FPI
Publications

La Souveraineté Solidaire – SHERIF 2022

Date de la conférence : 07 mars 2022

Intervenants

  • Tertius ZONGO, ancien Premier ministre du Burkina Faso, directeur de la Chaire Sahel de la FERDI
  • Sir Peter WESTMACOTT, diplomate britannique, ancien Ambassadeur du Royaume-Uni en France (2007-2012)
  • Nicole BACHARAN, historienne spécialiste des États-Unis, essayiste et enseignante
  • Modérateur : Jean-Pierre RAFFARIN, Ancien Premier ministre, Président de la Fondation Prospective et Innovation

Ce webinaire a été organisé à l’occasion de la sortie de l’almanach annuel de la Fondation Prospective et Innovation, le SHERIF 2022 – « La souveraineté solidaire ». Parmi les thématiques traitées dans cet ouvrage, trois revêtent une importance toute particulière dans un contexte international aux tensions croissantes : la victoire de Joe Biden et le bilan de sa première année de mandat, le Brexit et ses conséquences économiques comme politiques, et enfin, les difficultés accrues d’un continent africain « à reculons ». Toutes trois dessinent en filigrane la crise traversée par le système de gouvernance mondiale et les soubresauts d’un multilatéralisme à bout de souffle.

Dans la continuité des réflexions et travaux qu’elle a menés depuis un an, la Fondation Prospective et Innovation s’est donc attachée à faire émerger un dialogue entre continents africain, européen et américain sur la viabilité d’une nouvelle coopération planétaire. Face au retour des souverainetés et des égoïsmes nationaux, la « souveraineté solidaire » peut-elle constituer une perspective d’avenir pour la gestion des tensions planétaires, soulignées dans le SHERIF 2022 et aujourd’hui exacerbées par le dossier ukrainien ?

Animé par Jean-Pierre RAFFARIN, ancien Premier Ministre, Président de la Fondation Prospective et Innovation, ce webinaire a permis de recueillir les analyses de Tertius ZONGO, ancien Premier ministre du Burkina Faso, directeur de la Chaire Sahel de la FERDI ; Sir Peter WESTMACOTT, diplomate britannique, ancien Ambassadeur du Royaume-Uni en France (2007-2012) ; et Nicole BACHARAN, historienne spécialiste des États-Unis, essayiste et enseignante.

 

***

 

La fin de la « Destinée manifeste » états-unienne ?

L’analyse de la crise que traverse actuellement la gouvernance mondiale porte naturellement notre regard vers la première puissance planétaire, qui a longtemps fait de son leadership mondial un élément clé de puissance. Que Washington ne soit plus en mesure d’être un acteur dominant au centre du jeu géopolitique n’est pas anodin aux recompositions du système international et aux déséquilibres qui en découlent. Or, toute politique internationale est avant tout nationale, et si les Etats-Unis n’aspirent plus à guider la marche du monde, c’est bien en raison d’une situation intérieure plus sensible que jamais.

Un an après son élection, Joe Biden n’a en effet pas réussi à enrayer la perception de déclin que vit avec grande inquiétude la nation dont il a la charge. Malgré un premier plan de sauvetage de l’économie face à la crise de la Covid-19, le plan d’investissement dans les infrastructures en déliquescence peine à faire ressentir ses effets sur l’emploi et le Build Back Better Act ne risque pas d’être adopté de sitôt par le Congrès. Si le nouveau Président a lancé des initiatives ambitieuses, celles-ci s’inscrivent dans une durée bien plus longue que le temps médiatique, produisant peu d’effet sur sa popularité à court terme. Malgré des avancées, la première année de mandat n’a donc pas convaincu, et se traduit par un taux historiquement faible de confiance envers la Maison Blanche (37%), compromettant sérieusement une victoire du Parti démocrate aux midterms.

Quant au Parti républicain, il ne s’est toujours pas affranchi de l’encombrante tutelle de l’ancien Président, bien qu’il souffre désormais des déclarations trumpiennes dont le caractère déraisonnable voire ridicule n’arrive plus à séduire autant que par le passé. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, les sorties fracassantes de Donald Trump ne rassurent pas un électorat inquiet, et pourraient présenter l’occasion pour les républicains « modérés » de reprendre le contrôle du Grand Old Party. Pour autant, rien ne garantit la réussite d’une telle opération, et à l’heure actuelle, le Président Biden souffre d’une opposition frontale au Congrès. Ainsi, alors que les crises étrangères suscitent généralement un consensus bipartisan, ce n’est pas le cas du dossier ukrainien. Les ténors conservateurs reprochent en effet au Commander in Chief son laxisme supposé face aux démonstrations de puissance de Moscou, quand l’aile isolationniste pro-Trump ne cache pas son admiration pour l’homme fort du Kremlin.

Souffrant d’un bilan mitigé et d’une opinion publique fracturée, le Président américain n’a pas su incarner un leadership politique face à la Russie de Poutine. Pire, depuis le retrait en catamini d’Afghanistan, Joe Biden semble avoir renoncé à l’étendard de la « Destinée manifeste » pourtant constitutif de l’ADN politique états-unien. En abandonnant Kaboul aux Talibans, le Président a envoyé le signal désastreux de son incapacité à défendre les valeurs de démocratie et de liberté auxquelles les citoyens américains sont très attachés. C’est le soft power de Washington qui s’en est trouvé écorné et son aspiration à prendre la tête d’un « front des démocraties » est désormais sévèrement compromise. La même erreur a été répétée dans le dossier ukrainien, où la voix du Président Biden peine à se faire entendre. En renonçant à faire sienne l’aspiration morale de la nation américaine à défendre ses valeurs constitutives, la nouvelle administration a donc sensiblement déçu ses électeurs et ses alliés.

 

Entre Brexit et Global Britain, l’exercice d’équilibriste du Royaume-Uni

Face à un leadership américain déclinant et des menaces croissantes, l’Europe doit repenser son autonomie stratégique et redéfinir la place qu’elle entend occuper dans la gouvernance mondiale. Si l’OTAN reste une alliance effective à laquelle Washington se tiendrait en cas de menace directe à l’un de ses Etats-membres, l’invasion russe de l’Ukraine rappelle violemment au Vieux Continent que sa sécurité dépend avant tout de lui-même. Les Américains sont des alliés sur lesquels on peut compter mais pas se reposer. Cette prise de conscience s’est traduite dans l’unité inédite dont a fait preuve l’Union européenne dans les sanctions prises à l’égard du régime russe : arrêt de Nord Stream 2, retrait des banques russes du système SWIFT, livraison d’armes à l’armée ukrainienne, etc. Le front commun formé par les capitales européennes signe le retour de l’UE à ses origines, elle qui aspirait à la construction d’un destin partagé au lendemain d’une terrible guerre.

Dans cet effort de cohésion continentale, une voix a fait son retour dans le jeu diplomatique européen : celle de Londres. Alors que les tensions inhérentes à la négociation du Brexit semblaient avoir compromis durablement le dialogue avec les Vingt-Sept, le Royaume-Uni n’a pas manqué dans cette crise d’envoyer un message de confiance à ses alliés européens. Le Premier ministre Boris Johson s’est ainsi félicité d’une « coopération rapprochée » avec la Commission européenne, quand sa ministre des affaires étrangères Liz Truss a affirmé vouloir « travailler de manière plus rapprochée avec nos amis et partenaires, y compris l’Union européenne. »

Il est vrai que jusqu’à présent, la sortie du Royaume-Uni de l’UE avait compromis les relations entre l’île et le continent, aboutissant à une baisse de 15% du commerce entre les deux régions. Si Londres semble vouloir saisir l’occasion de cette crise afin de rebâtir un partenariat de confiance, les problématiques posées par le Brexit ne disparaitront pas de sitôt. Il en est de même en politique intérieure, car bien que le Parti travailliste ait enterré la hache de guerre au lendemain de l’invasion russe, Boris Johnson ne manquera pas d’être ramené à l’avenir aux tensions suscitées par la possibilité d’une frontière douanière en Irlande du Nord, ou encore aux velléités d’indépendance d’une Ecosse qui se sent encore européenne. Le défi qui se pose à Londres dans les années à venir est donc celui de concilier l’aspiration souveraine exprimée en 2016 à une politique de puissance (Global Britain) et aux exigences de solidarité qu’elle implique.

 

L’Afrique, continent d’un multilatéralisme repensé ?

S’il est un enseignement à tirer de la guerre en Ukraine, c’est bien l’incapacité de la gouvernance mondiale à générer le consensus dans la résolution d’un conflit. Le multilatéralisme, autrefois instrument de paix, recule inexorablement face à la loi du plus fort. Si l’on veut éviter à la coopération internationale un état de mort cérébrale, il faudra parvenir à la redéfinir dans ses modalités et ses acteurs. A cet égard, le continent africain a un rôle de premier plan à jouer dans la construction d’un multilatéralisme repensé et renouvelé.

Du point de vue des modalités de la coopération, la pandémie de Covid-19 a posé l’impérieuse nécessité d’innover dans l’aide au développement (APD) à destination de l’Afrique. En effet, dans cette crise davantage économique que sanitaire, c’est le secteur informel (près de 89% des emplois dans certaines régions) qui a fait preuve de la plus grande résilience. Un tel constat doit conduire les nations occidentales à réviser leur approche d’un secteur qu’elles ont longtemps considéré comme indésirable et cherché à contenir. L’objectif des opérateurs ne devrait donc plus consister à formaliser ces activités informelles, mais à les intégrer aux financements dont elles ont toujours été privées au profit des grandes entreprises. Cette ouverture au secteur traditionnel de l’ADP occidentale ne saurait être une fin en soi, et doit s’inscrire dans un mouvement général d’élargissement du multilatéralisme à de nouveaux acteurs et de nouvelles solidarités. Le conflit ukrainien a ainsi démontré la place désormais centrale occupée par la société civile dans l’aide apportée à la population civile menacée. Une gouvernance mondiale repensée ne saurait donc faire l’économie d’une redéfinition de ses modalités d’action.

L’Afrique pourrait également constituer le terrain d’un multilatéralisme plus inclusif où chaque acteur trouverait avantage à une coopération fondée sur la complémentarité. C’est dans cette optique que le continent a tout intérêt à adopter une nouvelle posture de diplomatie économique le tenant à l’écart de la querelle sino-américaine. L’Europe aurait alors un rôle majeur à jouer comme troisième acteur, à la fois puissance d’équilibre et trait d’union. Ainsi, alors que Pékin est le premier bailleur de fonds en Afrique depuis 2014, les investisseurs chinois se heurtent à des mentalités et des habitudes qu’ils ne connaissent et ne comprennent pas. Les Européens, par le poids de leur Histoire, bénéficient d’une connaissance plus fine du terrain et de ses spécificités, mais les résultats de leur action sont jugés peu probants par les pays censés en bénéficier. Si l’objectif est bien le développement de l’Afrique, une coopération Asie-Europe devrait être envisagée afin d’associer les fonds de la première et les savoir-faire de la seconde. Une telle initiative constituerait alors la pierre angulaire d’un multilatéralisme de l’inclusion, contribuant par-là à résorber les incompréhensions et les vues divergentes.

 

***

 

Des Etats-Unis tiraillés entre une démocratie sclérosée et un leadership international défaillant ; un Royaume-Uni tenté par un retour dans l’arène européenne bien que toujours fragilisé par le Brexit ; un continent africain confronté à des difficultés persistantes et des opportunités nouvelles : plus que jamais, les Etats font paradoxalement face à la tentation de la souveraineté et au besoin de la coopération. Si la gouvernance mondiale souhaite résister aux soubresauts qui la traversent avec une intensité grandissante, elle devra être le ferment d’une nouvelle coopération internationale basée sur un subtil équilibre entre intérêts nationaux et valeurs universelles. C’est la voie que propose la « souveraineté solidaire » du SHERIF 2022.

 

CB

< Retour à la liste
X