Date de la note : 11 juin 2020
Voilà bien un ouvrage de Jacques Attali qui sort de l’ordinaire et dont la richesse interpelle. C’est en effet un moment rare que celui où un essayiste de renom, écrivain engagé et haut fonctionnaire, un homme de 76 ans, se livre à un regard rétrospectif sur son œuvre mais pas seulement : il nous ouvre comme jamais il ne l’avait fait les arcanes de sa personnalité qui ont conduit à ses choix et à ses engagements. Comme il l’écrit lui-même : « Voici le moment d’une pause. Avant d’aller plus loin. Qu’ai-je voulu dire en 80 romans, essais, pièces de théâtre, biographies, mémoires ? Ai-je fait œuvre d’écrivain ? Mes concepts et prévisions ont-ils été, sont-ils utiles ? »
Ce luxe, que cet homme si médiatisé, s’offre n’est pas innocent. Comme il le dit lui-même, « rien n’est pire que le narcissisme et rien n’est plus salutaire, pour soi et les autres, qu’un exercice d’autocritique. » Et dans cette aventure de bilan mais aussi de projections, Frédéric Taddeï jouerait le jeu de l’accoucheur de vérités, du décrypteur si besoin est. Telle est la promesse de cet ouvrage. A-t-elle été tenue ?
A vrai dire, on découvre ici l’Attali bien connu qui, avec un calme apparent jamais altéré par les tempêtes traversées, s’est lancé dans tant de batailles et a lâché tant de bombes dans le paysage intellectuel et politique français. Cependant, il y a aussi ce deuxième Attali qui, le temps de la pause, par son recul, analyse ce qu’il a apporté à la pensée française ainsi que les limites de ses actions et de son influence. Il y a un troisième Attali, qui nous touche encore plus car on le connaît moins : l’Attali sensible, capable d’aller jusqu’à la confidence, qui nous ouvre son univers plus secret, plus intime, un univers qui a fait, tout au long de sa vie, sa différence.
Bien sûr, on pourrait regretter que Frédéric Taddeï soit plus un faire-valoir de la pensée et de l’action de Jacques Attali qu’un contradicteur ou un critique, ce qui transforme parfois l’interview en un monologue déguisé en interview et fait courir au texte le risque de l’hagiographie, du type Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. On pourrait aussi regretter la multiplication de citations d’ouvrages anciens que le lecteur n’a pas forcément lus. Tout cela cependant est secondaire et n’enlève rien au fond du livre qui reste passionnant de bout en bout dans la mesure où il surprend toujours, apprend beaucoup et sur de nombreux champs.
Ce qui ressort d’emblée de la lecture, c’est la lucidité de Jacques Attali sur ce qu’il est et sur l’image qu’il renvoie. Son cas met aussi en lumière deux des maux dont souffre la France : le conformisme et le sectarisme des « élites ». Inclassable, ce grand commis de l’Etat n’a pas fait école, ne s’étant pas préoccupé de former des disciples, et, pire, ne s’est pas contenté des domaines dans lesquels il était par évidence plus expert (mathématiques, physiques et chimie) pour embrasser des sujets où les experts foisonnent. D’où sa mise à l’écart par ces derniers, n’appréciant que leurs pairs officiellement adoubés.
« J’ai refusé de mener une carrière académique. Or, les universitaires détestent ceux qui font aussi autre chose », écrit-il. Il dénonce ainsi, et enfin, une des causes de la sclérose des soi-disant « élites » françaises, qu’elles soient universitaires ou politiques, suspicieuses par principe envers ceux qui ne font pas partie de leur cénacle ou de leurs réseaux. D’où aussi incompréhensions, détournements de sa pensée, mépris qui l’auraient conduit à prendre des positions fortes et controversées. En France, il ne faut pas être différent, être libre de ses choix, passer d’un sujet à l’autre en appliquant des grilles d’analyse personnelles, transférer une idée d’un domaine à un autre domaine, conjuguer la pensée et l’action. Et pourtant, c’est le propre des créatifs. Aussi Jacques Attali écrit-il : « Je n’ai jamais cessé de penser à partir d’un point de vue libre sans cesse renouvelé par des études, des recherches, des conversations, des lectures (…) On aurait aimé, par exemple, quand je conseillais François Mitterrand, que j’écrive des livres d’économie de gauche. Pas des romans, ni une biographie de banquier, ni des essais historiques ».
Est-ce que sa manière d’être a porté ses fruits en bousculant les idées reçues ? Est-ce que l’on peut conjuguer le « tort » et la « raison », en détournant l’expression communément admise qui préfère le « ou » au « et » ? Est-ce la dissidence voire la transgression ou le pas de côté qui apportent le plus au pays ? Autant de questions graves qui remettent en cause le prêt-à-penser au risque de condamner ceux qui l’ont condamné.
Ce qui est passionnant dans A tort et à raison, c’est de découvrir comment une disposition d’esprit guidée par la curiosité du touche-à-tout, avatar de l’esprit des Lumières, peut mener à prévoir des éléments majeurs de notre futur. Ainsi, par la mutualisation des connaissances de domaines différents, Jacques Attali, dépassant la propension française à privilégier la monoculture plutôt que la polyculture, prédit, dès 1977, un bouleversement majeur dans tous les domaines après l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux, avance les concepts d’hypersurveillance et d’autosurveillance , évoque la soumission de l’Europe aux USA et l’émergence de ce qui deviendra les GAFA, pose le problème du transhumanisme, artificialisation du vivant. Dès 1981, dans Les Trois Mondes, il avertit que « les nouvelles technologies aggraveraient le chômage, accentueraient la concentration du capital à l’échelle mondiale, prolétariserait une partie des classes moyennes et que l’écart entre les trois mondes se creusera à l’intérieur même de chaque nation ». En 1988, dans Au propre et au figuré, « j’expliquais déjà que l’économie financière était devenue plus importante que l’économie réelle » Certes, ses détracteurs auraient préféré que l’auteur de la Nouvelle économie française s’en tienne à ses projections politiques sur une France dominée par la gauche, alors que ses propos étaient plus conceptuels et dépassaient les clivages politiques. Ses propos débouchent sur une vue plus globale des conséquences de « L’hyperempire (qui) créera une accumulation extrême de contradictions : sur le climat, l’environnement, les inégalités, la violence, la peur du déclassement de soi et de ses enfants, le communautarisme, le refus des autres et de l’universalisme. La moindre étincelle pourra y déclencher un conflit mondial. (…) En général, la révolution vient de la classe moyenne parce qu’elle est frustrée de ne pas avoir accès au pouvoir, et parce qu’elle a peur de basculer chez les plus pauvres (…) Je parie donc sur une révolution en Europe des jeunes des classes moyennes. Ils inventeront un autre modèle, permettant de concilier efficacité économique, démocratie, justice sociale et exigence écologique ». Que l’on partage ou non ses opinions, la démonstration interpelle, fait réfléchir car elle est fondée sur des réalités croisées.
Au fil de l’ouvrage, Jacques Attali aurait pu apparaître comme un gourou s’il ne confrontait pas ses projections à la réalité et c’est là que l’on reconnaît l’homme qui doute, qui cherche et qui admet qu’il s’est souvent trompé ou qu’on ne le l’a ni écouté ni entendu. Ainsi en est-il du fait de croire que la Chine restera à la périphérie des échanges au profit du Japon, de ne pas voir l’effondrement de l’ex-Union soviétique : « J’ai beaucoup appris par cette erreur », ajoute-t-il. Tout cela tempère l’image du « stalinien » que certains ont voulu lui coller car on découvre, dans l’ouvrage, la lucidité de l’auteur par rapport à sa propre action : « On n’est pas vraiment écouté quand on ne pèse rien politiquement… Seuls les élus comptent. Je suis pourtant convaincu que le monde aurait une meilleure allure si les politiciens écoutaient davantage ceux qui prennent le temps de réfléchir. » Voilà bien tout un pan de l’histoire d’un homme qu’il est bon de connaître et qui surprend, d’un homme qui, sachant les blocages qu’on lui opposera ou les limites de son audience, continuera à chercher, lire, écrire, dire, agir… et parfois trouver. Peu aurait persévéré mais, comme écrit André Gide dans la Préface de Vol de nuit de Saint-Exupéry : « Le bonheur de l’homme n’est pas dans la liberté, mais dans l’acceptation d’un devoir ». Devoir implicite sans doute.
Le ressenti de Jacques Attali par rapport aux élites est aussi passionnant car rares sont ceux qui, gravitant autour des cercles du pouvoir, osent s’exprimer avec autant de fermeté et de courage : « Elles sont discréditées quand elles ne donnent pas de sens à l’avenir. Et c’est le cas aujourd’hui. Leur discrédit ne fait que commencer. Elles se discréditent par leur incapacité à se renouveler, à s’ouvrir, à partager le pouvoir, à proposer un projet (…) Les dirigeants politiques ne sont pas l’élite. Ils se recrutent dans la même classe depuis soixante ans. Ils sont les mêmes qu’avant, avec une génération de moins. Ce sont des héritiers des fermiers, pas des corsaires, encore moins des pirates. Ils ne sont prêts ni à prendre des risques, ni à penser à long terme, ni à accueillir des étrangers. (…) Aujourd’hui, il existe aussi une sorte de loi des quatre quartiers implicites : si vous n’avez pas l’argent, les diplômes, les relations, les réseaux…eh bien, vous ne passez pas. » Un sentiment que commence à partager beaucoup de Français, mais que si peu osent énoncer.
Et que dire de ses jugements sur les hommes politiques qu’il a côtoyés, jugements précautionneux mais qui vont droit à l’essentiel. Alors que François Mitterrand semble le plus épargné, son opinion sur François Hollande est sans appel : « Être sans cesse à la recherche d’un point d’équilibre ne crée que des mécontentements. Il faut expliquer un projet et avancer » ainsi que sur Emmanuel Macron : « C’est un moderniste soucieux du progrès technique et de l’enrichissement individuel. Il croit moins à la redistribution qu’à la réussite privée, et se soucie davantage de l’égalité des chances que de l’égalité. Ce qui revient, je l’espère, à s’intéresser aux générations futures. » Autant de pensées qui susciteront les débats, ou en tout cas, la réflexion.
Ce que A tort et à raison apporte de façon incontestable, c’est en effet un champ d’interrogations, de remises en cause, sans brutalité, sans agressions gratuites comme les aiment les médias. En fait, Jacques Attali se pose plus en arbitre, en moraliste qu’en censeur. Par-delà les détails de son œuvre, de sa carrière politique, ce qui interpelle, c’est la singularité d’un homme dans un siècle de clonage. L’ouverture aux autres, à la culture des autres pays, à l’histoire planétaire est un des leitmotivs de l’auteur, prolongée par un appel à l’avènement d’une social-démocratie positive, une utopie, qualifiée comme telle, qui rajeunisse l’humanisme ancien pour coller aux réalités contemporaines.
L’auteur serait-il un des utopistes les plus brillants de notre temps, les utopies ayant, durant les siècles passés, modifié des réalités, orienté les hommes vers d’autres continents, d’autres systèmes, avec des succès mitigés certes ?
Pour lui, « L’économie positive vise à réaliser l’utopie de la fraternité. Cette économie positive est aujourd’hui devenue une grande force, une avant-garde du monde. Une évidence. Elle donne du sens au travail, à la consommation, à l’usage du temps. Elle réunit tous ceux qui travaillent dans l’intérêt des générations futures…tous ceux qui ont compris que la seule façon de survivre est de créer les conditions pour que chacun ait les moyens de choisir sa propre vie et le fasse de façon altruiste. Cela ouvre à de tout autres projets politiques, à un usage du temps hors marché, à des activités créatrices et non de pure consommation. Un tout autre monde. » Être utopiste, c’est continuer à vivre debout : « Là serait la véritable mort de l’espèce humaine : se résigner à penser que nous n’avons pas de raison d’être. »
Voici quelques pistes de réflexions auxquelles invite l’ouvrage de Jacques Attali. Il y en a bien d’autres : sa mise au point sur son départ de l’Elysée et son engagement en tant que président de la BERD ; ses travaux de fond (rapports, commissions), la création de ses ONG, son rôle en tant que penseur du capitalisme, son goût sur la musique, son admiration pour l’Islam des lumières dans la Cordoue au Xe-XIe siècle…
On ne saurait conclure cependant ce bref compte-rendu sans saluer la plume de l’écrivain qu’est Jacques Attali, plume brillante, incisive, énergique. Quelques-unes de ses formules, dont lui seul est capable, en témoignent : « Le marché est un mécanisme et la politique une illusion (…) Le marché est un système. Pas une personne. Il organise le pouvoir de ceux qui détiennent des capitaux. (…) L’ordre marchand (…) c’est une intelligence artificielle. Un golem, fondé sur une illusion, celle de la liberté individuelle, qu’il détruit en transformant l’homme et la nature en artefacts » ; « La tolérance est la clé de la richesse durable » ; « Les gilets jaunes sont – ou étaient – les chantres du « moi d’abord ! (…) La plupart d’entre eux se moquent des générations futures » ou encore : « La vie servait à préparer la mort. Elle sert aujourd’hui à l’oublier » …
Voilà pourquoi ce livre fort restera, à mon avis, comme utile à l’ouverture de débats fructueux, de contestations et de critiques acerbes. Il faut espérer surtout qu’il conduise à des actions pour faire bouger la France. A tort et à raison est aussi le témoignage de l’importance de la curiosité intellectuelle et de l’urgence à dépasser les cénacles, les clans, les factions qui n’ont fait depuis des décennies que scléroser le pays en le coupant de ses forces vives.
Olivier CAZENAVE, Vice-Président délégué Fondation Prospective et Innovation
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