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A l’occasion de la création digitale du Conseil français des investisseurs en Afrique en 2016, Etienne Giros, président délégué, et Sandrine Sorieul, directrice générale, avaient sollicité Jean-Michel Huet, expert du terrain numérique africain, pour rédiger un livre sur la digitalisation en Afrique. Jean-Michel Huet doit son expertise à une vingtaine d’années d’expérience dans le domaine africain et digital. Précédemment consultant chez PwC et chef de produit chez France Télécom Mobiles (Orange), il est aujourd’hui associé au sein du cabinet BearingPoint où il dirige les activités « emerging market » et les stratégies de développement international.

C’est donc à la suite du succès de son livre Le digital en Afrique – Les cinq sauts numériquespublié en 2017, que Jean-Michel Huet a renouvelé l’exercice au regard des nombreuses évolutions numériques que l’Afrique connaît depuis 2017. Avec ce nouvel ouvrage, Afrique & Numérique : Comprendre les catalyseurs du digital en Afriqueparu en février 2021 aux éditions Pearson, Jean-Michel Huet, appuyé par d’autres auteurs, aspire à rééclairer l’analyse du paysage numérique africain en mettant en perspective ses forces et ses faiblesses, les changements de ces dernières années et, plus particulièrement ce qu’il nomme les « nouveaux catalyseurs » qui accroissent le poids du digital en Afrique et accélèrent le développement.

 

La technologie comme premier catalyseur

La révolution des données, le déploiement de l’Internet des Objets et l’essor de la blockchain en Afrique participent considérablement à la transition numérique amorcée sur le continent africain qui dispose d’un réel potentiel en termes de big data analytics comparé à ces dernières années, grâce aux nouvelles technologies. Les big data analytics s’inscrivent autant dans la finalité du secteur privé, que dans celle du secteur public. L’utilisation, et l’analyse des données accumulées, grâce notamment à la téléphonie mobile et au smartphone répondent à l’amélioration des services publics comme les transports en commun, ainsi qu’à la nécessité pour les entreprises de connaître le client pour personnaliser l’offre.

Les auteurs proposent tout de même quelques recommandations pour raffermir ce potentiel numérique.  Si les entreprises doivent désormais se doter d’une stratégie data opérationnelle grâce à leur investissement, nouer des partenariats locaux et internationaux, instaurer une gouvernance de la data, les administrations publiques, elles, doivent promouvoir l’investissement privé dans les infrastructures techniques, investir dans l’éducation, la recherche et un environnement propice à l’essor du numérique (incubateur, régulation, protection des données…).

L’Internet des Objets, qui désigne en fait les « objets physiques connectés » et le « réseau de capteurs sans fil », s’articule autour du triptyque hommes/objets/données et connaît une croissance extensive. Entre 2017 et 2020, ce sont 6 milliards de dollars qui ont été investis dans des dispositifs liés à l’Internet des Objets (dont le développement d’applications et le stockage de données). A terme, le retour sur investissement se chiffre à 13 000 milliards de dollars d’ici 2025. Parce qu’il réduit les coûts et améliore l’efficacité opérationnelle des entreprises industrielles, l’Internet des Objets a un réel pouvoir de transformation pour certains secteurs économiques et contribue de facto à l’accélération de l’industrialisation de l’Afrique, qui peut ancrer plus facilement ces nouvelles technologies dans son tissu industriel, encore en pleine maturation. Ainsi, des parcours académiques dédiés à l’Internet des Objets sont nés dans certains pays africains, en témoigne la création d’une filière spécifique au sein de l’Institut national des postes et télécommunications du Maroc. Pour les auteurs, « l’Internet des Objets s’inscrit dans le cadre d’une innovation incrémentale qui refonde le schéma de l’interaction entre l’homme et la machine, et impose de facto de nouveaux paradigmes comportementaux, économiques et industriels », ainsi qu’un partenariat public/privé.

L’Internet des Objets pourrait apporter des solutions concrètes dans un contexte marqué par une forte tension démographique et de vives inquiétudes quant au futur de l’emploi pour la jeunesse africaine. Selon une étude menée par Jean-Michel Huet, la valeur ajoutée manufacturière (VAM) en Afrique dans les trente prochaines années, connaîtrait la croissance la plus rapide si l’on fait le choix d’une « industrie augmentée ».

Enfin, la blockchain s’inscrit également dans cette dynamique de « premiers catalyseurs ». Pour l’auteur, « la blockchain est un outil qui peut aider à formaliser l’économie souterraine tout en garantissant une traçabilité et une transparence des flux financiers », permettant ainsi le développement des finances publiques, et une transformation structurelle vers le développement économique de l’Afrique.

 

Les acteurs, catalyseurs de la transformation numérique africaine

Nommés « facilitateurs » par l’auteur, les institutions publiques, les bailleurs de fonds, les start-ups et les entreprises en général participent également à l’accélération de la numérisation africaine.

Pour les institutions financières internationales, il s’agit d’investir dans le développement du numérique en Afrique, celui-ci répondant aux Objectifs du Développement Durable définis par l’ONU. D’autant plus que, selon le Rapport sur le développement dans le monde publié par la Banque mondiale, si le nombre de connexions à l’Internet haut débit augmente de 10%, la croissance annuelle moyenne s’accroît de 1.4%. La numérisation de l’Afrique permet au continent de réaliser des « leapfrogs », ou sauts de grenouille, lui permettant ainsi d’accélérer ses transformations structurelles rapidement. Par conséquent, les pays africains reconnaissent le poids de ces institutions financières et s’appuient sur elles pour définir leurs visions stratégiques digitales, en témoigne le concours de la Banque mondiale dans la réforme eGabon visant à instaurer un système informatisé du personnel de la fonction publique. En somme, les institutions financières internationales placent la digitalisation du continent africain en priorité. En 2018, la Banque mondiale comptait plus de 205 projets de développement du digital et des transports.

La numérisation du continent africain repose également sur les structures d’accompagnement à l’entreprenariat innovant (SAEI). Bien qu’elles souffrent parfois d’un manque de professionnalisation, elles demeurent l’interface privilégiée des « jeunes pousses ». Compte tenu de la dynamique actuelle de l’entreprenariat africain (levée de fonds de 1.16 milliard de dollars en 2018 par 146 start-ups africaines), « si l’entrepreneuriat est effectivement un levier clé de lutte contre le chômage chez les populations les plus vulnérables en Afrique, à savoir les jeunes et les femmes, les SAEI apparaissent comme le maillon fort sur lequel s’appuyer pour assurer la transition de l’informel vers le formel d’une part et créer des entrepreneurs africains professionnels et pérennes de l’autre ».

L’économie des plateformes est la dernière « facilitatrice » de la transformation numérique africaine. Il s’agit de la capacité à faire travailler ensemble des concurrents, des clients, des fournisseurs, et toutes sortes de parties prenantes en cassant les chaînes de valeurs classiques, dans l’optique de développer de nouveaux modèles économiques « phygital », qui associent physique et digital. L’enjeu pour l’Afrique est donc de participer à cette hybridation de l’économie, notamment à travers l’économie des plateformes. « Contrairement aux schémas européen et américain, l’exploitation de modèles économiques hybrides n’est pas née d’une diversification progressive des activités des entreprises [ …]. Elle découle en effet d’innovations locales visant à répondre à un besoin réel, renforçant davantage la pertinence du leapfrog digital africain » car l’hybridation des modèles économiques africains découle de l’adjonction de différents acteurs autour d’une chaîne de valeur modifiée.

L’utilisation du digital catalyse la numérisation du continent africain

Il s’agit ici de faire de l’agriculture et de l’électricité des objets de la révolution numérique. L’auteur a voulu se concentrer sur ces deux secteurs qui souffrent encore d’un manque de littérature, bien qu’ils représentent à eux deux 60% de l’activité économique du continent et donc un véritable enjeu du développement économique. Concernant l’électricité, l’auteur observe des tendances convergentes entre les distributeurs d’électricité et les réseaux télécoms. L’implication de ces derniers permettra, à terme, une diversification des services des utilities en passant de la fourniture simple d’électricité à la consommation de services énergétiques sur le même modèle qu’en Europe. Réciproquement, les distributeurs ont le pouvoir d’accélérer le développement des infrastructures télécoms, notamment avec le développement des services de data centers.

Par ailleurs, si l’agriculture fournit 60% des emplois sur le continent africain, sa productivité demeure très faible, ce qui représente un défi pour les 54 pays africains. D’où la recommandation des auteurs de l’usage d’outils numériques pour répondre aux enjeux actuels et futurs : « La véritable révolution agricole aura lieu, à notre sens, quand l’ensemble des acteurs seront en mesure de dialoguer via une seule et même plateforme. Et que les données que ces plateformes généreront seront de l’or vert pour l’Afrique, pour le monde et pour toutes les générations futures ».

 

Comment la Covid-19 s’inscrit dans cette dynamique de numérisation du continent africain ? Pour Jean-Michel Huet, la réponse est claire. « Nous ne dirons pas que la Covid-19 a été un catalyseur du digital mais elle a permis à différents catalyseurs de s’actionner rapidement », au moyen de technologies, d’acteurs, et d’usages du digital. L’association de ces trois catalyseurs a permis d’aller plus loin dans l’accélération digitale.

En somme, cet ouvrage, plus actuel que jamais, s’adresse à chacun désirant avoir un regard lucide sur les enjeux numériques du continent africain grâce aux commentaires d’un expert du domaine et développer ses connaissances sur le sujet.

L’histoire de l’informatique en Afrique -déjà longue – nous enseigne cependant que la technique ne suffit pas et, souvent, n’est pas la condition première du développement, pas même quand elle est accompagnée des capitaux.

L’Afrique a besoin d’infrastructures, de transport comme énergétiques, de former des cadres en nombre suffisant, de pouvoir mobiliser des financements adoptés.

Le numérique apportera sa contribution à un mouvement qui se doit d’être d’ensemble, tant matériel qu’intellectuel, pour accélérer son développement.