FPI
Publications

« Ces guerres qui nous attendent 2030-2060 »

Date de la note : 19 avril 2022

Red Team, « Ces guerres qui nous attendent 2030-2060 », Éditions des Équateurs, 5 janvier 2022

 

« Croiser le monde du possible à celui du temporairement impossible pour imaginer les menaces qui pourraient mettre en danger la France et ses intérêts à horizon 2060 » : c’est la mission d’un type un peu particulier qu’a décidé de confier en 2019 le Ministère des Armées à un groupe d’auteurs de Science-Fiction. De cette ambition est née la « Red Team Défense », une unité spéciale d’une dizaine d’écrivains, de scénaristes et de dessinateurs sélectionnés parmi les centaines de candidatures reçues. Certains, à l’instar de Xavier Dorison, Laurent Genefort, Xavier Mauméjean ou François Schuiten, sont déjà largement connus du grand public. D’autres ont préféré conserver leur anonymat afin d’échapper au harcèlement en ligne. Tous sont chargés d’élaborer très sérieusement les contours politiques, sociaux et technologiques des conflits du futur : il s’agit d’anticiper demain pour mieux s’y préparer. Or, s’il est vrai que nos armées ont toujours mobilisé leurs savoirs et leurs ressources au service d’un travail de prospective, le « coup d’avance » constituant un avantage stratégique majeur sur le champ de bataille, la perspective fixée est souvent celle du prévisible. C’est là tout l’intérêt de la fiction, qui a la liberté de se projeter plus loin en bousculant les certitudes et en mobilisant l’imagination.

Dans cette invention du futur, la Red Team a imaginé plusieurs scénarios de conflits prenant place entre 2030 et 2060. Jusqu’à présent protégés par le Secret Défense, quatre d’entre eux ont été déclassifiés et rassemblés dans un ouvrage, « Ces guerres qui nous attendent. 2030-2060 » (Éditions des Équateurs). Qu’elles se réalisent ou non, ces fictions attirent l’attention de nos armées sur des menaces difficilement prévisibles, et l’invitent à mettre à l’épreuve ses stratégies et équipements. A chaque innovation, c’est en effet une vulnérabilité qui est dessinée et une réponse que s’efforce d’élaborer une « Blue Team » d’ingénieurs et de militaires. L’inventivité de la Red Team n’est donc pas de l’ordre du fantasme et a effectivement conduit à certaines modifications dans la conception du porte-avions de nouvelle génération dont la France ambitionne de s’équiper. Utiles à nos armées, ces scénarios le sont aussi aux citoyens, en ébauchant de possibles perspectives d’évolution d’un monde où la guerre semble avoir fait son grand retour. Des formes d’organisation politique aux tensions géostratégiques, des équipements militaires aux dissensions sociétales, les prédictions faites ne se révèleront pas forcément vraies mais invitent néanmoins à la réflexion sur un futur incertain.

 

***

 

Scénario 1 : Le réchauffement climatique, menace de l’Etat-nation

Dans le premier scénario (« Les pirates de la P-Nation attaquent Kourou »), les auteurs de la Red Team dessinent un monde à l’horizon 2050 où les Etats-nations se retrouvent menacés par le réchauffement climatique et les nouvelles organisations politiques qui en ont accouché. Ainsi, à partir des années 2030, des millions de citoyens refusant le puçage devenu obligatoire se sont réfugiés sur les côtes, des zones devenues dangereuses avec la montée des eaux et donc abandonnées par l’autorité étatique. De ces communautés de « sans-papiers » et de migrants climatiques nait alors une société pirate, qui prend le nom de « P-Nation » et se structure comme un réseau de villes flottantes. Ennemis affichés des Etats occidentaux qu’ils accusent de détruire la nature, ces pirates d’un nouveau genre ciblent alors la France en frappant sa base spatiale de Kourou. Celle-ci accueille en effet la construction d’un ascenseur spatial destiné au transport de marchandises et de passagers entre la Terre et une station de réception en orbite. De cette attaque, les Etats occidentaux tirent alors la leçon d’institutionnaliser leurs relations avec la nation pirate, en l’intégrant aux organisations internationales et en reconnaissant un statut de « résident sur mer ».

L’impact du réchauffement climatique sur la biodiversité et l’avenir du vivant n’a rien de nouveau, mais c’est ici une autre menace que ce scénario dessine : celle que l’évolution du climat pourrait faire peser sur les structures étatiques. En effet, les Etats-nations, unités de base du système international, devront non seulement faire face à un flux croissant de migrants climatiques (ils seront 216 millions à l’horizon 2050 selon la Banque mondiale), mais verront également échapper à leur autorité certains territoires devenus hostiles. Le système westphalien des Relations internationales s’en trouvera nécessairement fragilisé, mais risque également d’être dépassé par l’émergence de nouvelles organisations territoriales et sociétales, basées sur des solidarités transnationales et des contrats sociaux repensés. Le risque de subversion politique auquel pourrait conduire le réchauffement climatique ne saurait donc être ignoré par les autorités nationales. Déjà, le développement dans les années 2010 de la piraterie en Somalie, où les pêcheurs victimes de la surpêche occidentale se reconvertissaient dans l’attaque de navires marchands, rappelle les origines de la « P-Nation ».

 

Scénario 2 : Le transhumain, nouvel acteur (vulnérable) de la guerre

C’est un thème traditionnel de la Science-Fiction que traite le second scénario (« Barbaresque 3.0 ») : celui du transhumanisme, qui deviendrait une réalité à partir des années 2030. De fait, sous l’impulsion du Ministère des Armées, les soldats français sont progressivement équipés d’un implant neuronal du nom de « NETAM ». Destinée à pallier les insuffisances humaines en situation de combat, cette innovation permet notamment le contrôle d’équipements à distance. Mais l’homme augmenté reste un homme vulnérable : l’interface neuronale dont il est équipé peut en effet être piratée. C’est ce que subit en 2060 la capitaine d’une frégate française en Méditerranée, dont le « NETAM » qui l’assiste dans ses missions de commandement se retrouve manipulé par les Barberousses, des pirates 3.0 installés sur les côtes maghrébines. Ces lointains descendants des Barbaresques usent en effet de leurs compétences informatiques afin de projeter la commandante dans une réalité alternative : ce deepfake cérébral conduit alors le navire français à déclencher une attaque contre ses propres alliés italiens.

Si ce scénario situe son intrigue dans des décennies lointaines, la réalité semble pourtant déjà avoir rejoint la fiction : en début d’année, le milliardaire Elon Musk a ainsi annoncé sa volonté de lancer les premiers essais cliniques de son programme Neuralink, un implant cérébral qui permettrait à des patients paralysés de contrôler des objets à distance. Une innovation qui n’est pas sans évoquer le « NETAM » dont il est ici question, et dont les premières applications civiles ne tarderont sûrement pas à être mobilisées dans le champ militaire. Sans attendre de telles avancées, le soldat « augmenté » existe déjà : exosquelettes permettant le port de lourdes charges, ou encore canons d’hélicoptères dirigés par le regard du pilote sont dès aujourd’hui à l’œuvre sur les théâtres d’opération. Le front du combat pourrait alors se déplacer vers le cyber-espace, l’ensemble de ces innovations constituant des ordinateurs embarqués vulnérables à des attaques informatiques aussi dévastatrices que les armes traditionnelles. L’armée iranienne semble ainsi précurseur des Barberousses lorsqu’elle capture en 2011 un drone américain par, affirme-t-elle, la manipulation de son signal GPS.

 

Scénario 3 : La guerre cognitive à l’heure des réalités alternatives

La balkanisation d’une société où des bulles communautaires virtuelles s’affrontent sur fond d’attaque biologique : c’est la perspective inquiétante que s’attelle à décrire le 3ème scénario de l’ouvrage (« Chronique d’une mort culturelle annoncée »). Dans cette anticipation, les années 2040 voient pulluler des bulles numériques communautaires de services (REZ), véritables réseaux qui plongent les membres d’une communauté (religieuse, politique, culturelle, etc) dans une réalité alternative. En offrant à ceux qui y sont affiliés un présent conforme à leurs convictions, ces safe sphere permettent alors de réguler des sociétés multiculturelles devenues fragiles, mais conduisent dangereusement à une balkanisation du réel, qui ne devient plus qu’une simple juxtaposition de réalités parallèles. C’est dans ce contexte que la ville de Grande-City, où la France possède de nombreux ressortissants, est la cible d’une attaque biologique en 2045. Face à cet attentat bioterroriste, l’armée française procède à une opération de rapatriement de ses citoyens, rendue particulièrement difficile par l’hostilité de certaines safe sphere sous contrôle de groupuscules ennemis. Surtout, la France est sollicitée afin d’assister l’Etat failli à « sécuriser le réel » : il s’agit alors de soumettre les populations à un « sevrage numérique » afin de les soustraire aux bulles de réalités alternatives les plus hostiles.

La guerre cognitive ici décrite, qui use de la désinformation et de la manipulation, n’a rien de nouveau. De l’opération Fortitude en 1944 afin de leurrer les Allemands sur le lieu exact du Débarquement, aux opérations informationnelles auxquelles se sont livrés Est comme Ouest durant la Guerre froide, la désinformation a depuis toujours constitué une arme stratégique déterminante. A l’ère de l’hyper-connexion, la véritable révolution réside surtout dans la rapidité et l’ampleur auxquelles une fausse information peut être diffusée. Les réseaux sociaux en sont devenus le principal canal de diffusion, et constituent désormais le théâtre de véritables guerres d’influence des puissances de ce monde. Le cas du conflit en Ukraine nous le rappelle encore récemment, chacun des deux camps en présence cherchant à démoraliser et tromper l’adversaire. Notre armée paraît avoir saisi l’importance de la menace et a lancé fin 2021 le projet « Myriade », afin d’explorer les risques et possibilités de la guerre cognitive. Car celle-ci risque d’entrer dans une nouvelle dimension avec le développement du métaverse, un ensemble d’univers virtuels permettant des échanges en réalité augmentée à travers des avatars. Une innovation dont le créateur de Facebook, Mark Zuckerberg, souhaite devenir le leader mais qui pourrait bien conduire à la balkanisation du réel imaginée plus haut.

 

Scénario 4 : Face aux armes hypervéloces, retour de la guerre de position

Enfin, c’est un phénomène tout à fait paradoxal qu’imagine le 4ème et dernier scénario (« La Sublime Porte s’ouvre à nouveau ») : la révolution technologique aboutirait à la conception d’armes si puissantes que les pratiques de guerre s’en trouveraient bouleversées, marquant alors le retour à une guerre de position médiévale. Les auteurs imaginent en effet que les années 2040 pourraient être celles d’une course aux armements hypervéloces, des missiles dont la vitesse de frappe atteint près de 20.000 km/h. Cette menace d’un genre nouveau redéfinit alors les règles de la guerre : s’en protéger impose en effet un système de défense au délai de réaction excluant toute intervention humaine, une fraction de seconde pouvant être fatale. Un dispositif de protection, appelé « hyper-forteresse », est alors mis au point, mêlant Intelligence Artificielle, dispositifs de détection et batteries anti-missiles. Une telle innovation, impossible à déplacer, conduit inévitablement à la fin de la guerre de mouvement, pourtant paradigme dominant depuis les années 1940. Fini l’affrontement frontal : la guerre de position fait son grand retour, la mission des soldats consistant à contourner la défense ennemie afin de la fragiliser.

Depuis la Strategic Defense Initiative (aussi appelée « guerre des étoiles ») de Ronald Reagan, l’idée d’un bouclier anti-missile est l’objet de tous les fantasmes dans les armées de ce monde. Il marquerait en effet l’invulnérabilité garantie et la supériorité incontestable de la nation qui en serait équipée. Si l’ambition démesurée d’un tel projet conduit à son abandon à la fin de la Guerre froide, il continue encore aujourd’hui à mobiliser l’effort de recherche et d’innovation militaire de plusieurs pays. Le « Dôme de fer » israélien, certes plus modeste et pas toujours efficace, pourrait toutefois constituer l’embryon de l’« hyper-forteresse » des années 2040. Pour ce qui est de la course aux armements hypervéloces, nul besoin de fixer une perspective aussi lointaine : on s’y livre déjà de nos jours. Russie, Chine et Etats-Unis multiplient ainsi les essais plus ou moins réussis afin de ne pas être privé du marqueur de puissance que représente ces missiles, mais aussi de l’avantage stratégique qu’ils offrent en étant capables de défier les systèmes de défense anti-aérienne. Alors que Washington tente de combler un retard accumulé par manque de moyens budgétaires, Moscou a annoncé au 24ème jour de son invasion en Ukraine l’utilisation de telles armes, une première mondiale selon plusieurs experts. Quant à notre pays, le Ministère a affiché la volonté de voir nos armées équipées de ce game changers à l’horizon 2035. Reste à savoir si cette nouvelle compétition aux armes hypersoniques aboutira effectivement au retour de la guerre de position…

 

***

 

Ainsi, s’ils ne dessinent pas un avenir certain, les scénarios de la Read Team présentent toutefois l’intérêt d’imaginer un futur possible. Car si l’horizon narratif fixé aux auteurs est celui de 2060, les prémisses de certaines intrigues semblent déjà prendre place sous nos yeux.

C’est donc à un exercice exigeant et particulièrement intéressant que se sont livrés ces auteurs de Science Fiction, un milieu pourtant traditionnellement caractérisé par son antimilitarisme. Si cette initiative n’est pas sans précédent, l’administration Reagan ayant déjà fait appel dans les années 1980 à certaines plumes d’écrivains, elle nourrit avec une grande pertinence la réflexion autour de préoccupations plus que jamais d’actualité. Il ne s’agit pas de tout prévoir, mais d’imaginer pour mieux anticiper.

Reste à ne pas cantonner ces scénarios au patrimoine de la littérature, mais à en faire au contraire les bases d’une pensée stratégique renouvelée dans ses ambitions et ses moyens.

Charles BOSSELUT, Chargé de mission à la Fondation Prospective et Innovation

< Retour à la liste
Couverture de l'ouvrage "Ces guerres qui nous attendent 2030-2060" de la Red Team

Informations sur l'ouvrage

  • Ces guerres qui nous attendent 2030-2060
  • Auteur : Red Team
  • Éditeur : Éditions des Équateurs
  • Date de publication : 05 janvier 2022
X