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Une journée à Bruxelles – 10 mai 2022

Date de la conférence : 10 mai 2022

Journée très dense que celle que vient de passer dans les bureaux de l’Union Européenne à Bruxelles la délégation de la FPI. Elle a été marquée par cinq entretiens successifs : avec une responsable des questions climatiques, deux représentants du Think Tank belge Egmont Institute, le Représentant Permanent de la France auprès de l’UE, un responsable des questions commerciales et enfin notre Commissaire français, Thierry Breton. A travers l’éclairage particulier que chacun de ces interlocuteurs a porté sur la situation actuelle, un constat d’ensemble domine : le climat international continue de se dégrader dangereusement mais l’Union fait face avec une belle réactivité, notamment en déclinant sous toutes ses formes l’idée de souveraineté.

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La dégradation du climat international doit d’abord se comprendre au sens propre, celui du dérèglement climatique. Loin de l’objectif des accords de Paris qui visaient à limiter la hausse de la température globale à moins de 2° centigrades et si possible à 1,5°, nous sommes sur une trajectoire de + 3°. Les rapports du GIEC sont de plus en plus alarmants et font ressortir qu’on assiste à une accélération des phénomènes ; au point que les politiques d’adaptation sont en train de prendre une importance accrue par rapport aux actions de mitigation.

Depuis des décennies, l’Union a été pionnière en matière de lutte contre les changements climatiques. Elle s’est dotée d’instruments législatifs de plus en plus complets et élaborés. L’un d’entre eux, maintenant particulièrement performant, le marché carbone, a pour objet de faire payer à prix croissant les émissions de CO2. Il concerne maintenant 12.000 établissements émetteurs, soit la moitié des émissions de l’Union. Les recettes engrangées permettent notamment d’abonder des fonds européens qui aident à la modernisation des appareils de production ou viennent compenser les charges accrues imposées aux personnes les plus vulnérables.

Un autre est le Pacte Vert, adopté en juin 2021, qui vise à rendre l’Union climatiquement neutre à l’horizon 2050. Il a été suivi de toute une série de législations sectorielles qui détaillent les mesures à prendre dans les différents domaines d’intervention de l’Union. Le ralentissement de la croissance et le tarissement des ressources qu’il entraîne ne se traduisent pas par un ralentissement des efforts : d’abord parce que plus on tarde à agir, plus la facture grimpe et ensuite parce que cet élan donné à la transformation de nos économies va induire une course à l’innovation, donc des créations d’emplois avec des retombées en matière de formation et de commerce extérieur… et, au bout du compte, un gain de souveraineté.

On travaille maintenant à la mise au point de la taxe carbone aux frontières. Vieille idée française qui, la détérioration climatique aidant, a fini par s’imposer sur la table des négociations. De toute évidence, l’affaire est enclenchée. Les oppositions de principe sont tombées, de même que les menaces de rétorsion des partenaires commerciaux de l’UE. Les entreprises commencent à s’y adapter. Les Etats-Unis et la Canada songent à instaurer aux aussi une taxe carbone à leurs frontières. C’est un signe que l’urgence climatique est décidément ressentie partout.

Aussi bien, il est frappant de constater qu’à travers toute la planète, la jeunesse mondiale, toutes origines géographiques ou sociales confondues, communie dans la même inquiétude, voire angoisse climatique. C’est un phénomène rarissime. Il aide beaucoup à mobiliser les États, les entreprises et autre parties prenantes, en quoi il est très précieux. Mais il faut se garder de ne pas décevoir la jeunesse et prendre bien soin de la qualité de son information pour éviter les dérives populistes.

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L’Europe a connu beaucoup de crises. Dans l’ensemble, elles ont mis à l’épreuve la cohésion entre États membres. Or, cette fois – est-ce l’effet du passage de Vingt Huit à Vingt Sept ? – , tant la crise du Coronavirus que celle de la guerre d’Ukraine, ont au contraire tendance à renforcer l’Union. La Conférence sur l’Avenir de l’Europe, qui s’est achevée le 9 mai 2022, a réuni les représentants de la société civile de tout le continent pour une réflexion commune sur les insuffisances de l’Union et les remèdes à y apporter. Elle va sans doute déboucher sur une révision du traité de Lisbonne. Or, significativement, la première demande émanant de la Conférence est de restreindre le champ d’application de la majorité qualifiée pour éviter que, comme à la Diète polonaise de jadis, l’objection d’un seul puisse bloquer l’avancée de tous.

La président Macron comme le Chancelier Scholz viennent de décider d’appuyer ce changement : c’est un signe de plus que le moteur franco-allemand est de retour. Déjà, dans son discours du 24 février devant la Bundestag, le Chancelier avait opéré une petite révolution sur certains points fondamentaux de la position allemande traditionnelle, l’énergie et la défense notamment. Ce changement va dans le sens de ce que défend la France depuis longtemps. La Belgique, toujours méfiante comme beaucoup de ses partenaires à l’égard de tout « directoire » européen, reconnaît volontiers que la bonne entente des deux principaux États membres est un préalable indispensable au redémarrage de la machine.

Une autre idée qu’a proposée le président Macron devant le Parlement Européen consiste à faire un sort particulier à tous ces pays qui sont candidats à l’adhésion à l’Union mais qui, pour une raison ou pour une autre, doivent encore patienter : ainsi les Balkans occidentaux et bientôt sans doute l’Ukraine. Victime de cette situation, la Serbie frustrée est devenue le principal relai de Poutine en Europe. Entre le tout et le rien, on pourrait en effet imaginer un statut intermédiaire qui reviendrait à reconnaître une forme de solidarité, voire de participation, sans pour autant prévoir un alignement plein et entier sur l’ensemble des disciplines communautaires. Statut qui pourrait, le cas échéant, s’appliquer aussi au Royaume-Uni.

Ainsi, la crise de la Covid et la crise ukrainienne ont de bonnes chances de déboucher sur de nouveaux progrès de l’UE. C’est une illustration de la vitalité du modèle européen. Il y a deux ans, la Chine faisait parade de l’efficacité de son système. Aujourd’hui, le variant Omicron frappe un pays peu et mal vacciné, encore loin de l’immunité collective. La politique du 0-Covid conduit à confiner des millions de citoyens dans des conditions supportées de plus en plus mal. Au total, c’est le modèle occidental qui fait figure de gagnant. Sur un autre plan, celui des relations commerciales, l’intention maintenant bien arrêtée de l’Union de se donner les moyens d’établir un rapport de force avec Pékin va permettre d’établir un meilleur équilibre entre les deux ensembles.

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A Versailles, le 11 mars dernier, les Vingt Sept sont convenus de prendre « de nouvelles mesures décisives » en vue de construire la souveraineté européenne, de réduire la dépendance de l’Union et d’élaborer un nouveau modèle de croissance et d’investissement pour 2030. Et ceci avec trois priorités : le renforcement des capacités de défense, la réduction de la dépendance énergétique et la construction d’une base économique plus solide. Un tel programme montre bien combien l’UE a vite infléchi sa trajectoire et elle le fait dans le sens des idées françaises.

L’évolution des conceptions allemandes est particulièrement remarquable. Il y a seulement deux ou trois ans, la participation de l’Allemagne au débat européen était dominée par des considérations très germano-centrées, que ce soit en matière d’énergie, en matière d’équilibre budgétaire ou de gestion de l’euro. La crise de la Covid, puis celle de l’Ukraine, ont amené l’Allemagne à revoir ses analyses. Désormais, le tandem franco-allemand peut fonctionner sur de meilleures bases.

La présidence française de l’Union a pu en tirer le meilleur parti et faire progresser une grande diversité de sujets en tenant ensemble tous les fils : sortie de la dépendance des énergies russes, redémarrage des investissements en matière de défense, relations avec l’Ukraine, adoption de textes fondateurs sur le marché et les services numériques, de textes sur la mise en œuvre du Plan Vert, de textes sur la réciprocité commerciale en matière de marchés publics, mise à l’étude de la taxe carbone aux frontières, révision des règles de Schengen… On a pu, en quelques mois, mettre en musique une évolution profonde du fonctionnement de l’Union qui, globalement, va dans le sens de la souveraineté européenne.

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En quelques années, l’environnement commercial de l’UE s’est profondément dégradé. Jadis, Bruxelles négociait des accords de libre-échange tous azimuts. Maintenant que le maillage est quasi complet, il faut plutôt s’assurer que les règles convenues sont bien respectées. Dans ce contexte, la survenance de la crise covid a provoqué une forte demande de protection : protection commerciale, protection du consommateur, protection des normes. A quoi s’est ajouté la crise ukrainienne qui, elle, a provoqué de nouvelles et considérables perturbations.

Mais il y a aussi les évolutions sur la durée. Nos partenaires du Sud veulent substituer davantage de contenu local aux importations européennes. L’adhésion de la Chine à l’OMC, en son temps, n’a pas assez tenu compte des questions de subventions et d’entreprises publiques. Vu le poids acquis par la Chine dans l’économie mondiale, cette lacune a fini par entraîner la désuétude du système commercial international car, dans les faits, la relation Etats-Unis-Chine ne respecte plus du tout les règles de l’OMC. De là vient le blocage du système de règlement des différends qui lui-même incite à ne plus respecter les règles. Le détricotage de l’ensemble du système est maintenant en cours. L’UE essaie de combler les trous. Elle a mis sur pied un organe alternatif de règlement des différends sur une base volontaire auquel d’ailleurs participe la Chine mais pas les États-Unis. Même avec Joe Biden, Washington ne revient pas dans le jeu.

Dans ce contexte, la grande question est maintenant de savoir dans quelle mesure la crise ukrainienne va métastaser. À côté des débats sur l’interruption des importations de pétrole et de gaz russe, il y a aussi l’embargo sur les exportations européennes vers la Russie qui vise à dégrader le potentiel industriel et technologique russe. Et l’on voit bien que les États-Unis cherchent à entraîner le mouvement du côté de la Chine, à la suite de ce qu’ils ont commencé à faire avec Huawei, en soulevant la question des sanctions secondaires. Le découplage accéléré des relations entre l’Occident et la Russie se superpose à un découplage lent des relations Occident-Chine. Jusqu’où ce dernier va-t-il se poursuivre ? Quel volume des relations sera concerné ? Quels secteurs ? Quelles vulnérabilités de l’Union dans cette hypothèse ? Entre la priorité allemande au photovoltaïque et la priorité française au cognac, quelle solidarité, quelle cohésion, quelle résistance l’UE pourra opposer aux pressions adverses ?

C’est pourquoi l’Union cherche à se doter d’un instrument anti coercition économique, de façon à réagir en bloc aux actions ciblées dirigées contre l’un des Vingt Sept. Cela suppose un degré de solidarité élevé entre États membres. On voit clairement le problème dans le cas de la Chine et de la Lituanie actuellement. On pourrait le voir un jour, en plus aigu encore, si le cas se présentait entre les États-Unis et tel ou tel État membre.

D’où l’impérieuse nécessité de progresser vers plus d’autonomie stratégique.

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L’Union européenne est fille du Marché Commun, un marché où, longtemps, le consommateur a dominé. Pour l’essentiel, les règles de fonctionnement de l’ensemble étaient conçues en fonction de ses intérêts supposés. Lorsqu’il y avait lieu à arbitrage entre ceux-ci et ceux des producteurs, la préférence était donnée au consommateur. C’est sur cette culture que l’Union est en train de revenir : on a réévalué le rôle de l’entreprise et on se donne les moyens de défendre ses positions beaucoup plus efficacement que par le passé et, par-là, de mieux maîtriser notre destin.

Pour y parvenir, l’essentiel est de construire un rapport de force et pour ce faire, de prendre appui sur la taille du continent européen. On a fait l’inventaire des vulnérabilités des chaînes de valeur qui assurent l’approvisionnement de l’Union. Il en ressort notamment que les ressources en lithium sont suffisantes et qu’il manque « seulement » les capacités de raffinage. Il est impératif de devenir autonomes en matière de semi-conducteur. Les atouts ne manquent pas : témoin, le centre de recherche très performant en Flandre belge ; témoin encore, toujours en Flandre mais néerlandaise, ASML, premier producteur de robots européen, deuxième capitalisation boursière européenne, égale à celle de INTEL.

On peut aussi, plus classiquement, prendre appui sur la taille du marché européen. L’adoption, ces dernières semaines du Digital Market Act (DMA) et du Digital Service Act (DSA) permet désormais de fixer des conditions d’accès au marché numérique européen aux entreprises américaines ou chinoises. Pour pénétrer ce marché, le premier marché solvable du monde, les entreprises extérieures vont devoir adapter leur mode de fonctionnement et auront naturellement tendance à l’appliquer aussi à leur autres marchés, extérieurs ou domestique.

Le système de prise de décision américain, où le Congrès et les lobbies paralysent très souvent l’adoption des mesures les plus délicates, n’a pas été en mesure de réunir un consensus sur ces sujets. C’est ainsi que les normes européennes vont pouvoir se généraliser.

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Au total donc, la leçon d’ensemble de la journée est bien celle d’un vrai changement d’orientation européen à la suite des récentes crises. La remise en cause de quelques vieux tabous allemands y a beaucoup aidé mais plus encore peut-être la réalisation du Brexit qui a mis à l’écart le principal obstacle à cette évolution. Avec son efficacité coutumière, la France, présidente de l’Union pour ce semestre décisif, a su tirer tout le profit de cet alignement des planètes L’Europe gagne en cohérence, en solidarité, en autorité dans le monde. Il faut consolider cette tendance.

 

PC


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