Date de la note : 16 août 2021
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Professeur émérite à Sciences-Po, Bertrand Badie mène depuis plus de trente ans une réflexion sur ce qu’il appelle la nouvelle grammaire des relations internationales, régie non plus par le jeu des puissances étatiques, consacrée par les traités de Westphalie (1648) qui ne reconnaissaient que l’intégrité politique et religieuse des Etats et mit fin ainsi à la guerre de Trente ans, mais celle dictée par les inter-socialités, interactions de groupes sociaux qui peuvent commander les positions des Etats.
Publié en octobre 2020 et marqué par le contexte de crise du coronavirus, INTER-SOCIALITÉS, le monde n’est plus géopolitique, le dernier ouvrage de Bertrand Badie constitue, non pas l’aboutissement de cette longue réflexion, mais un appel à réorganiser le système international. Il faut redéfinir les règles des relations internationales, leurs institutions et leurs acteurs pour les adapter au monde d’aujourd’hui et les rendre plus efficaces.
Riche de très nombreuses analyses de phénomènes historiques et contemporains, le livre commence par un rappel salutaire de quelques vérités qui devraient être d’évidence mais qui sont loin de l’être.
Parce que la mondialisation prévaut et que l’ordre néo-libéral parait avoir gagné la partie, l’Occident est « convaincu que tout le monde pense comme lui, comme si chacun avait été exposé aux mêmes expériences, comme si Thucydide et Hobbes avaient un droit de préemption sur les imaginaires chinois et africains, et comme si les pratiques d’hier allaient inspirer les résultats de demain ». On ne peut imposer l’universalité des valeurs par la force, il faut y parvenir par la connaissance de l’autre, le travail en commun, l’inclusivité, le respect.
La manière dont la mondialisation se développe ne va pas dans ce sens. Elle creuse les écarts, accentue les dissonances culturelles.
On est loin du compte comme l’illustre la typologie des pays selon qu’ils sont universalistes ou particularistes, selon la manière dont ils appréhendent la relation avec les autres : politiques, sociales ou économiques. La multiplicité des attitudes qui en découlent est lourde d’incompréhensions, de malentendus, d’erreurs de jugement et de comportement.
Entre les Etats-Unis et la Chine d’abord.
Les premiers croient à leur vocation à porter un message universel, en leur « destinée manifeste », énoncée en 1845 dans un article de presse qui est resté dans les mémoires, écho de la mission divine dont se voyaient investis les premiers pèlerins du Mayflower. Les Américains sont persuadés qu’ils sont une « bonne nation » (Georges W. Bush), la « nation indispensable ».
La seconde – et loin d’être la seule – ne se sent pas investie d’une mission divine, même si l’Empereur est (comme au Japon) fils du ciel, mais se montre davantage préoccupée par la tâche plus terre à terre d’engranger des succès économiques dans les périodes d’expansion, quitte à se refermer quand les vents tournent. C’est vrai sous les Ming, cela semble le cas avec XI Jinping, même si réussite économique et rayonnement international vont de pair. La Chine ne se sent pas investie d’un devoir de prosélytisme.
L’Inde et Israël fournissent un autre exemple de sentiment de singularité qui ne prête pas aux envolées universelles. Ces deux pays se définissent tous deux, non par des considérations idéologiques ou politiques, messianiques, mais par leur identité religieuse, l’hindouisme ou le judaïsme, religions qui ne s’exportent pas, ne font pas l’objet de conversion, mais sont liées à un peuple, ce qui, dans un monde de banalisation de l’appartenance religieuse, suscite dans ces deux pays un sentiment obsidional. L’altérité est ici un défi et non une source de coexistence.
Dominé par les puissances occidentales, le jeu diplomatique a reposé pendant des siècles sur le système westphalien, sur la centralité du pouvoir politique : le Prince est maître en son royaume et dans ses rapports avec l’étranger. Tout cela a commencé à changer avec la Révolution Française, l’irruption du peuple sur la scène nationale et internationale, puis avec les mouvements des nationalités. L’État doit dorénavant tenir compte des forces sociales dans sa politique intérieure comme dans ses relations avec l’étranger. En 1919 est créé l’Organisation Internationale du Travail qui met en présence États, syndicats et patronats. La seconde guerre mondiale amène à une forme de néocorporatisme, avec l’implication d’organisations de la société civile dans la définition des politiques étatiques et l’exercice du pouvoir. La guerre froide avec sa bipolarité et la place occupée par les armées renforcent la légitimité des États. Mais, début 1980, le néolibéralisme passe par là et délégitime l’État dans ses fonctions économiques et sociales. Il entraîne de vastes mouvements de protestation à travers le monde qui cimentent ces forces sociales qui s’installent dans le paysage des relations internationales et pèsent sur les gouvernants.
Certains essaient de profiter de cette situation à des fins politiciennes. Bertrand Badie évoque la « diplomatie électorale » de Donald Trump, instrumentalisation des difficultés chez les autres (les gilets jaunes pour la France) pour les déstabiliser, dans une relation complexe entre le politique et la société.
Ce comportement n’est pas nouveau, il permet de détourner l’attention des questions internes et il peut être efficace, comme l’atteste le rôle de repoussoir que l’on fait jouer à la Chine dans cette partition de politique intérieure, qui illustre « l’anomie », l’absence de règles qui disqualifie les institutions et conforte les hommes forts.
Pour Bertrand Badie, Le monde n’est plus géopolitique car la géopolitique donne une image figée des intérêts des États, déterminés par des facteurs, immuables ou presque, physiques ou économiques inscrits dans la géographie des pays. Le système westphalien ne correspond plus aux nécessités d’aujourd’hui. Ce n’est plus l’intérêt particulier, national, qui doit primer mais les « biens publics » comme la santé et le climat, devenus les véritables enjeux des relations internationales car la sécurité ne peut être que globale. L’instabilité qui se répand sur la planète ne peut être corrigée qu’en s’attaquant au problème de la sécurité humaine, selon la dénomination du PNUD en 1994, qui renvoie à la sécurité alimentaire et sanitaire. En Afrique, les solutions militaires sont vouées à l’échec si l’on n’intègre pas ces données sociétales, exploitées systématiquement par des entrepreneurs identitaires qui jouent de la faim et de la précarité, de la mauvaise gouvernance, pour miner l’État quand il existe et entretenir l’agitation pour l’agitation tant que leurs buts ne sont pas atteints.
La question est naturellement l’appropriation de cette nouvelle donne par les gouvernants et les peuples, de dépasser les réactions de contestation ou de refus du changement pour parvenir à une gouvernance sociale globale. Si la paix est vraiment recherchée par tous, les questions sociales et le développement doivent être au premier rang des instrument pour y parvenir, conclut le Professeur Badie. Des prémices existent avec l’OIT depuis plus de 100 ans, le PNUD depuis 1965, le Conseil Économique et social des Nations-Unies depuis 1945, mais l’on est encore loin du compte et ces institutions sont plutôt des alibis, des postures que la manifestation d’un changement profond de paradigmes.
Le Professeur Badie s’en tient à une conclusion prudente sur les chances de voir émerger un nouveau système, même si celui-ci parait indispensable.
Au final, la lecture de ce livre fait naître un sentiment de perplexité, de double doute.
Bien sûr, le paysage actuel des relations internationales ne correspond plus à celui qui a été codifié il y a plus de 350 ans et son aggiornamento est à faire. La dimension des problèmes a changé, de nouveaux acteurs sont montés sur la scène nationale et mondiale, les technologies de communication n’ont plus grand-chose à voir avec celles de Gutenberg, des chevaux de poste et des caravelles. Des frémissements sont enregistrés pour la mise à jour des institutions et de leur mode de fonctionnement. Les COP sur le climat en sont un exemple car gouvernements, scientifiques et société civile s’y retrouvent. Désormais, les grandes ONG participent ou font les débats sur des sujets d’importance planétaire.
Pour autant, le monde n’est- il plus géopolitique, les Inter-socialités s’imposent-elles ?
Il est permis d’en douter face aux évolutions et aux pesanteurs du monde.
Sans faire preuve d’un conservatisme hors de propos, l’esprit de Westphalie n’est pas mort et habite toujours les grandes capitales du monde. Les référentiels traditionnels n’ont pas perdu de leur vigueur avec l’âge.
Washington ne peut se résoudre à voir sa prééminence contestée car elle fonde sa sécurité, sa prospérité, sa bonne conscience.
Pékin et Moscou veulent retrouver la place mondiale qui a été un temps la leur.
Dehli, Brasilia ou Lagos sont trop absorbés par leurs problèmes intérieurs pour regarder au-delà de leur environnement régional. La même observation pourrait être faite pour l’Union Européenne.
Bref, la puissance, et son contrepoint l’impuissance, demeurent au centre du jeu.
Le système actuel est suranné voire obsolète mais aucun autre ne paraît véritablement s’imposer, ni davantage émerger. Les inter-socialités sont trop disparates, contradictoires, contestataires pour qu’elles fondent un nouvel écosystème international, car tout système exige des règles applicables et globalement respectées.
Serge DEGALLAIX, Directeur général, Fondation Prospective et Innovation
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