Date de la conférence : 16 juin 2021
Intervenants
Alors que le sommet du G7 de Carbis Bay vient de se terminer, la question de la place de l’Europe dans un monde en perte d’équilibre mérite encore d’être approfondie. Telle est l’ambition de l’Université Laval, et plus particulièrement de la Chaire Stephen-A.-Jarislowsky en gestion des affaires internationales. Crée en 2000, la Chaire s’attache à promouvoir et soutenir la recherche, la formation et le transfert des connaissances vers les organisations dans le domaine de la gestion internationale, notamment à travers l’organisation de conférences qui contribuent à diffuser une certaine conscience internationale.
La conférence du 16 juin 2021, organisée avec l’Institut CEDIMES et la Chaire Stephen-A.-Jarislowsky en gestion des affaires internationales de l’Université Laval, et en collaboration avec la Fondation Prospective Innovation, s’inscrit dans cette démarche. Sophie D’AMOURS, Rectrice de l’Université Laval, et Frank PONS, Doyen de la Faculté des Sciences de l’Administration à l’Université Laval ont introduit le webinaire, tandis que Zhan SU, Professeur de stratégie et titulaire de la Chaire Stephen-A.Jarislowski en gestion des affaires internationales à l’Université Laval, était chargé de l’animer.
Invité d’honneur, Jean-Pierre RAFFARIN, ancien Premier ministre et Président de la Fondation Prospective et Innovation, a présenté ses réflexions sur le thème de l’Europe dans le jeu d’un monde sino-américanisé et a répondu aux questions de Claude ALBAGLI, Fondateur du CEDIMES, ainsi qu’à celles du public.
La synthèse de ces échanges s’ordonne autour d’une question, d’une crainte et d’une conviction :
La tension entre les deux premières puissances mondiales, installée il y a quelques années sur le terrain commercial, se résolvait facilement, au début, lors de Sommets internationaux. Cependant, le développement fulgurant de la Chine, et son entrée sur la scène internationale, ont fait de l’empire du Milieu un sérieux concurrent pour les pays Occidentaux, maintenant inquiets.
En s’imposant sur la scène internationale, la Chine montre sa puissance au reste du monde et rompt avec sa tradition ancestrale qui exhorte à créer un rapport de force ne nécessitant pas un conflit, le bon général étant celui qui gagne les guerres sans avoir à les livrer. XI Jinping est l’incarnation du nouveau leadership chinois : s’afficher et assumer ses forces à travers des projets ambitieux, ce qui ne manque pas d’effrayer les pays occidentaux, mais aussi les voisins du géant chinois. Les Etats-Unis, de Donald Trump à Joe Biden, profitent de la crainte et du malaise que suscitent la Chine chez les démocraties pour mettre en place un nouveau consensus. Il importe de plafonner, maintenir le développement chinois. Le rapport de force entre les deux puissances est d’autant plus complexe que les Chinois financent l’endettement des Américains. Le dossier chinois est devenu un dossier de politique intérieure américaine.
Le bras de fer entre Washington et Pékin s’étend à d’autres domaines, secteurs et lieux, non sans rappeler un retour de guerre froide. On retrouverait un bloc occidental, et un bloc oriental composé de la Russie et de la Chine. Pour autant, l’URSS d’hier ne ressemble en rien à la Chine d’aujourd’hui. Celle-ci jouit d’une force militaire, et surtout, d’une force économique. Depuis 2014, elle est, selon les estimations de la Banque Mondiale, le premier pays au monde pour le PIB à parité de pouvoir d’achat (PPA).
Dès lors que l’Occident n’a plus assumé le leadership du monde, la puissance chinoise s’est affirmée en occupant un espace qui s’était libéré, notamment au Moyen-Orient, ou en Afrique, où elle est le premier investisseur en infrastructures. Les pays occidentaux ne sont pas étrangers à l’ascension fulgurante de la Chine sur la scène internationale.
La sino-américanisation du monde est d’autant plus inquiétante qu’elle oppose deux modèles de marché et deux idéologies. La théorie selon laquelle la Chine s’occidentaliserait grâce au marché est infirmée puisque les Chinois restent attachés à leur parti unique, et refusent toute ingérence étrangère concernant leur modèle social et leur unité territoriale.
L’Europe est tiraillée entre deux forces. Le piège de Thucydide, qui désigne une situation dans laquelle la première puissance est menacée par la rapide ascension d’une deuxième puissance qui perturbe le statu quo, ne manque pas de déchirer le reste du monde selon une vision manichéenne. Il s’agit pour l’Europe d’éviter ce destin, d’empêcher de faire du continent un terrain d’affrontement entre les puissances chinoise et américaine.
Alliée avec les Etats-Unis, elle doit cependant éviter un alignement, et affirmer ses propres intérêts, notamment sur sa sécurité à l’Est. Partenaire avec la Chine, l’Europe n’oublie pas les désaccords idéologiques et systémiques qui les opposent.
Les Européens traitent avec les Chinois selon un feu tricolore. Le feu est rouge quand il s’agit de politique de marché et de système libéral ; orange pour la réciprocité commerciale malgré le déficit commercial européen sur la Chine ; et vert pour la coopération internationale, le climat et les opérations de maintien de la paix.
Pour les entreprises européennes, s’implanter à l’international signifie accéder aux marchés occidentaux, mais aussi au marché chinois, malgré le rapport de force et les exhortations des Américains à s’éloigner de la Chine. Pour l’Europe, les tensions seront d’autant plus visibles si elle ne peut discuter qu’avec une seule puissance. Le couple franco-allemand a saisi l’intérêt d’un partenariat avec Pékin, et s’organise depuis peu en tandem pour traiter avec la Chine. Le dialogue se fait désormais à trois, avec la Chine d’un côté, et la France et l’Allemagne de l’autre, en dépit du contraste entre les résultats du commerce des deux pays européens sur le marché chinois.
La covid-19 a souligné l’importance de la souveraineté européenne, nécessaire pour pouvoir regarder l’avenir sereinement.
Plusieurs initiatives européennes s’attachent à affirmer cette souveraineté dans la relocalisation et la coopération. Nationaliser les initiatives ne signifie pas renoncer à la collaboration. Le couple franco-allemand place sa coopération en première ligne pour retrouver la capacité de prendre des décisions en Europe en établissant des rapports de force.
L’indépendance et la souveraineté de l’Europe passent également par la prise en compte de son identité démocratique, et du respect des démocraties et des opinions qui la composent. Ainsi, les craintes liées à une division de l’Europe entre pays plus ou moins proches de la Chine, se dissipent si l’Europe affirme sa diversité et ses liens, aussi bien avec les Etats-Unis, qu’avec la Chine.
La rénovation du multilatéralisme pourrait bien mettre l’Europe au-devant de la scène internationale. En faisant des accords de Paris le nouveau consensus de la gouvernance mondiale, l’Europe a l’opportunité de retrouver des éléments de sa souveraineté grâce à la construction de liens et de partenariats. Cette dynamique est déjà engagée. Le discours de Joe Biden quand il rejoint les Accords de Paris rejoint sensiblement celui de Xi Jinping.
L’Afrique, première victime du changement climatique et réservoir d’une jeunesse abondante, trouverait également son salut dans cette redynamisation du multilatéralisme qui place la planétisation et la défense de l’humanité au premier plan.
La priorité est à la définition d’un projet multilatéral qui nous sauverait d’un avenir belliqueux, et qui nous rapprocherait de la planétisation des consciences.
L’Europe doit construire ses forces, veiller à son indépendance en n’étant pas alignée, discuter avec tous les acteurs qui l’entourent. La seule manière de construire un chemin vers la paix est d’aller au dialogue, au développement de nos intérêts communs. Le multilatéralisme sans la Chine, ou l’Afrique, n’aurait de multilatéral que le nom.
SE
Replay de la conférence
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