Veuillez trouver ci-dessous le compte-rendu rédigé par M. Philippe RATTE lors de la rencontre avec Sir Edward LLEWELYN, Ambassadeur du Royaume-Uni en France à l’occasion du cycle « Le devenir de l’Europe », ainsi qu’une version PDF dudit compte-rendu : CR Royaume-Uni.

 

I. United we stand ?… Quelle stature mondiale pour une Europe désunie ?

À l’heure où l’avenir de l’Europe s’assombrit, dans un contexte mondial devenant inquiétant, la construction européenne se fissure. C’est un facteur de fragilité préoccupant au moment où tout semblerait commander que l’on cherche quelque force dans l’union. Or tout se passe comme si devant l’éventail des menaces ou des inquiétudes, chacun était tenté de reprendre son quant à soi, contribuant à un affaiblissement du dispositif ainsi émietté, et accentuant par le fait même l’angoisse latente, dans un processus potentiellement divergent. Reçu à Paris la semaine dernière, le président du parlement suédois n’a par exemple pas hésité à se dire inquiet d’un risque d’attaque russe, et on apprend que des documents sont distribués à la population dans cette éventualité. Cela montre que non seulement l’appréciation des menaces n’est plus homogène à travers l’ensemble de l’Union, mais qu’elle déclenche des réactions nationales de précaution jusque dans des pays profondément européens de cœur et d’engagement. Que dire alors de ceux dont le sentiment européen est plus tiède ?

La décision britannique de se retirer de l’Union Européenne, prise le 29 mars 2017 sur la base d’un referendum ayant réuni en ce sens 51,9 % des suffrages exprimés le 23 juin 2016, a été un moment particulièrement marquant de cet ébranlement de la construction européenne. S’il est l’effet de désaccords non surmontés, ce processus ne peut cependant faire oublier l’importance des accords par exemple de défense qui lient le Royaume Uni au destin de l’Europe. La question à présent ouverte est celle des contentieux et accords entre Européens pour gérer au mieux cette partition au sein de leur Union avant le 29 mars 2019, mais le monde ne se règle pas sur ce calendrier interne. La Chine, les USA, la Russie, l’Iran, poursuivent chacun leur route, et l’Europe toute occupée à régler son devenir interne court le risque de se trouver dispersée et à découvert en présence de leurs avancées respectives. Déjà la Chine, dans le cadre qu’elle a imaginé des 16+1, est en train de dessiner une autre Europe à sa main. L’Amérique impose brutalement sa politique commerciale. La Russie reprend sa place au nombre des puissances. Et l’Europe s’occupe de ses dossiers internes…

Par delà le Brexit, on est donc tenté de rechercher des perspectives plus amples, selon lesquelles définir comment construire de nouvelles proximités, de nouvelles synergies, sur une base certes désormais de séparation, mais avec le sens aigu d’une certaine communauté de destin? Ni le Royaume Uni, ni ses 27 partenaires demeurés au sein de l’Union Européenne, n’ont intérêt à faire cavalier seul dans un monde devenu dangereux, conflictuel, moins prévisible. Quelle que soit l’appréciation des uns et des autres quant à la décision britannique de reprendre une autonomie de décision un moment aliénée partiellement au profit de l’Union, la vraie menace est extérieure à cette dyade UK vs UE : elle réside dans la marche globale du monde, qui invite à construire des solidarités plutôt qu’à se disperser.

 

II. Europe unie ou Union européenne ? Où placer la majuscule ?

Qui peut oublier combien le continent et les Iles Britanniques ont une histoire partagée depuis deux millénaires de commune appartenance à l’Empire romain, et mille ans ou presque écoulés depuis que Guillaume le Conquérant prit pied, en 1066, à Hastings puis sur toute la partie méridionale de l’Angleterre ? On fêtera le 11 novembre prochain le centenaire de l’armistice de la Grande Guerre, qui vit dès le premier jour le Royaume Uni prendre fait et cause pour la Belgique la Russie et la France. En 1940 c’est lui encore qui fut, seul, le refuge et le réduit de la résistance à la main mise nazie sur l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, supportant avec abnégation les plus grands sacrifices pour le salut de tous. Plus récemment, la RAF (dont on fête le centenaire) était aux côtés de l’armée de l’air française pour des frappes ciblées en Syrie, en représailles de l’usage  d’armes chimiques par le régime. Très longtemps avant que n’existât une Union Européenne, les Anglais prenaient leur pleine part des intérêts fondamentaux de l’Europe, dont ils partagent et ont souvent forgé les valeurs fondamentales de démocratie, de liberté, d’état de droit.

Aujourd’hui, les enjeux du monde contemporain continuent à mettre en valeur cette appartenance à l’Europe, bien plus fondamentale que l’à-part-tenance d’envers l’Union Européenne : ce sont deux ordres de niveau différent. Comme l’a dit et répété le premier ministre britannique, Mme Theresa May, en se retirant de l’Union Européenne le Royaume Uni ne quitte pas l’Europe. Le voudrait-il, comment le pourrait-il ? Ses côtes restent à vingt miles de Calais, sa civilisation est l’un des fleurons de l’identité européenne. On ne peut défaire ni la géographie, ni l’histoire. Le Royaume Uni se considère, et s’attend à être considéré, comme un ami, un partenaire, un voisin, un proche, qu’il soit ou non dans l’Union Européenne : cette caractéristique technique n’affecte pas les réalités plus essentielles, parce que plus profondes, qui situent l’ensemble des Iles Britanniques comme une partie intégrante de l’Europe depuis toujours.

Il reste qu’une courte majorité d’électeurs a nettement opté pour une sortie du Royaume hors de l’Union Européenne et que, lors des élections législatives qui ont suivi, les deux grands partis traditionnels, qui avaient en commun de souscrire à cette option une fois adoptée par le corps électoral, ont réuni 83% des suffrages à eux deux, proportion sans précédent depuis très longtemps.  La décision reçue en 2016 comme une surprise a donc été confirmée, à la réflexion, par les citoyens, et elle s’impose à présent comme la volonté explicite et éclairée du peuple britannique. Le devoir du gouvernement de Sa Majesté est de la respecter. D’autant qu’elle vient du fond des âges : perçue par beaucoup comme incongrue à l’aune des évolutions du moment, elle exprime au contraire un authentique sentiment national, qui a toujours été réticent à laisser la souveraineté britannique passer du Parlement à une instance communautaire, même de manière restreinte. C’est une question de principe, une éthique fondatrice du pacte social anglais. Les Britanniques mesurent bien tout ce qu’on leur dit des inconvénients de leur décision, et de son coût, mais ils sont prêts à payer ce coût dès lors qu’il leur restitue quelque chose à quoi ils tiennent par dessus tout, à savoir leur libre arbitre national. Ils n’ont pas du tout rejeté tout le bien que comporte la solidarité européenne, et ils souhaitent conserver les liens les plus étroits, les accords les plus complets avec ceux qui sont encore pour un an leurs partenaires au sein de l’Union une fois celle-ci quittée par eux, mais ils souhaitent que ce soit sur la base de leur entière autonomie de responsabilité, donc de décision.

En se retirant de l’Europe, ils n’entendent nullement s’y soustraire, mais recouvrer la liberté de négocier les termes de leur participation aux divers aspects d’un ou plusieurs projets communs, sans plus être exposés à s’y trouver amenés par un simple mécanisme communautaire. Loin d’être un virage soudain de l’opinion anglaise, le résultat du referendum s’interprète plus justement comme un retour à la surface, expérience faite, d’un aspect fondamental de l’identité britannique, dans lequel se lit le fait que le caractère du peuple anglais n’a pas changé dans la longue durée. C’est une donnée de fait qu’il faut prendre en compte sans s’attarder à en discuter la convenance ou non aux attentes des uns et des autres. Même la fraction très importante du peuple et des élites britanniques qui soutenaient fermement le maintien de leur pays dans l’Union Européenne et avaient appelé à voter oui se sont inclinés devant ce constat d’une prévalence séculaire de cette constante dans l’histoire de leur nation.

Ce qu’ont voulu les sujets de Sa Majesté, c’est redevenir une nation sans ambages souveraine, seule maîtresse de ses libres décisions, assumant ses responsabilités et leur coût parce qu’elle les aura librement voulues. À compter du 29 mars prochain, il n’y aura plus de ministres britanniques siégeant à Bruxelles, leur premier ministre ne participera plus aux conseils européens, il n’y aura plus de commissaire anglais dans la commission et pas davantage d’eurodéputés au Parlement Européen de Strasbourg, mais les dossiers de l’Europe n’en seront pas transformés pour autant du jour au lendemain : les coopérations scientifiques, universitaires, culturelles, ne seront pas rompues, les flux industriels ne s’interrompront pas, les enjeux collectifs resteront ce qu’ils sont, et vraiment personne n’aura intérêt à ce qu’ils rencontrent soudain des obstacles inédits. Les conditions du débat politique et technique auront été recadrées, mais les problèmes à traiter et les imbrications innombrables de la vie seront toujours là, quasiment inaffectés sur le moment par cette nouvelle donne, et la responsabilité solidaire de toutes les parties prenantes à cette transition est de la rendre aussi fluide que possible, vu les ordres de grandeur qu’elle concerne : il suffit d’imaginer l’absurdité, l’impossibilité matérielle que représenterait une soudaine coupure générale ce soir là pour comprendre que l’option inverse est la seule qui soit à l’ordre du jour. Aussi est-ce elle qui occupe les soins de toutes les parties concernées.

Chacun comprend de mieux en mieux que l’option Brexit n’était pas un rejet de l’Europe, mais une affirmation, montée des profondeurs, de l’identité britannique qui, une fois acquise, place le pays dans une disponibilité pleine et entière envers  une participation de plein exercice à l’essor de l’Europe. C’est justement de cela qu’il faut dorénavant discuter, parce que c’est là qu’est l’enjeu, et pas seulement pour les Britanniques. Ces derniers, à présent qu’est retiré ce qui les gênait, souhaitent unanimement la plus grande proximité durable avec leurs voisins et amis européens et sont tout disposés à en organiser au mieux les conditions. Britannia sait parfaitement n’être plus au temps de Victoria et ne nourrit aucun rêve de retour à une ère de splendide isolement d’envergure impériale. Le Royaume Uni, en quittant l’Union Européenne, reste en Europe comme l’ont toujours été la Suisse ou la Norvège, c’est une évidence que l’émotion du moment ne doit pas faire perdre de vue.

 

III. Régler la transition

Dans l’immédiat, et depuis le 29 mars 2017 conformément aux traités — puisque c’est à cette date que le gouvernement britannique a officiellement fait part de la décision à laquelle l’amenaient le résultat du referendum et le vote du parlement — la négociation a porté sur les conditions dans lesquelles opérer cette sécession deux ans plus tard jour pour jour,  le 29 mars 2019.

Trois dossiers majeurs étaient à traiter parmi une myriade de questions pratiques.

  • Le premier est celui des droits des ressortissants : un million de Britanniques vivent dans l’un ou l’autre des 27 autres pays de l’Union, et le Royaume Uni accueille sur son sol trois millions de leurs ressortissants. Tous ces gens se sont établis à la faveur de règles communes facilitant leur installation partout sur le territoire de l’Union, et il n’y a aucune raison que leur situation se dégrade ni ne se complique brutalement
  • Le second est celui de la facture à payer. C’est une affaire d’une grande complexité mettant en jeu des sommes énormes. Personne ne discute le fait qu’il y ait une soulte à acquitter pour solder les engagements venant à expiration du fait du Brexit, mais il est évidemment impératif d’en négocier les termes avec franchise, loyauté et précision
  • Le troisième est celui de la frontière entre le Royaume Uni et la République d’Irlande. On sait la longue et cruelle histoire qui environne ce dossier depuis longtemps, et préserver les avancées de la paix aujourd’hui acquises est un enjeu de rang supérieur. Il est exclus que se rétablisse une frontière terrestre matérialisée entre l’Irlande du Nord et le reste de l’île, abolie antérieurement à l’adhésion du Royaume Uni à l’Union Européenne, et il est contre nature qu’il s’en invente une sur mer  au sein du Royaume Uni au motif que l’Irlande du Nord est séparée de l’Angleterre, de l’Ecosse et du pays de Galles par un bras de mer : c’est le cas par nature de l’ensemble des îles britanniques, qui sont un archipel. Cette question est peut être la plus difficile à résoudre, car les enjeux pratiques, symboliques et de souveraineté n’y coïncident pas de manière simple et évidente comme en d’autres cas. Elle montre à elle seule combien il est impossible et irréaliste de prétendre transcrire le Brexit en séparations radicales nettement tranchées, et combien par conséquent cette décision désormais prise invite l’Europe toute entière à faire preuve de créativité, d’imagination et surtout de volonté européenne authentique de surmonter ensemble les difficultés, au bénéfice d’une destinée commune à faire vivre.

Toutes ces questions ont trouvé des termes d’accord, scellés le 8 décembre 2017 entre Michel Barnier et David Davis, respectivement en charge de ces négociations pour l’Union Européenne et pour le gouvernement britannique[1]. On s’est aisément mis d’accord sur les droits des ressortissants, qui conserveront les droits acquis s’ils ont cinq ans de résidence, et seront même admis pendant cinq ans après le Brexit effectif à prolonger leur séjour à conditions inchangées jusqu’à atteindre cette durée de cinq années leur garantissant les droits qu’ils avaient auparavant. S’agissant de la facture de quitus, un accord a été trouvé également. Enfin, tout le monde s’est accordé à préserver les accords de paix dits du Vendredi Saint de 1998, qui avaient mis un terme aux violences en Irlande du Nord moyennant effacement de la frontière physique entre cette fraction du Royaume Uni et la République d’Irlande. Cette volonté de principe éclaire les suites pratiques à élaborer, sans clairement les résoudre mais c’est tout de même un point capital. La nécessité de parvenir à un accord, tant sur le plan intérieur de la politique anglaise qu’avec les autres membres de l’Union, s’imposait avec une urgence croissante pour laisser du temps à l’essentiel, qui était la négociation des relations ultérieures à la date de sécession, dites « relation future ». Car le futur durera beaucoup plus longtemps que les deux années de la sortie, même assorties d’une période de transition.

 

IV.  Définir de nouveaux cadres

Sur ces bases enfin acquises, que le Parlement Européen a fortifiées par le vote d’une motion en prenant acte (détail important, car il conserve le pouvoir de rejeter l’accord in fine, ce qui laisserait l’Europe et surtout le Royaume Uni dans une situation très difficile l’an prochain), le Brexit peut prendre corps et les discussions s’amorcer quant au fond.

Encore une fois, les Anglais désirent entretenir et développer avec le continent une proximité à tous égards, qui remonte au temps où la laine des Costwolds faisait la fortune des drapiers flamands voici sept à huit siècles, et qui n’a cessé de s’intensifier, se ramifier, se développer depuis lors. Leur commerce avec la seule France se monte à quelque 71 milliards de £ par an : de tels ordres de grandeur définissent un intérêt commun évident.

Toute la difficulté vient de ce que l’Union est intransigeante à exiger que le plein accès au marché intérieur comporte le plein respect de toutes les règles qui s’y appliquent, notamment celle de liberté de circulation de personnes, alors que le vote du peuple britannique a reposé, de notoriété publique, sur une objection à cette dernière clause. Il est donc matériellement impossible de respecter à la fois la volonté souveraine du peuple britannique et les principes stricts de l’Union, alors qu’il est tout aussi strictement impossible de ne pas se maintenir au plus proche d’une prolongation de la situation présente.

Ce problème à première vue insoluble et qu’il faudra cependant résoudre sous peine d’une situation beaucoup pire s’il ne l’était pas d’une manière ou d’une autre, conduit à souhaiter un accord sur mesure. C’est d’ailleurs ainsi qu’on a procédé envers le Canada, le Japon ou la Corée. À chaque pays ses spécificités. Par exemple on a mis au programme, envers le Royaume Uni, le dossier de la pêche, qui n’avait été envisagé dans aucun autre accord de libre échange. Ces négociations, entamées dès janvier 2018, sont en cours.

Mais ces dossiers d’ensemble sont loin d’épuiser la question : d’importants accords bilatéraux restent en vigueur, à commencer par ceux de Lancaster House[2] entre la France et le Royaume Uni. L’Europe toute entière a besoin de prendre appui sur cet accord entre les deux principales puissances militaires de son aire, et il y a donc là un motif de rechercher des accords consolidés à l’occasion du Brexit. Le Royaume Uni est une composante majeure de la défense européenne, l’histoire en est témoin et l’actualité le prouve sur tous les théâtres intéressant les Européens, de la Libye à la Bosnie naguère, ou à la lutte contre la piraterie partout en permanence. Des hélicoptères de la RAF interviennent au Sahel, en appui et relai de l’engagement français, alors que ce n’était pas du tout une zone de déploiement anglaise, mais la demande de soutien française a été immédiatement honorée.

Dans le domaine du renseignement, le Royaume Uni est un partenaire de tout premier plan dont on ne peut faire l’économie.

Ce qui vaut pour la défense vaut aussi pour maints autres domaines : la coopération scientifique, dont toute la communauté scientifique européenne tient absolument à ce qu’elle inclue les Anglais demain comme hier, toutes sortes de domaines industriels dans lesquels une même chaine de valeur inclut des contributions britanniques intégrées à celles d’autres européens. Les étudiants souhaitent que le Royaume Uni demeure un élément du programme Erasmus. Tout plaide pour la recherche en tous domaines des meilleures conditions possibles de partage et de coopération. L’Union Européenne peut fonctionner sans le Royaume Uni, elle l’a longtemps fait, mais l’Europe non. Sans parler de l’ensemble humain dont il s’agit, et duquel il est impossible, impensable, de retrancher le monde britannique.

Si catégorique qu’en ait paru la décision liminaire de juin 2016, le Brexit est en somme tout comme l’Union Européenne une invitation pressante à un multilatéralisme convaincu. Pour les Européens demeurant dans l’Union, il faut certes que la négociation aboutisse à démontrer qu’il y a un avantage à demeurer dans l’Union plutôt qu’à en sortir, et donc que le delta soit positif, alors que la tâche du gouvernement anglais est de prouver le contraire. Ces deux obligations inverses peuvent conduire à ce qu’il y ait un gagnant et un perdant dans ce match, mais ce serait justement la solution la pire, car elle porterait atteinte au cœur même de l’idée européenne et à la vitalité de son déploiement, qui reste le rapprochement entre Européens dans les divers domaine de leur existence, de l’économie à la culture en passant par la défense ou la nutrition. Force sera donc de part et d’autre de prendre cette finalité supérieure en considération pour rechercher un accord fécond. La qualité et la dignité des négociations conduites à cet égard ont jusqu’à présent fait honneur à toutes les parties. En sous-œuvre de leur conduite règne, chez tous les protagonistes, la conscience d’une responsabilité historique de tout premier ordre, en présence d’un monde devenant dangereux (ne serait-ce que par son remplissage démographique et ses limites écologiques) qui appelle non pas une régression, mais une affirmation raffermie de la capacité des Européens à inspirer, animer et même conduire une stratégie significative à l’échelle des enjeux globaux. Le reste du monde attend des Européens qu’ils apportent à tous le bénéfice des progrès que leur longue et difficile histoire leur a fait accomplir dans l’art de s’entendre et d’agir ensemble avec justesse. Ce besoin surclasse de très haut la question de savoir sous quelles formes ils s’organisent à cet effet, et leur assigne un devoir supérieur aux intérêts immédiats dont ils discutent.

À cet égard, le Royaume Uni montre plutôt l’exemple, puisqu’il est le seul à consacrer à la fois 2% de son budget à la défense et 0,7% à l’aide au développement[3], manifestant par là le sérieux avec lequel il prend en compte les enjeux globaux, qui ne sont pas qu’intra européens, loin s’en faut.  Quand par ailleurs 40% des fonds  de toute l’Europe sont gérés par la City, on imagine mal comment se passer d’elle, qui a une expertise inégalée, et pour quel bénéfice. Les Anglais ont voulu recouvrer leur pleine et entière responsabilité, mais ce n’est pas motif à s’alarmer : sur les grandes questions de fond, on les trouve au premier rang des Européens, qu’il s’agisse du climat, de la défense, de la réaction aux décisions unilatérales des USA de taxer l’acier et l’aluminium européens, de la lutte contre le terrorisme… Leur retrait formel des instances communautaires, en les rendant à leur singularité, n’en fait pas des étrangers au destin ni même au dessein européen — il se peut même bien qu’il leur confère une responsabilité plus exigeante et plus entière d’y apporter toute leur énergie, que l’on sait grande et fière.

Le 35ème sommet franco britannique de Sandhurst, le 18 janvier dernier, le seul à se tenir durant la période de transition, a donné lieu en ce sens à un communiqué d’une grande force morale et pratique : « Ce 35e Sommet franco-britannique met en évidence la relation unique et étroite entre nos pays, deux des plus anciennes et des plus grandes démocraties au monde. Aujourd’hui, nous proclamons une vision commune de notre relation pour les décennies à venir, une relation résolue à renforcer notre bien-être commun et la prospérité de nos sociétés. » On y a renouvelé le programme des young leaders, qui prépare des générations s’appréciant mutuellement.

 

V.  Compter sur ses amis, et les compter

L’Angleterre, dans cette passe un peu délicate de son histoire, compte sur ses amis, n’en déplaise à Palmerston[4], qui disait qu’elle n’avait que des intérêts. La France peut témoigner qu’au plus fort de la crise irakienne, lorsqu’elle s’était opposée à la guerre menée par les Américains avec le soutien des Anglais, ces derniers votèrent pour que le projet ITER échoie à la France, alors que les USA faisaient tout pour le faire attribuer aux Japonais. C’était de leur part un acte de solidarité stratégique européenne. Et l’on sait combien à la même époque la légendaire excellence du renseignement britannique contribua heureusement à la libération d’otages français. Lors de la COP 21, la France na pas eu de meilleur allié que le Royaume Uni, qui s’emploie activement à en finir avec le charbon (qui n’y compte plus guère que pour 1,3% dans la production d’électricité, contre 60% pour le gaz et 25% pour le nucléaire, tandis que la part de l’éolien augmente beaucoup, celle du solaire étant plus aléatoire…). Les Européens voient bien que le Royaume Uni travaille activement à transcrire dans sa législation tout l’acquis européen, et le récent mariage princier a montré que, dans le monde entier, l’image de l’Angleterre restait une valeur de tout premier ordre, dont l’Europe ne peut se dispenser. Est-ce un paradoxe que de se demander si les Anglais ne sont pas aujourd’hui plus européens que jamais ?

Certains problèmes n’ont pas de solution. Un système d’équations a besoin d’autant de variables que d’équation pour comporter une solution. Le Brexit est un système de ce genre, un peu complexe, mais maîtrisable. Et s’il venait à y manquer une ou deux variables, il suffirait d’y ajouter celle de l’intelligence, au besoin complétée par celles de l’amitié et de la mémoire pour qu’une solution élégante émerge du processus de résolution.

Le Royaume Uni, en se distinguant de l’Union Européenne, est fidèle à son histoire de nation éminemment européenne et fonde de grands espoirs dans le destin de l’Europe et de ses peuples.

 

[1]  Il est interessant de noter que les Anglais ont préféré accepter la facture de quelque 50 milliards d’Euros exigée par leurs partenaires, mais obtenir en contrepartie que la Cour de Justice de l’Union Européenne n’aurait plus prééminence sur leurs propres juridictions, une période de transition de huit ans étant ménagée pour des recours facultatifs (et non plus de droit) à la cour de Luxembourg, après quoi cette dernière cesserait d’avoir le dernier mot. Or c’est in fine à Luxembourg que se tisse et se trame l’Europe depuis toujours, par le biais discret mais efficient du droit applicable. On voit à ce choix combien la question de principe primait, pour les Anglais, sur l’avantage économique et financier éventuel.
[2]  Les Accords de Lancaster House sont les deux traités de défense et de sécurité signés lors du sommet franco-britannique de Londres, à Lancaster House, par le président français Nicolas Sarkozy et le premier ministre du Royaume-Uni David Cameron le 2 novembre 2010. Ils se sont substitués au traité de 1947 qui réglait la coopération en ces matières entre les deux pays, et ont été salués comme une grande avancée de l’Europe de la Défense. Elle a notamment pris la forme d’une force de projection commune et a même comporté un volet sur le domaine nucléaire, témoignant d’un niveau de confiance et de solidarité sans précédent.  Mais cette avancée bilatérale importante était déjà en elle-même une démonstration qu’on pouvait promouvoir une dimension européenne sans en passer par le canal de l’Union Européenne et de sa PESC.
[3] Cette obligation de se tenir à hauteur des engagements internationaux en la matière a même été inscrite dans la loi, ce qui la soustrait aux ajustements conjoncturels et en fait une politique pérenne.
[4] Henri Geoge Temple, Lors Palmerston, (1784-1885), fut premier ministre de 1855 à 1858 puis derechef de 1859 à 1865 et a laissé pour l’histoire la phrase fameuse trop souvent tronquée dans les citations  « L’Angleterre n’a pas d’amis ou d’ennemis permanents, elle n’a que des intérêts permanents. »