« La Malice d’Edouard, par Jean-Pierre Raffarin », L’Express, n° 3641, avril 2021

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Edouard Philippe : Loyal, libre et malicieux

Responsable, donc disponible !

Le message est simple, les interviews successifs sont cohérents avec le livre. Trois ans à Matignon donnent de l’épaisseur, on acquiert un sens global de la responsabilité, on passe l’Etat au scanner, on finit même par prendre goût aux « manettes » du pouvoir. Évidemment la succession des décisions, la gravité des situations, la tension de la concentration mais aussi les coups et les blessures renforcent la conscience des responsabilités du Premier Ministre. A lire le récit de sa longue marche à Matignon on est convaincu qu’Edouard Philippe est devenu un homme d’Etat.

Ce vécu des responsabilités lui impose une certaine disponibilité. Comme le pouvoir, cette disponibilité semble ne point lui déplaire. Mais pour quoi faire ?

Loyal. Peu de contraintes apparaissent dans le champ des possibles, une ligne rouge s’impose cependant : la loyauté au Président. L’ancrage est profond « … nous n’oublierons jamais le choix de ce Président… ». Edouard ne veut pas oublier celui qui l’a fait Premier Ministre. Il mesure « le talent » du Président, il assume le bilan commun, il partage les injustices qui conduisent au dénigrement. « La confiance aura été aussi complète que possible ». Cette bienveillance générale s’étendra jusqu’à la majorité « qui n’a jamais manqué ». Je sais que la relation entre le Président et son Premier Ministre peut être affective, en l’espèce la relation me semble surtout nourrie de loyauté, de respect, et de cordialité. Laurent Fabius dirait « lui c’est lui, moi c’est moi. La confiance est là, d’évidence, mais la confiance « n’a rien à voir avec l’accord complet, permanent et inconditionnel ». Un peu de distanciation politique est dans l’air du temps.

Au total la loyauté n’est donc pas contraire à la disponibilité, elle exclut probablement l’affrontement ce qui est une première réponse à tous les observateurs qui veulent dessiner les perspectives d’Edouard.

 

L’exercice des responsabilités à Matignon rend sa disponibilité légitimité. Ne croyons pas que le Premier Ministre ne soit qu’un collaborateur. Edouard Philippe, le juriste, remet les choses à leur place. Notre régime est parlementaire et le gouvernement procède du Parlement, et il est responsable devant lui. On aurait tort de penser par exemple que des secteurs importants comme la Défense entrent peu dans le champ de compétence du PM. Le Président ne peut pas gouverner sans l’équipe de Matignon. La démonstration des auteurs d’ « Impressions et lignes claires» est transparente : Matignon est la grande école du pouvoir global. Toutefois il faut reconnaître, quand même, que présider et gouverner ce n’est pas tout à fait la même chose. Quand la disponibilité est légitime cela devient une liberté.

 

Libre. Edouard Philippe se montre très libre dans son livre. D’abord il affiche la liberté de l’apprenti devenu maître. Le livre est aussi un manuel de politique où sont développés des théorèmes, « ce que l’on dit est toujours moins important que ce qui est entendu », des méthodes pédagogiques telles que « les quatre questions à se poser avant de parler » ou les quatre changements de la politique (le non cumul des mandats, la parité, la transparence et l’horizontalité) et des principes pour l’action. Les références au « manuel de campagne » de Quintus Cicéron ou à « L’art de gouverner de Han Fei Zi » sont cohérentes.

Cette liberté s’exerce aussi dans des analyses et des propositions où le Premier Ministre prend parfois ses distances avec des positions du Président. Ainsi il se montre très prudent sur des réformes de la Constitution, « une merveille » à protéger, réservé sur la convention citoyenne, engagé pour la Cyber défense ou le nucléaire mais aussi audacieux sur la lutte contre notre « addiction à la dépense publique » et créatif sur la réforme du Senat, institution avec laquelle les incompréhensions ont été vigoureuses. Une vision de la France apparaît au fil du récit des 1145 jours à Matignon, mais pour le projet il faudra attendre.

 

Loyal, Libre mais aussi Malicieux.

La disponibilité est clairement affichée, on devine la destination mais on ignore le calendrier. En résumé, c’est du genre Yes we can ! On connaît l’humour subtil d’Édouard mais on découvre une autre dimension de son esprit de finesse, la malice.

Écrire un livre à deux est très malin. Cela permet une vision élargie, mais cela donne au texte une agilité du au dédoublement du sujet. Avec le « nous » on ne sait pas toujours qui parle, on peut mettre de la nuance voire de la complexité mais surtout on évite le « je », celui qui signe, qui engage, qui rend des comptes et auxquels on impose avec le temps des retours sur déclarations. Cette rhétorique exclut la personnalisation excessive et met de la sobriété dans la communication. Visiblement Edouard a compris les risques de la communication moderne et veille donc à sa propre protection.

Aujourd’hui le chef peut être tenté de s’exposer pour incarner, expliquer, entraîner. Mais les conditions politiques accélèrent les phénomènes d’usure. Et comme l’a montré Emmanuel Macron, un candidat doit rester neuf pour correspondre aux circonstances. En attendant les circonstances, Edouard ne perd pas son temps.