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« Le capitalisme, sans rival »

Date de la note : 18 août 2021

Branko MILANOVIC, « Le capitalisme, sans rival », Editions La Découverte, 2020

 

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Branko Milanovic s’attache depuis près de 35 ans à identifier et à analyser les inégalités intra-nationales et internationales. Au fil de ses recherches et de ses publications, il est devenu la référence pour les études sur les inégalités. Mais, comme en témoigne son dernier ouvrage, ses centres d’intérêt n’ont pas cessé de s’élargir.

Né en France de parents serbes, installé aux États-Unis, il est docteur en économie de l’Université de Belgrade et, après un séjour à la Banque Mondiale comme économiste principal, il collabore depuis avec plusieurs instituts de recherche américains et européens sur les questions d’inégalités à partir du revenu moyen par tête. De par son expérience personnelle, il connait bien les concepts et les réalités des économies dites socialistes. C’est son rapport de 1998 sur la transition des économies socialistes vers l’économie de marché, avec les conséquences de baisse forte des revenus et d’augmentation des inégalités, qui l’a fait connaitre.

En 2016, il publie Global Inequality: a New Approach for the Age of Globalization qui renforce sa notoriété. Il s’attache à démontrer statistiquement que la mondialisation a créé des gagnants et des perdants, les premiers sont surtout asiatiques, les seconds appartiennent principalement au « vieux » monde industrialisé et aux anciens pays communistes. La globalisation des échanges a conduit à la différenciation de plus en plus forte des revenus, à l’aggravation des inégalités. Branko Milanovic illustre ce phénomène par la courbe devenue fameuse de l’éléphant, avec la queue basse qui indique que les plus pauvres le sont restés tandis que la trompe, qui s’élève au ciel, signifie que les plus riches l’ont été encore davantage, le dos rond de l’éléphant traduit l’amélioration ou la dégradation de la situation des classes moyennes, selon que l’on est dans la montée ou la descente du dos de l’éléphant, que l’on est dans un pays émergent ou pas.

Dans l’ouvrage qu’il vient de publier aux éditions La Découverte en début d’année, le Capitalisme sans rival, l’avenir du système qui domine le monde, Branko Milanovic revient longuement sur la question des inégalités mais il élargit la réflexion à l’avenir du capitalisme et au modèle occidental de développement, à la rivalité sino-américaine, au revenu universel et à l’État-providence. Branko Milanovic prend soin de rappeler que l’économiste n’est pas un moraliste, qu’il doit analyser rationnellement les causes et les effets des phénomènes qu’il observe. Cela l’amène à faire des constats qui peuvent déranger et susciter des débats car ils s’éloignent de la doxa dominante.

 

Des inégalités qui continuent à se creuser, des remèdes limités

Partant de son domaine de prédilection, Branko Milanovic relève qu’après la baisse de 1945 à 1980, les inégalités se sont creusées à nouveau depuis en raison de mécanismes auto-entretenus : affaiblissement des syndicats, mariages endogamiques entre personnes de mêmes catégories sociales, composition des patrimoines qui favorise les actifs à plus fort rendement pour les plus riches, rôle devenu central de l’argent dans les campagnes électorales… Ces phénomènes peuvent conduire à des cassures sociales, à l’entre soi des riches avec des manières différentes d’appréhender les risques de la vie et donc de s’assurer, évolution susceptible de remettre en cause l’État-Providence car son financement suppose que toutes les classes de la société adhèrent, les aléas de la vie devant se compenser collectivement. L’État-Providence peut également être gravement fragilisé par les migrations internationales, les migrants les moins performants économiquement, les moins prêts à prendre des risques se dirigeant prioritairement vers les régimes de solidarité les plus généreux, à la couverture la plus large. Les plus dynamiques vont là où la prise de risque est récompensée.

Sur le point de savoir si l’on peut changer le système capitaliste afin de remédier à ses défauts, Branko Milanovic est catégorique : aucune alternative viable n’existe et celles qui ont été essayées se sont révélées bien pire.

La crainte d’un chômage de masse provoqué par la stagnation de la demande et par la généralisation de l’automatisation pousse certains à promouvoir le revenu de base universel qui, en assurant un niveau de ressources suffisant à tous, règlerait le problème de la pauvreté et rendrait davantage acceptable le problème des inégalités. Branko Milanovic relève que peu de cas concrets ont existé (Iran et Mongolie) – et n’ont duré qu’un an ou deux avant de disparaître – tandis que se posent les questions du coût et de la légitimité d’une telle mesure qui n’est plus une assurance contre les risques de la vie mais un versement discrétionnaire ainsi que celle de la nature d’une société où le travail perdrait sa valeur.

Milanovic se plaît aussi à démonter les sophismes qui tournent autour des craintes que le monde est « fini », que nous avons atteint ses limites en termes d’emplois, de capacité à créer des richesses, dans l’exploitation des matières premières et des sources d’énergies. Pour lui, ces craintes sont tout à fait exagérées comme le démontre l’histoire des peurs technologiques séculaires démenties constamment par les faits. C’est l’imagination de l’homme qui est limitée, qui ne permet pas d’anticiper les inventions, les solutions qui seront trouvées demain.

Branko Milanovic se range dans le camp de ceux qui s’opposent aux partisans d’une croissance nulle voire d’une décroissance car impraticable humainement et impensable politiquement. La seule solution serait de se retirer du monde mais il faudrait alors accepter la baisse de revenus, l’aggravation des difficultés et des inégalités qui en découleraient, ce qui n’est pas soutenable.

 

Le capitalisme est sans rival

Branko Milanovic constate que le capitalisme est sans rival. L’effondrement du bloc soviétique a supprimé un possible prétendant tandis que le socialisme aux caractéristiques chinoises repose sur les mêmes ressorts que le capitalisme : recherche du profit, salariat libre, sanctions du marché.

Pour Branko Milanovic, deux variétés de capitalisme coexistent : le capitalisme méritocratique libéral de type américain et le capitalisme politique de type chinois, sans que l’on puisse imaginer que l’un fasse disparaitre l’autre. Pas de triomphe d’un des deux types sur l’autre. Le capitalisme pour tous. Chaque type a ses mérites, ses atouts, même si les performances de la Chine et d’autres pays asiatiques comme le Vietnam semblent donner l’avantage au modèle chinois.

Le rééquilibrage économique entre l’Asie, l’Amérique et l’Europe est, pour l’auteur, un retour progressif à la situation qui prévalait jusqu’à la révolution industrielle quand la Chine et l’Inde, pays de vieille civilisation et géants démographiques, dominaient le monde de leurs poids économiques.

Ce retour s’effectue naturellement à un niveau de revenus bien plus élevés que jadis et il constitue, avec les nouvelles technologies, un des deux principaux facteurs des bouleversements que connait le monde. Les pays occidentaux avaient pris le dessus avec la révolution industrielle, ils sont en train de perdre leur ascendant avec la révolution des NTIC.

Les inégalités entre États se réduisent, l’Asie rattrape l’Amérique et l’Europe, l’Afrique reste toutefois à l’écart de ce rattrapage.

Pour Branko Milanovic, la Chine est capitaliste, et le devient de plus en plus – la part publique dans l’économie s’amenuise au fil des décennies – mais il s’agit d’un capitalisme d’un type spécial, subordonné à l’État – en fait, le Parti – qui laisse s’épanouir l’initiative privée mais dans un espace restreint, tolère la corruption, corollaire d’un État de droit défaillant, sans toutefois ne pas hésiter à la sanctionner durement quand elle menace l’intérêt du régime, confondu avec l’intérêt national. C’est une caractéristique du capitalisme chinois que cette dialectique entre intérêts privés, moteurs de la croissance et se voulant antidotes aux défauts du socialisme traditionnel et de la planification directive, et, d’autre part, l’intérêt national qui découle d’une vision politique, à moyen terme du développement de la Chine et du rang qu’elle doit recouvrer dans le monde.

 

Le modèle chinois mieux adapté aux pays en développement.

Pour Branko Milanovic, c’est l’existence d’un pouvoir central fort – l’Institution impériale hier, le Secrétaire Général du PCC aujourd’hui – conjuguée à une déconcentration réelle – les mandarins d’hier, les cadres du parti aujourd’hui – qui constituent la trame du développement de la Chine, et de la dizaine de pays qui marchent sur ses traces. Le capitalisme autoritaire permet de mener des projets avec une célérité qui fait défaut dans les pays occidentaux, de combler rapidement l’écart et de témoigner ainsi de l’efficacité du système.

Quelle est la capacité d’attraction de la Chine, de ses performances économiques alors que les formules classiques du capitalisme libéral ont échoué à faire décoller l’Afrique ?

A cette interrogation, l’auteur commence par le constat que quelle que soit l’attraction exercée, la Chine reste très largement inimitable, par sa taille et son histoire. Pour ajouter aussitôt que des enseignements utiles sont à tirer de la croissance chinoise.

Formé au marxisme, Branko Milanovic récuse néanmoins la version de Marx d’étapes obligées dans le cours de l’histoire, du communisme tribal au féodalisme pour arriver au stade suprême du communisme, en passant par le capitalisme et le socialisme.

L’exploitation coloniale a cassé ce bel enchaînement en étouffant dans l’œuf le capitalisme local. Sauf dans quelques pays particuliers, de taille réduite (Hong Kong, Singapour), le capitalisme n’a pas pris et le développement n’a pas suivi. Les pays qui décollent sont ceux qui sont venus au capitalisme, avec un pouvoir étatique fort, ancré dans les traditions du pays et non importé, par le communisme comme la Chine ou le Vietnam ou par une technocratie et une bureaucratie compétentes et efficaces, comme la Malaisie ou Singapour.

Pour lui, l’Occident propose des cadres institutionnels inadaptés – le modèle néo-libéral – à des pays qui ne peuvent suivre la trajectoire linéaire des étapes classiques du développement, et qui ont d’abord besoin d’infrastructures physiques pour décoller et non d’un cadre purement institutionnel.

Vietnam, Rwanda, Malaisie, Singapour, Éthiopie, Laos, Tanzanie, malgré leurs différences, appuient le raisonnement par leurs taux de croissance ces 25 dernières années supérieurs à la moyenne des autres pays en développement. Angola, Algérie pourraient entrer dans cette catégorie s’ils n’étaient prisonniers de la rente pétrolière.

Forte de son exemple, la Chine a-t-elle la volonté de rassembler des alliés, des adeptes de son modèle de développement ?

Pour Branko Milanovic, la Chine a des partenaires, des soutiens mais, en dehors de la Corée du Nord, pas d’alliés. Elle ne fait pas de prosélytisme et n’essaie pas d’imposer son modèle. Ce n’est pas pour autant qu’elle ne cherche pas à étendre son influence à travers des initiatives comme les Routes de la Soie ou la Banque Asiatique d’Investissements pour les Infrastructures, et elle réussit d’ailleurs assez bien. Elle n’est pas dans la logique de blocs ou d’alliances mais dans celle de nouer des liens économiques qui créent des solidarités d’intérêts.

Dans ces conditions, il convient que l’Europe fasse bon usage de ces efforts de la Chine vers les pays du sud pour conforter ses propres intérêts.

Branko Milanovic considère la Chine comme une chance pour l’Afrique et l’Europe.

La Chine lui paraît la mieux à même de permettre à l’Afrique de décoller et de protéger l’Europe de flux massifs et durables de migrations qui ne manqueront pas de se produire avec l’explosion démographique sur fond de sous-développement et d’appauvrissement.

Le modèle chinois repose sur les infrastructures, l’agriculture et l’alimentation, l’exploitation des matières premières, schéma qui parait mieux adapté à l’Afrique que le modèle occidental de mise en place de superstructures politiques et économiques libérales décalées par rapport à l’état réel des pays africains et à leurs besoins.

Cette conception est naturellement à l’opposé de celle des États-Unis et de l’Europe qui considèrent la Chine comme un adversaire en Afrique et non un partenaire, un risque plus qu’une chance.

 

Pour lui, une conviction s’impose : le capitalisme est sans rival et aucun successeur crédible n’apparait. Les formes peuvent évoluer et les inégalités conduire à généraliser un capitalisme de type politique, le pouvoir étant exercé par une minorité de riches, à charge pour eux d’être performants dans la gestion pour satisfaire les besoins du reste de la population. La convergence des systèmes s’effectuerait par ce biais.

L’avenir du monde est tellement inséparable du capitalisme, que, si une guerre nucléaire venait à frapper la planète – ce qui semble à l’auteur constituer un risque non négligeable, l’atmosphère actuelle rappelant celle de 1914 -, le capitalisme serait encore là après la catastrophe pour aider à rebâtir le monde, les survivants en ayant conservé le mode d’emploi.

Livre provoquant, dérangeant car sortant des chemins battus, qui entend contribuer à la réflexion sur un avenir du monde qui inquiète de plus en plus, aucune hypothèse n’étant plus forcément à écarter.

Serge DEGALLAIX, Directeur général, Fondation Prospective et Innovation

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Informations sur l'ouvrage

  • Le capitalisme, sans rival
  • Auteur : Branko MILANOVIC
  • Éditeur : Editions La Découverte
  • Date de publication : 10 septembre 2020
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