Date de la note : 30 septembre 2021
Téléchargez ici la note de lecture « Demain la Chine: Guerre ou Paix ? »
Le piège de Thucydide n’en finit pas de faire des remous. Dernier en date des observateurs à intervenir dans le débat, Jean-Pierre Cabestan, directeur de recherche au CNRS, actuellement à la tête du département de sciences politiques de l’Université baptiste de Hong Kong. Il avait auparavant fondé et animé pendant cinq ans l’antenne du Centre d’étude français sur la Chine contemporaine, basé à Taïpei. Il a publié une dizaine de livres sur la Chine dont quatre sur Taïwan. C’est son dernier ouvrage, paru ces dernières semaines, qui s’attaque à la grande question posée par Graham Allison, devenu désormais le sujet central des relations internationales : va-t-on vers la guerre entre l’Amérique et la Chine ?
Là où le professeur de Harvard essayait de tirer les enseignements de l’histoire, en l’espèce des précédentes confrontations entre la puissance établie et la puissance montante, Jean-Pierre Cabestan, lui, concentre son analyse sur l’état actuel des relations entre les deux grandes puissances du moment pour livrer des conclusions très mesurées et en définitive très pertinentes. Après avoir constaté la montée évidente des tensions entre les deux, il passe en revue en grand détail les différentes situations où ces tensions pourraient tourner au conflit ouvert : Taïwan bien sûr mais aussi la Mer de Chine du Sud, la zone des Senkaku/Diaoyu, la frontière sino-indienne… Et, au terme d’une analyse très fouillée, il explore le genre d’issue sur lequel pourrait concrètement déboucher la compétition pour le leadership mondial.
Jean-Pierre Cabestan commence par observer une évolution qui lui paraît particulièrement préoccupante en Asie orientale : la montée des nationalismes qui charge d’une passion nouvelle des désaccords anciens et la modernisation accélérée de l’outil militaire qui accroît de facto la tentation d’en découdre. A l’origine, ce mouvement a été initié par la Chine. Après Tienanmen, exalter les succès du pays permettait au Parti de se relégitimer et, en effet, la fierté nationale retrouvée a soudé la majorité du corps social autour du pouvoir. Aujourd’hui, la moindre objection venant de l’extérieur sur les sujets dits sensibles (droits de l’Homme, Xinjiang, Taïwan…) provoque une réaction générale d’indignation. Le nationalisme s’enrichit même maintenant d’une composante suprémaciste : une minorité croissante estime que les Hans sont supérieurs aux autres peuples et que le pays ne devrait pas hésiter à recourir « à tous les moyens » pour défendre ses intérêts nationaux. En parallèle, Pékin s’est fixé pour objectif « de faire de l’armée populaire une armée de premier rang mondial ». Depuis le début du siècle et plus encore depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, on assiste au développement accéléré de la marine, de l’aviation et des moyens de combat cybernétiques et spatiaux. Tous ces efforts vont dans le même sens : il s’agit pour la Chine de l’emporter sur les États-Unis dans une confrontation visant à protéger ou recouvrer son intégrité territoriale et conquérir le périmètre maritime qu’elle revendique depuis 1949. Pour ne rien arranger, à cela s’ajoute que désormais la montée des nationalismes et la course aux armements ne se limitent plus à la Chine. Elles se sont étendues maintenant, à divers degrés, aux États-Unis, au Japon, à l’Inde, voire à l’Australie.
Dans le débat chinois sur le recours à la guerre, de nombreuses voix mettent en avant le caractère fondamentalement pacifique de la culture nationale, à la différence de la culture occidentale. On fait valoir que la guerre ne manquerait pas de ralentir le développement économique et la montée en puissance de la République populaire. On promeut le concept d’« ascension pacifique », l’établissement d’un « nouveau type de relations entre grandes puissances » et d’« une communauté de destin pour l’humanité ». Mais dans le même temps, Xi prépare activement l’armée populaire à un conflit armé, donne instruction de reprendre peu à peu le contrôle de la mer de Chine du Sud et des eaux environnant les Senkaku/Diaoyu et parle ouvertement d’une réunification « non pacifique » de Taïwan. La clef de cette contradiction doit sans doute être recherchée du côté de Sun Zi, le grand stratège national, et de son fameux principe : la plus belle des victoires militaires est celle qui est remportée sans combattre.
Jean-Pierre Cabestan examine ensuite minutieusement les différents théâtres de conflit plus ou moins larvés entre la Chine et ses voisins et au-delà, entre la Chine et les États-Unis : d’abord les territoires et zones dont la prise de contrôle est déterminante pour parachever la renaissance de la nation chinoise, puis la frontière avec l’Inde et enfin les opérations extérieures qui vont inévitablement accompagner le déploiement des intérêts chinois à travers le monde. L’examen se doit d’être d’autant plus minutieux que la République populaire est passée maître dans l’utilisation des « zones grises » entre la guerre et la paix et s’est fait une spécialité de mener une sorte de guerre d’usure des nerfs. Il s’agit donc de repérer les minuscules petits pas et autres avancées de fourmis par lesquels elle ne cesse de pousser son avantage : provocations, faits accomplis, cyberattaques, campagnes de désinformation, intimidations, harcèlement, toutes opérations destinées à placer l’adversaire devant le dilemme redoutable de devoir reculer ou prendre l’initiative du conflit ouvert. Au bout du compte, la Chine parvient ainsi à modifier le statu quo en sa faveur.
Le cas le plus emblématique est peut-être celui de la mer de Chine méridionale, un espace de la taille de la Méditerranée par où passe l’une des principales routes maritimes du monde. La Chine revendique la pleine souveraineté sur la quasi-totalité (90%) de la zone au détriment de ses voisins de l’ASEAN et au mépris du droit de la mer, notamment du principe de liberté de navigation. Elle en a fait en 2012 un « intérêt fondamental » au même titre que Taïwan ou le Tibet. Depuis lors, ignorant superbement les promesses faites au Président Obama en 2015 et la décision du tribunal arbitral de La Haye de 2016, la Chine multiplie les faits accomplis en poldérisant et militarisant tout une série d’îlots, en empêchant les riverains d’y développer leurs activités économiques et en les menaçant au besoin d’intervention militaire. Comme le déclarait sans vergogne le ministre des Affaires étrangères chinois au sommet de l’ASEAN de 2010, « la Chine est un grand pays, les autres pays sont de petits pays. C’est un fait ». Pour défendre la libre navigation, les États-Unis et leurs alliés ont intensifié à partir de 2015 les « passages innocents » de navires de guerre dans les eaux contestées. A plusieurs reprises des incidents graves n’ont pu être évités que de justesse.
La virtuosité de Pékin à avancer de cette manière indirecte ou souterraine témoigne aussi de sa prudence. Malgré les rapides progrès de l’Armée Populaire, malgré la supériorité maintenant établie de ses moyens navals et, à brève échéance, de ses moyens aériens sur la VIIème flotte américaine, les capacités militaires globales de la Chine restent très en deçà de celles des États-Unis. Surtout si l’on compte celles de leurs alliés ou associés potentiels que la nouvelle posture chinoise n’a pas manqué d’alarmer et qui sont en train de s’organiser en conséquence. Sauf extraordinaire, le fossé entre les deux adversaires n’a guère de chance d’être comblé à vue humaine. Or, se lancer dans un conflit armé sans avoir la certitude de l’emporter reviendrait à jouer à la roulette russe le contrôle du PCC sur le pays. Ce risque, auquel il faut ajouter celui, toujours possible, d’une nucléarisation du conflit, rend cette perspective insupportable donc invraisemblable. En conséquence, Jean-Pierre Cabestan juge très peu probable une guerre ouverte sino-américaine.
Pour autant, la Chine reste bien la principale menace au leadership américain. Il est sûr qu’elle sera, sans doute avant 2030, la première puissance économique du monde. En revanche, en matière scientifique et technologique, en dépit d’un investissement massif du gouvernement chinois, les États-Unis ont l’avantage d’être un pays plus ouvert et attractif, à quoi s’ajoutent les mesures restrictives prises par l’administration Trump et maintenues par Jo Biden. Au plan politique, l’Amérique reste plus universaliste et messianique que la République populaire, laquelle est contrainte d’adopter une position crispée pour justifier la répression des opposants et le maintien de la dictature du PCC. Enfin, au plan militaire, on peut douter que la Chine puisse supplanter les États-Unis même en 2050, tant les forces armées américaines ont de bonnes chances de rester plus avancées, plus sophistiquées et surtout plus globales. La Chine n’a pas d’alliés ni guère de partenaires stratégiques qui serait prêts à lui venir en aide en cas de conflit ouvert. La Russie lui fournit des armements mais n’a pas contracté un tel engagement. Au total, les États-Unis vont sans doute rester dans une position favorable par rapport à la Chine et la transition annoncée, de la puissance établie à la puissance montante, pourra bien ne pas se produire. On assistera plutôt à l’instauration d’une nouvelle bipolarité caractérisée par une asymétrie sans doute durable même si la République populaire a voulu se persuader, et nous avec, du contraire.
Certes, en Asie orientale, la montée de la Chine et sa nouvelle posture ont modifié le rapport de forces d’une manière qui tend à réduire la marge de manœuvre des États-Unis. A terme, cela pourrait contraindre les alliés de ces derniers de trouver un modus vivendi avec la première. C’est sans doute le calcul de Pékin. Mais c’est aussi la raison, selon Jean-Pierre Cabestan, pour laquelle il importe de tout mettre en œuvre pour faire évoluer, non pas certes le régime intérieur, mais le comportement extérieur de la République populaire.
L’Europe a un rôle à jouer dans cette affaire. D’abord, parce qu’il est illusoire d’imaginer que la Chine ouvrira beaucoup son économie, il lui appartient de faire en sorte de mieux se protéger : mesures anti-dumping, surveillance accrue des investissements chinois, meilleure protection de nos technologies, réformes de l’OMC, etc. Ensuite, continuer de coopérer sur tous les sujets d’intérêt commun : changement climatique, questions sanitaires, échanges éducatifs et culturels, non-prolifération en particulier. Comme il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, même si on ne peut imaginer démocratiser le régime, il est de l’intérêt de l’Europe de maintenir l’affirmation de ses valeurs. Notamment, elle doit insister avec constance sur le respect des normes internationales, y compris celles du droit de la mer et tout spécialement la décision d’arbitrage de 2016 sur la mer de Chine du Sud.
En définitive, le message de Jean-Pierre Cabestan, même s’il ne le formule pas ainsi, consiste à suggérer qu’on a sans doute tendance à enterrer trop tôt les Etats-Unis et « l’Occident » en général. La montée de la Chine, depuis quarante ans a beau être stupéfiante, on ne rattrape pas en quelques décennies quatre ou cinq siècles d’avantages accumulés.
Il reste qu’en imaginant pouvoir enrôler ses vassaux européens dans une croisade anti-chinoise, et en y mettant aussi peu de formes que possible (comme le montre l’affaire des sous-marins australiens), les Etats-Unis, décidément trop fidèles à eux-mêmes, prennent un chemin qui n’est pas celui de la recherche du consensus. L’alliance qu’ils essaient de former ne va pas manquer de s’en trouver fragilisée. A l’Europe de s’employer activement à rapprocher les points de vue avant que la situation ne dégénère davantage.
Philippe Coste, Ancien Ambassadeur
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