Télécharger ici la note de lecture «La grande illusion, Journal secret du Brexit 2016-2020»

En empruntant le titre de son livre au chef d’œuvre de Jean Renoir, Michel Barnier donne l’impression que la saga du Brexit lui rappelle un épisode déjà vu – et désastreux ô combien ! – de l’histoire de l’Europe : l’éclatement de la société cosmopolite et policée provoqué par la Grande Guerre. Le gâchis d’aujourd’hui n’a évidemment pas l’ampleur du séisme d’hier. Du moins, toutes proportions gardées, est-ce le même genre de basculement dans l’irrationnel auquel, parfois, les Européens n’arrivent pas hélas à échapper ?

Le négociateur en chef de l’Union Européenne n’explicite pas son intention. Il ne théorise guère davantage sur le sens ou la portée des événements qu’il relate. Son livre se veut factuel : une série de notes sans apprêt particulier qui décrit, au jour le jour, son emploi du temps et la très lente progression des discussions, un peu entre Européens et beaucoup avec les Britanniques, depuis le moment où l’auteur se voit confier sa mission jusqu’au moment où celle-ci s’achève. Toutes les étapes défilent : le referendum de juin 2016, le choix de Theresa May d’un Brexit dur, sa décision d’actionner l’article 50, c’est à dire de demander officiellement le divorce, les péripéties de la négociation et la conclusion d’un accord sur les conditions de la séparation, le calvaire de la Première Ministre qui échoue à trois reprises à le faire ratifier par les Communes, sa chute et l’arrivée de Boris Johnson, la reprise des négociations jusqu’à l’accord d’octobre 2019, la sortie de l’Union le 31 janvier suivant, la négociation sur les relations futures à établir entre les deux ensembles, compliquée par la Covid 19 et la « flibusterie » de BoJo, tout cela pour aboutir, in extremis, la veille de Noël 2020, à l’accord final…

Au fil des pages, on mesure mieux l’immensité, la variété et souvent la complexité des problèmes à résoudre, depuis les conditions d’application des règles de sécurité sociale aux nationaux d’un côté de la Manche résidant dans l’autre, jusqu’à l’extrêmement épineuse question de la frontière entre les deux Irlande, en passant par la pêche, les conditions de concurrence, le rôle de la Cour de Justice de l’Union, et j’en passe. On mesure aussi l’acharnement des deux parties, l’une à essayer de grappiller le plus d’avantages possibles, l’autre à défendre son capital essentiel, à savoir l’intégrité du marché intérieur. Michel Barnier sait décrire tout cela avec beaucoup de clarté, de précision et de pédagogie, ce qui n’est pas une mince performance.

Au fil des pages aussi, on voit se dessiner de plus en plus nettement les différences entre les deux protagonistes. A Bruxelles, un souci permanent de transparence, fondé sur la conviction que c’est le moyen le plus sûr d’éviter les fuites et aussi, la meilleure manière d’impliquer et de responsabiliser toutes les parties prenantes dans la geste collective. Michel Barnier ne se lasse pas de multiplier les contacts dans toutes les capitales de l’Union avec tous les responsables politiques de tous les Etats membres, mais aussi avec les parlementaires, les élus locaux, les dirigeants d’entreprises, les responsables syndicaux, les clubs de réflexion, les simples particuliers, toujours en expliquant, en répondant aux innombrables questions mais aussi, ce faisant, en prenant directement le pouls de l’opinion et en complétant sa propre information. Grâce à quoi, tout au long de ces quatre années, la cohésion des Vingt-Sept ne s’est à aucun moment démentie et le soutien accordé à leur négociateur n’a pas connu la moindre faille. Tous sont restés solidaires des Irlandais sur le maintien de la libre circulation entre les deux parties de l’île, des Espagnols sur Gibraltar, des Chypriotes sur les bases britanniques, des Etats côtiers de l’Atlantique et de la Manche sur la pêche dans les eaux britanniques. Les Anglais n’ont pas cessé d’essayer de diviser les continentaux : ils n’y sont à aucun moment parvenus. Michel Barnier est d’ailleurs à ce point convaincu des avantages de la transparence qu’il s’étonne à plusieurs reprises que Theresa May y ait été si rétive, ne cherchant qu’au tout dernier moment, et donc beaucoup trop tard, à établir une entente avec les travaillistes.

Autre différence frappante : l’état d’esprit dans chacun des deux camps. Même si Michel Barnier, s’effaçant derrière les faits, reste très économe de ses jugements, force est de constater le contraste. A Bruxelles, le sérieux, le professionnalisme, la rigueur, la probité, loin du billard à trois bandes, la fermeté inébranlable sur l’essentiel (l’intégrité du marché intérieur) alliée à une ouverture maximale sur l’accessoire. A Londres, l’équipe technique, certes d’une remarquable qualité, est conduite par des responsables politiques qui ne s’engagent pas (quatre négociateurs en chef en quatre ans) et qui pratiquent l’amateurisme, la désinvolture, l’improvisation, quand ce n’est pas le cynisme, le mensonge et la fuite devant les responsabilités. A l’évidence, pour les Britanniques, la négociation principale est celle qui se déroule entre les différentes factions du parti conservateur. Une seule figure émerge de ce piteux tableau : celle de Theresa May qui n’a pas voulu le Brexit, qui ne l’aime pas mais qui considère qu’il lui revient, par respect du suffrage universel et par sens du devoir, de le mettre en œuvre avec honnêteté.

On mesure aussi à quel point la machine à négocier dont dispose l’Union Européenne est d’une puissance et d’une efficacité exceptionnelles. Sur tous les sujets à traiter, et notamment les plus techniques, elle peut compter sur une diversité d’experts sans équivalent nulle part, notamment au Royaume-Uni. Au surplus, Michel Barnier insuffle à ses troupes un enthousiasme et un dévouement qui finit par devenir de l’abnégation. Dans la dernière ligne droite et jusqu’à la veille de Noël, face aux provocations incessantes de BoJo, le négociateur en chef et son équipe gardent un calme granitique et une disponibilité toujours renouvelée à poursuivre la recherche de compromis raisonnables. On peut supposer que tout cela aussi a beaucoup contribué au succès du résultat final.

Mission accomplie ? A l’heure du bilan, Michel Barnier répugne à utiliser cette expression. Pour lui, le Brexit est une régression. En marge de ces éphémérides, lui qui ne s’abandonne pas volontiers aux considérations générales, ne peut tout de même pas échapper à quelques réflexions sur la motivation profonde des Anglais dans toute cette affaire. Il le fait en citant des auteurs qu’il lui arrive de lire aux rares moments perdus de ces journées fiévreuses. Tous disent, en substance, que leurs compatriotes vivent sur un mythe : celui d’un peuple d’exception – « différent et supérieur » précise Chris Patten -, qui n’a jamais connu la défaite et, au contraire, a toujours réussi tout ce qu’il entreprenait. En rejoignant l’Union Européenne, il retrouve, fondamentalement, des peuples de vaincus. On peut évidemment faire des affaires avec eux ; mais se fixer l’objectif d’une union politique « toujours plus étroite » dans laquelle fusionnerait le peuple britannique, c’est trop. De ce point de vue, le Brexit lève une ambiguïté essentielle et permet, après la longue parenthèse de l’appartenance au club, de renouer avec un mythe si rassurant pour l’ego national. D’où l’attachement irrationnel à « la souveraineté » qui éclate quand on parle de « take back control », de zones de pêche, de compétence de la Cour de Justice… La Deuxième Guerre Mondiale, les années 1940-41 en particulier où le Royaume Uni a fait front, seul, face au Continent, a marqué l’apogée du mythe. Pour la majorité des votants du 16 juin 2016, il reste la référence… et le ciment de l’identité nationale.

Michel Barnier s’est-il fait la part belle en livrant son récit ? Ceux qui le connaissent disent que non, que le portrait de l’homme clair, solide et endurant qui s’en dégage correspond bien à l’original. On attend donc avec impatience le point de vue des Britanniques…

Philippe COSTE

Ancien ambassadeur