L’Europe n’a pas connu la conscience d’une unité politique. Du point de vue politique la volonté de l’Europe aura été exclusivement nationaliste. Elle aura consisté dans un double travail qui fut, d’une part, de former des nations et, d’autre part, de les rendre indépendantes les unes des autres. Le mouvement commence avec les Barbares […] Il prend corps lors de la dislocation de l’unité créée par Charlemagne, avec le partage de Verdun. […] A partir de ce moment, la tendance de l’Europe vers des groupes séparés n’ira qu’en se précisant. Comme il arrive pour les poussées humaines profondes, tout ce qu’on fera pour l’entraver ne réussira qu’à l’affermir. […]
Enfin, avec le XIXe siècle, […] la volonté de l’Europe d’être désunie et de former des nations indépendantes les unes des autres atteint son apogée. […]
Le fait que l’Europe n’a jamais constitué une unité politique se traduit par cet autre fait : on n’a jamais écrit une histoire de l’Europe. Les livres qui portent ce titre, […] nous exposent l’histoire des différentes parties de l’Europe, de leurs développements respectifs, surtout de leurs oppositions, non celle d’un être historique qui leur serait transcendant. […]
L’Europe n’a pas connu davantage la conscience d’une unité spirituelle. […] Allons même plus loin et reconnaissons que pendant longtemps la volonté des séparatismes nationaux n’exista point. […] ; encore au XVIIIe siècle, pendant les guerres entre la France et l’Allemagne, la plupart des plus petites cours allemandes parlaient notre langue, lisaient nos livres, adoptaient nos modes. Le fait d’une certaine communauté spirituelle européenne a donc existé, mais la conscience de ce fait, de son opposition aux particularismes nationaux, n’existait pas. Ce qui, au contraire, est très vite apparu en tant que conscience, que volonté manifeste, c’est l’affirmation des nations dans leurs génies particuliers et très souvent dans leurs oppositions. […]
Nous allons pourtant voir apparaître dans ce passé une époque qui a vraiment connu la conscience d’un esprit européen, c’est la fin du XVIIIe siècle, avec ces hommes qui, non seulement possèdent une culture cosmopolite, donnée par les Jésuites, mais s’en font gloire et y voient une valeur supérieure aux cultures étroitement nationales ; ces hommes dont Voltaire écrivait en 1767 qu’ « il se forme en Europe une république immense d’esprits cultivés », […] Ai-je besoin de dire si ce mouvement a été violemment enrayé par le XIXe siècle au nom des cultures nationales […] Ce nationalisme intellectuel paraît avoir aujourd’hui contaminé les meilleurs. […]
Dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre politique, le XXe siècle, […] débute par l’affirmation la plus farouche et la plus consciente qu’on vit jamais de l’anti-Europe… Aujourd’hui, l’idée de nation semble avoir terminé sa carrière, être devenue malfaisante aux Européens, l’idée d’Europe apparaît. Mais ne nous berçons pas d’illusions ; n’allons pas croire que cette idée va triompher naturellement, sachons qu’elle va trouver de la part de celle qu’elle veut détrôner une forte opposition, une résistance nourrie, de très sérieux obstacles.