus profond de leur conception du monde : n’est-ce pas tout l’enjeu d’une personnalité par exemple, sollicitée qu’elle est par des propensions contraires, que de se chercher une unité dynamique en harmonie avec les conditions qu’elle rencontre? On voit qu’il s’agit de ressorts bien plus profonds qu’une simple appréciation géopolitique ou une option ethno-religieuse. Pour les Chinois, l’antimodèle c’est le démembrement de l’URSS provoqué par Gorbachev, et s’il n’est pas facile de discerner où ils vont, il est parfaitement certain que c’est vers cela qu’ils ne vont pas et n’iront jamais en ce qui les concerne. On gagnerait à en prendre conscience pour adapter les actions que l’on croit opportunes et utiles aux options que l’on défend sur toute une gamme de questions dont le Tibet est l’une des plus emblématiques. En tout cas, pour le moment les relations sont bonnes, et les deux voyages présidentiels l’un chez l’autre récemment prolongés par la visite du premier ministre français en Chine se sont déroulés au mieux.

La Chine est gouvernée par un pouvoir très fort, qui fait preuve d’une capacité de gouvernance assez exceptionnelle, et qui dispose d’une continuité lui permettant d’œuvrer dans le long terme tout en ajustant périodiquement les priorités. Aujourd’hui, la lutte contre la corruption s’est faite beaucoup plus sévère, et certains l’interprètent comme un durcissement du régime. Mais les Chinois y voient volontiers une forme de prise en compte de l’opinion publique, qu’ils sont enclins à interpréter comme une forme d’inflexion démocratique : union déroutante des contraires pour un esprit critique occidental, mais cohérence parfaitement intelligible, et apparemment satisfaisante, pour les Chinois. Que le parti s’épure est aussi un signal à interpréter pour les partenaires commerciaux, qui sont ainsi invités indirectement mais assez clairement à réviser leur compréhension d’une Chine qui annonce par là être en train de prendre un nouveau cours.

Il est très important de comprendre qu’à l’issue de trente ans d’évolution continue, la Chine n’a pas l’intention de faire un palier, ni de continuer désormais selon la même ligne comme si elle avait enfin une fois pour toutes trouvé sa voie en rejoignant grosso modo le trend des pays capitalistes développés. Elle continue son effort de transformation, ce qui veut dire qu’elle va continuer à changer après avoir rejoint l’alignement sur la voie aujourd’hui principale tracée depuis plus longtemps par l’Occident. Elle va donc s’en démarquer, et cette fois ce sera à l’Occident à prendre le sillage du changement qu’elle imprimera. Les péripéties de la lutte contre la corruption, à la faveur de laquelle se réorganise un pouvoir plus fort, plus concentré, ne sont qu’une facette d’un changement de plus vaste envergure, un moyen pour concourir à une transformation silencieuse en profondeur dont les arcanes restent impénétrables, mais qui n’a rien d’irréfléchi et qui tend à la grandeur de la Chine.

Il convient donc d’enregistrer ce signal donné sous la forme d’un renforcement de l’état de droit et de la protection du citoyen (sous la forme pour commencer d’une sévérité plus rude) et de comprendre que la situation des entreprises étrangères va sans doute devenir moins facile (à supposer qu’elle le fût) dans un contexte où le pouvoir chinois donne à entendre qu’il veille de manière plus attentive à l’intérêt général de ses concitoyens. On pourrait là encore s’en effaroucher, mais ce serait négliger le puissant attracteur que représente l’énorme disponibilité de ce pays en liquidités[3]. Les Chinois épargnent jusqu’à 40% de leurs revenus, et se préoccupent de plus en plus de protéger cette ressource qui leur tient aussi lieu de sécurité sociale, en la plaçant dans des investissements sûrs qu’il s’agit de leur offrir. Ils recherchent pour cela des opportunités chez eux et à l’étranger, et sélectionnent les candidats à leur assurer ce service en fonction de la confiance qu’ils inspirent, c’est à dire de leur crédibilité en Chine ou avec la Chine. Il y a donc là une raison nouvelle de s’inscrire dans le développement chinois, non plus seulement pour y faire des affaires fructueuses, mais pour se qualifier en tant que partenaire digne de mettre en valeur l’épargne chinoise en Chine ou ailleurs. L’accès au cash abondant détenu par ce pays est à ce prix, et c’est en somme bien naturel.

Il est de ce point de vue regrettable que la France ait tardé à se donner les moyens de drainer cette épargne disponible, et plus regrettable encore qu’elle ait envoyé des signaux aussi déplorables que ceux qui ont environné l’investissement chinois dans l’aéroport de Toulouse : on n’attire pas des partenaires en leur faisant une conduite de Grenoble[4] ! Mais en dépit de bévues aussi déplorables, rien n’est perdu, tant la croissance chinoise reste prometteuse. Sous la croissance actuelle, qui va se poursuivre longtemps et puissamment, point une nouvelle croissance fort différente, encore difficile à saisir mais très détectable, et dont il est loisible à chacun d’aider à ce qu’elle devienne délectable. Au titre de cette nouvelle frontière de son essor, la Chine sera encore plus ouverte qu’elle ne l’a été dans un premier temps, à cette différence capitale près que c’est elle qui choisira et pilotera. Il ne suffit plus de se présenter fort de ce que l’on a fait et de ce que l’on est, il s’agira de se qualifier en fonction des attentes de la Chine[5]. Le pays n’est encore urbanisé qu’à 53%, ce qui laisse augurer un demi-siècle d’urbanisation renouvelant complètement urbanisme et vie urbaine, et il y a là un immense domaine à défricher pour une offre franco-chinoise à inventer.

Pour fomenter ces alliances franco-chinoises[6] qui sont appelées à devenir la forme principale des synergies économiques à développer, il est nécessaire de promouvoir des fonds mixtes ayant la capacité de rassurer les investisseurs et les opérateurs en tissant dans la longue durée une relation de confiance et de professionnalisme dont ils soient en quelque sorte les garants. Il leur appartient de concevoir des outils financiers métissés, d’apporter aux négociations le capital de confiance qui en est souvent le premier atout, de procurer l’expertise multilatérale qui aplanit les difficultés ou incompréhensions et établit les bases de la confiance graduellement croissante. La France, malgré de louables efforts et de belles réussites, est encore un peu en retard sur ce plan, s’étant sans doute trop longtemps reposée sur l’expertise et la renommée de quelques grands groupes qui ont porté l’essentiel de sa présence en Chine — il est clair que lorsque Michelin ou Air Liquide se présentent, leur réputation mondiale se passe de toute intermédiation et les fait désirer. Mais s’agissant de la troupe moins célèbre, et pour beaucoup sans doute encore à naître, des acteurs de moindre parage appelés demain à former un essaim de coopération tout aussi important que la cohorte des grands groupes, l’existence de vecteurs établis et fiables pour porter leur offre et accompagner leur avancement est très souhaitable.

 

Repenser la relation à la Chine

Toutes ces idées sont vraies, et elles ont une conséquence pratique immédiate : il faut être installé en Chine, pour au moins trois raisons. La première est qu’il faut beaucoup de temps, d’attention et d’empathie pour commencer à pénétrer l’esprit de ce peuple. On se méprendrait lourdement si on espèrait le faire en lisant quelques ouvrages. La seconde est que plus on séjourne sur place, moins on comprend, et donc plus on se met à réfléchir, ce qui est un bon commencement pour toucher juste (alors que, de loin, on se figure aisément avoir tout compris et on se dispense de réfléchir plus avant, donc d’être en alerte, erreur suprême). La troisième est que lorsqu’un pays évolue à 7,5% de croissance, y venir trois ou quatre fois par an c’est un peu comme venir tous les trois ou quatre ans dans un pays qui évolue en dessous de 1% par an ! Qui penserait pouvoir gérer ses affaires en France en n’y venant que quelques jours un an sur deux ?

Ce choix d’une présence continue est d’autant plus important qu’en Chine, pour les raisons qu’on a dites, un contrat n’est pas la Loi et les prophètes, qu’on appliquera à la lettre : c’est un acte inchoatif, qui inaugure une relation que l’on souhaite certes la meilleure possible en général, mais qui connaîtra ses vicissitudes parce que le cours des choses le voudra ainsi. Il conviendra donc d’être continument en relation, de suivre et faire vivre ce partenariat, ce qui suppose que l’on soit présent, et pas seulement pour le suivi quotidien des affaires. Il s‘agit de se bâtir une reconnaissance durable de manière plus générale, plus composite que dans le simple cadre normatif étroit de la relation particulières. Un Chinois qui entre en relation avec vous n’est pas que dans une relation interpersonnelle, mais dans une appréciation de tout un contexte, et si l’on néglige de bâtir ce contexte, on reste extrêmement fragile car trop inachevé, et vulnérable parce que manquant de surface.

On n’a donc de chance de réussir que si l’on est capable, en sus de l’activité qu’on se propose de mener, de mettre en œuvre une dimension plus ample, de faire valoir un crédit que l’on s’est acquis tout à fait indépendamment de ce qu’on entend accomplir. C’est ce qui fait la force des grands groupes historiques, que leur taille, leur relations, leur réputation, et surtout l’image de leur marque, nantissent d’avance de tout ce crédit, dont ils ont en outre les moyens de faire fructifier le capital immatériel.

Aussi, la vulgate qui veut que l’avenir soit en Chine aux PME/PMI est-elle contestable. La Chine d’hier était un pays de sociétés d’état très mal gérées, avec lesquelles il suffisait presque d’avoir un avantage comparatif pour faire de très bonnes affaires. Aujourd’hui, la Chine présente une armada de sociétés d‘État restructurées et plutôt bien gérées mais surtout de firmes privées redoutablement efficaces, face auxquelles il faut être à la hauteur. AliBaba, inconnu il y a quelques années, est d’ores et déjà plus importante que Amazon et E-Bay réunies, les géantes du secteur ! Ce n’est pas une PME qui va pouvoir se mesurer à un tel champion mondial, ni même tirer son épingle du jeu dans une négociation de sous traitance. Les champions chinois dictent aujourd’hui leur loi à quiconque n’entre pas en relation avec eux sur le pied d’un rapport de forces à leur désavantage, et le cercle des groupes jouissant de cette supériorité tend à se restreindre plutôt qu’à s’élargir.

Il est de bon ton en Occident de gloser sur le léger fléchissement de la croissance chinoise par rapport aux beaux jours du décollage initial. C’est oublier que 10% de l’économie chinoise d’il y a quarante ans est un montant dérisoire par rapport à 7% de l’économie chinoise d’aujourd’hui, et qu’on a changé d’ordre de grandeur : ce pourcentage s’applique à une économie de 10 000 milliards de $, hors de proportion avec le PNB de 1979, dont le chiffrement n’a pas grand sens compte tenu de ce qu’il représentait. En outre, la croissance annuelle chinoise vaut 40% de la croissance mondiale totale, qui est ou bien sensiblement plus lente dans les pays déjà riches, ou bien aussi vive mais s’appliquant à des niveaux initiaux faibles : ce n’est pas demain que l’Ethiopie avec une croissance à deux chiffres pèsera lourd dans le bilan global du monde.

La Chine reste donc solidement établie au premier rang des pays où il s’agit de faire des affaires aujourd’hui et demain et longtemps. Mais c’est un pays difficile, qui cumule à présent les complications d’un protectionisme latent (un Chinois a pu racheter Volvo, mais l’inverse est difficilement pensable) et d’un environnement très concurrentiel, le tout dans un contexte juridique qui n’est pas toujours ni limpide ni d’une équité garantie.

La solution des joint ventures, toujours obligatoire dans les partenariats franco chinois, n’a plus d’avenir. Ces couplages qui mettent deux partenaires sous le même joug sont très vulnérables au moindre désalignement entre eux. Or la parité croissante entre partenaires étrangers et chinois multiplie ces probabilités de stratégies divergentes. Il faut donc passer d’un simple accord entre parties à un projet commun dans lequel chacun apporte continument. Oubliant la notion assez euro-nordique de la foi dans l’accord signé comme parangon définitif, il s’agit de construire une relation de confiance qui aura à se prouver à chaque moment. Le Chinois est beaucoup moins engagé par ce qu’il signe que par avec qui il signe.

Une raison supplémentaire de s’installer en Chine si l’on souhaite travailler en Chine, c’est la nécessité d’y vivre concrètement la ductilité du temps et la plasticité des Chinois à s’y mouvoir. Le rythme des affaires ressemble beaucoup là-bas à celui de la circulation sur un périphérique encombré : des alternances de bouchons incompréhensibles et de soudaines accélérations encore plus incompréhensibles, et qui pourtant obéissent à des lois plus générales d’écoulement des flux échappant à la perception individuelle. Les Chinois sont rompus à cette non-linéarité du mouvement des choses, et sont habiles à évoluer de manière très réactive, très à l’affût des moments propices, là où l’Occidental moyen reste à vouloir dérouler son plan de marche.

Cette observation a au demeurant une portée qui dépasse de beaucoup des affaires en Chine. Le propre de l’économie contemporaine, et des sociétés avec elles, est d’avoir évolué vers infiniment plus de diversité et de fluidité que naguère encore, de sorte que la prévisibilité est de moins en moins fille de la planification. Elle peut être reconstruite à partir du data mining et des calculs de probabilités, mais qui ne sont fiables qu’à partir d’un seuil reposant sur la loi des grands nombres. À courte vue, le monde se présente comme un environnement complexe se dérobant sans cesse à la prévision. On y a donc besoin de facultés toute différentes de celles qui prévalaient en des temps d’anticipation programmatique dominante. Il faut y être réactif, à l’affût, mobile et presque volatil, prêt à changer de référentiel et de méthodes à toute occasion, adaptable, sans pour autant perdre une capacité stratégique propre. La Chine détient ces qualités au plus haut degré, tant par culture que pour avoir dû les mettre en œuvre au fil de l’extraordinaire reconversion qu’elle vient d’accomplir. Elle a le sens du long terme, et une grande réactivité au court terme, qui se combinent pour la placer très souvent sur la meilleure trajectoire d’accélération.

On caricaturerait un peu, mais pas trop, en disant que l’Occident a excellé à gérer le moyen terme en maîtrisant la complication de manière glissante et croissante au fil des décennies, tandis que la Chine s’affirme magistrale dans la maîtrise du long terme, voire du très long terme des civilisations, et corrélativement dans le travail continu de gestion du court terme quasi quotidien, afin que pas une seconde ne soit perdue pour faire progresser l’évolution au travail dans le devenir, et qui est le mouvement incessant de la complexité. Elle est en train d’investir massivement dans l’éducation et les infrastructures, d’un côté, et de l’autre elle est perpétuellement aux aguets pour saisir le moindre changement et s’y adapter dans l’instant s’il se peut.

C’est cette énergie à la fois vibrante au quotidien et calée sur des objectifs stables qu’il s’agit de saisir lorsqu’on veut travailler avec des Chinois. L’époque où l’on se contentait de venir travailler chez eux à leur fournir ce qu’ils ne savaient pas bien faire est révolue. Il faut maintenant penser en termes de captage de leur énergie créative vers des synergies fécondes à l’échelle mondiale. C’est ainsi par exemple qu’on a pu les amener à s’intéresser à la reprise du Club Méditerranée, non pour créer une gamme de clubs en Chine ni emmener des Chinois dans les villages existants, ce qui se fait déjà (les Chinois sont la deuxième clientèle du Club), mais pour inventer et développer dans le monde entier un concept et une marque mondialement connus en leur injectant une dynamique chinoise. Ce n’est plus une joint venture visant la Chine, c’est une alliance visant le monde. Tel est le modèle à développer, y compris et surtout en France. Un investisseur chinois est beaucoup plus qu’un apport de capital, c’est un puissant moteur de renouveau.

On connaît déjà de bons atouts chinois pour de tels investissements en France : la Bank of China emploie déjà quelque 300 personnes avenue de la Grande armée, mais c’est à Luxembourg que la plupart des grandes banques chinoises sont en train de regrouper leur représentation européenne.

Ces intermédiaires, de même que les fonds bi culturels comme celui qu’a créé la Caisse des dépôts, sont fort utiles pour assurer l’interface entre entreprises chinoises et contexte français et entreprises françaises et contexte chinois. Car c’est naturellement à l’entreprise de s’adapter, et de conserver au moins ce précepte cartésien de « se changer soi-même, ne pouvant changer le monde ». C’est assez facile pour une entreprise chinoise venant opérer en France, moins évident dans l’autre sens. Le droit chinois des affaires est régi par une loi de 1987, revue en 2009, assortie de tout un ensemble de lois relatives aux divers aspects concernés. Mais ce cadre juridique explicite n’empêche pas que la théorie de l’imprévision, prévue par nos textes, soit en Chine la matrice même de la pensée juridique : comme un ignore ce qui va se passer, le droit prévoit de s’ajuster à la situation quand elle se présentera et d’y faire prévaloir l’équité et la justice en fonction des données du moment plutôt qu’en se référant à un code préétabli. Au surplus, on s’engage avec quelqu’un plutôt qu’on ne s’engage à faire ceci ou cela. Un bon exemple en est donné actuellement par la mise au point d’un très gros contrat d’ingénierie, qui a demandé plus de mille heures de travail à un gros cabinet d’avocats. Tout cela a mis à l’épreuve la détermination et la loyauté des deux partenaires, et à présent que le document est parachevé sous la forme d’un assez volumineux contrat, le PDG de la firme chinoise concernée vient de demander qu’on résume tout cela en trois pages qu’il signera de bon cœur, parce que la confiance désormais établie sur la base solide de cette négociation serrée ne requiert pas l’appareil verbeux d’un instrument juridique, mais simplement les termes de base de l’entente souhaitée. À celle-ci, il ne faut en outre pas imposer le carcan d’une formalisation trop verrouillée. Les relations se construisent dans la durée, cela compte plus qu’un document liminaire. Si on s’entend bien, il sera inutile, et si on se brouille il sera vain.

 

Dix commandements

Plutôt qu’un vade mecum technique détaillé des manières de faire en Chine, il pourrait être utile de pourvoir les entrepreneurs d’un décalogue général les aidant à se conduire, c’est à dire à agir en Chinois, avec le sens de l’occasion mais selon des préceptes forts.

  1. Les chinois tu aimeras. Les Chinois sont un peuple sensible, cultivé. Ils aiment ceux qui les aiment, et ils y sont très sensibles. C’es même discriminant. Il est inutile d’aller faire des affaires en Chine si l’on commence à ne pas aimer la nourriture, leurs personnes, leur genre de vie, etc.
  2. Des amitiés politiques à construire tu t’attacheras. En Chine tout est politique, et ils sont très sensibles à ce que la moindre opération reçoive l’onction d’une consécration officielle. Ils souhaitent de même, lorsqu’ils signent un accord en France, que les pouvoirs publics y apportent leur parrainage.
  3. De ton cartésianisme tu t’échapperas. C’est un point de départ indispensable. On peut toujours y revenir le moment venu, mais on ne peut pas entrer dans une vraie relation avec des Chinois si on prétend se maintenir à l’intérieur de la manière de voir occidentale.
  4. Aux grandes capitales tu ne te limiteras pas. Le Sichuan est grand et peuplé comme l’Allemagne, une Allemagne qui aurait 10% de croissance annuelle. Carrefour a pu créer en Chine 50 magasins sans passer par Beijing. Ce pays est beaucoup plus composite, décentralisé, étendu qu’on ne se le figure vu de France, où l’on croit volontiers que tout se traite à Beijing ou à la rigueur à Shanghai. L’avenir de la Chine est dans ses provinces !
  5. Avec tes partenaires équitablement tu partageras. Les Chinois ne peuvent pas concevoir qu’on ne partage pas le fruit d’une activité dans laquelle ils ont été impliqués. C’est une donnée à accepter d’emblée et à gérer, sous peine de se la faire imposer dans de bien plus mauvaise conditions. Ils jugent avoir droit à votre réussite. Ils veulent leur part. Ils l’imposeront, et même Danone en a fait la rude expérience.
  6. Avec régularité tes contacts tu entretiendras. On ne bâtit rien sur un simple accord. La relation une fois instaurée ne vit que si elles est nourrie, et pas seulement dans un but intéressé. Il faut absolument qu’elle démontre sa validité et sa vertu en élargissant son objet, en fécondant des aspects étrangers au propos initial. Elle doit tendre à créer une amitié là où l’on avait commencé par une simple relation d’affaire.
  7. Le cœur de ton métier tu protègeras. De même qu’ils entendent partager ce qui est commun, de même les Chinois respectent parfaitement ce qui est protégé par un rapport de force et reconnu hors d’atteinte. Il est essentiel de bien circonscrire ce que l’on maintient en dehors de toute négociation et de tout partage, que ce soient les brevets ou la marque. Les Chinois ont une passion pour les marques, et la protection du branding est un aspect capital des affaires avec eux. L’INPI coopère d’ailleurs depuis longtemps avec Chine.
  8. Européen toujours tu t’afficheras. Les Chinois sont choqués lorsqu’ils voient des Français rivaux des Allemands ou des Italiens. Ils les aiment tous en tant qu’Européens et n’aiment pas les trouver en rivalité. Ils aiment la France comme « romantique » et porteuse d’une image de luxe et de bien vivre, ce qui porte d’excellentes affaires mais comporte aussi le risque qu’ils ne réservent les affaires plus sérieuses aux Allemands. Chacun doit comprendre qu’il est fort parce que représentant un aspect de l’Europe. C’est une erreur stratégique majeure de chercher à se singulariser au détriment de son voisin européen.
  9. Tes fonds propres avec sagesse tu métisseras. La France reste assez mal organisée, malgré l’existence du Fonds Cathay de 500 M €, géré par un entrepreneur privé biculturel exceptionnel, mais qui reste assez petit. On a besoin de fonds métissés pour rassurer les investisseurs chinois, et ajuster l’ampleur de leur offre de fonds à la taille souvent plus réduite des projets à développer, et notamment des PMI, qui périclitent en France par vieillissement de leur créateurs, et qui ont bien besoin de fonds pour survivre et se développer. Les belles opérations à 150 M n’intéressent pas les gros investisseurs chinois, ou alors à titre personnel comme l’achat d’un vignoble. En outre, ils détestent les avanies que peuvent leur réserver l’opinion publique ou les syndicats en cas de prise de contrôle direct, et préfèrent en passer par des fonds chinois pour eux et français pour leur partenaire.
  10. Avec sobriété ta communication tu développeras. « À tout exhibition,ma nature est rétive » chantait jadis Brassens, et la culture chinoise est sur la même ligne. On ne sait jamais qui est le plus important dans une délégation, car plus on est en vue, moins on se rend voyant en Chine. Y faire le matamore est le meilleur moyen de se faire mépriser et gruger, alors que le sage, discret, modeste et fiable, sera respecté et même protégé.

Il est temps que nous nous habituions à changer nos systèmes de pensée. Nous ne sommes plus dominants, et notre pensée s’essouffle. La pensée chinoise est complexe et adaptée au monde d’aujourd’hui, elle tend d’ailleurs à se répandre chez les émergents, qui trouvent féconde et adaptée cette pensée paradoxale. Ne faisons pas l’erreur de ne pas l’étudier, la pénétrer et la comprendre pour en tirer tous les enseignements utiles à notre propre gouverne dans un monde qui trouvera en elle le meilleur de sa lisibilité.

 

La grande force de la Chine, c’est sa pensée.

De même qu’il y a cinquante ans Jean-Jacques Servan Schreiber sut éclairer une génération sur le modèle américain (Le défi américain, 1967) appelé à prévaloir, de même il est essentiel de comprendre aujourd’hui que la pensée chinoise va modeler le monde à venir.

 

PhR, 13 février 2015

[1] NDLR : la catégorie de l’intime, si structurante pour la civilisation chrétienne puisque c’est à travers elle que le croyant accède à Dieu (« Dieu plus intime à moi que moi-même », écrit Saint Augustin), est étrangère à la civilisation chinoise, de sorte qu’il n’est jamais possible de s’y prévaloir d’un for intérieur réputé franc comme l’or ou faux comme un jeton selon le jugement que mérite cette personnalité singulière susceptible de trouver son fondement en une essence intérieure pouvant aussi bien être vertueuse que peccamineuse. La personnalité, pour un Chinois, est toujours relationnelle, et donc forcément composite, sensible qu’elle est à tout ce qui la conditionne, l’environne, la façonne, le sujet ayant alors pour caractère de piloter au mieux ce mélange de flux auquel il participe. Voir sur ces questions l’œuvre de François Jullien, notamment « De l’intime», Gallimard, 2012.

[2] NDLR  « Enrichissez vous par le travail et par l’épargne » fut la maxime de François Guizot, ministre de Louis-Philippe sous la conduite duquel la France connut l’amorce d’un grand essor au XIXè siècle. Cette phrase était rituellement citée dans les cours d’histoire des années soixante du siècle dernier avec un rictus de désapprobation, aux fins de susciter (immanquablement) une indignation unanime contre la vilenie de la bourgeoisie triomphante. Plus tard, Pierre Rosanvallon montra (Le moment Guizot, Paris Gallimard,1984), à la grande gène des intellectuels d’alors, combien la pensée de Guizot avait été la matrice d’une démocratie saine et féconde dont il s’agissait de retrouver les principes. Il semble que depuis 1979 ce soient les Chinois qui s’en soient inspirés, et les Français qui lui ont tourné le dos avec réprobation !

[3] On évalue à 4 000 Milliards de $ les liquidités chinoises investies dans le monde, avec en Europe d’abord le Royaume Uni (1,7 Md$ en 2014) et le Portugal (1,3 Md$), qui devancent la France (1 Md$)et l’Italie, puis les Pays Bas et l’Allemagne (0,6 Md$)

[4] L’expression, on s’en souvient, est passée en proverbe à la suite de l’accueil hostile que les Grenoblois avaient réservé aux troupes du Roi, marquant le premier acte anticipateur de la Révolution Française. Elle désigne une mauvaise manière d’accueillir un hôte.

[5] C’est par exemple une conversion que PSA a bien comprise, un peu tardivement mais remarquablement, en passant d’une démarche ancienne où elle avait transféré en Chine ses chaines de montage de modèles ayant eu leur heure de gloire en Europe ou en Afrique, à une option de production en Chine et pour les Chinois de lignes spécifiques répondant de A à Z à une préférence chinoise, comme la ligne DS. Elle y a rencontré un succès enviable.

[6] Ou germano-chinoises, ou italo-chinoises, etc. le point étant que la Chine entend être partie prenante systématique des nouveaux partenariats, non plus comme simple contrepartie, mais en qualité de coopérateur de plein exercice.