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« Le jour où la Chine va gagner, La fin de la suprématie américaine »

Date de la note : 20 juillet 2021

Kishore MAHBUBANI, « Le jour où la Chine va gagner, La fin de la suprématie américaine », Editions Saint-Simon, 18 mars 2021

 

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Ceux qui ne veulent pas quitter les rivages des certitudes trouveront sans doute ce livre provocateur. C’est une raison de plus pour le lire. Si Hubert Védrine en a assuré la préface, c’est justement parce qu’il provoque et peut choquer, parce qu’il oblige à se débarrasser d’un certain conformisme intellectuel et moral, à entendre certaines vérités trop occultées, à se livrer à un minimum d’introspection sur la marche du monde et la place qu’on y occupe aujourd’hui et celle subordonnée qui risque d’être la nôtre demain, si l’on n’y prend garde.

Une impression générale se dégage de cet ouvrage : la suprématie des Etats-Unis tire bien à sa fin, mais plus par auto-destruction, par incapacité à traiter frontalement ses problèmes intérieurs que par l’action disruptive d’une autre puissance soucieuse de lui ravir le premier rang.

La Chine aurait-elle, pour autant, gagné ? Le titre de l’ouvrage paru en anglais en mars 2020 – Has China won ? – comportait un point d’interrogation. Ce dernier a disparu dans l’édition française de mai dernier qui a préféré titrer sur Le jour où la Chine va gagner. Les douze mois qui séparent ces deux parutions sont-ils la raison de ce choix ?  La Covid-19 est-elle passée par là ? Probablement pas. Pour l’auteur, Kishore Mahbubani, l’affrontement sino-américain, à la fois inéluctable et évitable, relève de la logique du yin et du yang, de la confrontation et du dépassement des contradictions. Questions de raison et de volonté.

 

Un auteur au cœur du monde

Kishore Mahbubani est particulièrement bien placé pour mener une telle réflexion.

Auteur de nombreux ouvrages sur l’Asie et la place de ce continent dans le monde, il a un esprit acéré, soucieux d’objectivité et d’impartialité, et compte parmi les intellectuels asiatiques les plus reconnus et les plus respectés. Après 33 ans d’une brillante carrière diplomatique comme Représentant permanent de Singapour aux Nations-Unies puis comme Directeur du Service d’Analyse et de Prévision du ministère singapourien des Affaires Étrangères, il mène des activités de recherches universitaires   depuis plus de 15 ans.

Sa capacité d’un jugement à 360 degrés, il la doit, comme il l’écrit lui-même, à son origine familiale. Ses parents, des Hindous du Sind, ont dû quitter le Pakistan avec la partition de 1947 pour s’installer à Singapour. La civilisation hindoue à laquelle il appartient lui a ainsi permis de comprendre et de partager la culture d’une grande partie de l’Asie. En outre, à Singapour, il est citoyen d’un État ethniquement bigarré, où les Chinois représentent 70% des nationaux, et qui, en deux générations, s’est hissé du statut de pays sous-développé à celui d’un des plus avancés du monde. En matière de gouvernance, Singapour a su concilier un pouvoir fort exercé par des personnalités éclairées, exerçant de longs mandats, et le respect des procédures démocratiques, bénéficiant du soutien de la très grande majorité des nationaux.

Cette situation personnelle particulière permet à Kishore Mahbubani de porter un regard qui se veut lucide sur l’ascension de la Chine et sur la course à la prééminence qu’elle a engagée avec les États-Unis. Si cette course ne peut être endiguée, la confrontation armée peut au contraire l’être, à condition que, de chaque côté, la raison l’emporte sur l’émotion, sur la fausse assurance qu’à la fin, le gagnant raflera toute la mise.

 

Une Chine qui monte, des États-Unis qui se désunissent

La montée irrésistible de la Chine est inscrite dans la taille de sa population, sa volonté historique de faire primer l’ordre pour éviter le retour des troubles apparus au cours des siècles, la primauté donnée à la Nation sur le Parti, la raison et la vision à long terme sur les passions et le court terme. La Chine diffère de l’ancienne Union Soviétique sur pratiquement tous les points : par la taille de sa population, son dynamisme économique, son esprit entrepreneurial, la circulation de sa population : plus de 130 millions de touristes sortent annuellement de Chine et y reviennent sans demander l’asile à l’étranger.  Son nationalisme – et non pas le socialisme ou le soviétisme – cimente l’union de la République chinoise qui ne s’embarrasse pas de messianisme idéologique… Un parallèle avec l’ancienne URSS serait donc banal, mais confinerait au contresens historique.

Du côté américain, sa suprématie affichée ne sera plus ce qu’elle a été. Le triomphe de l’argent-roi fait que, depuis la décision de 2010 de la Cour suprême américaine d’abolir toute limitation au financement des campagnes électorales, les levées de fonds y fabriquent les élus. Les inégalités sociales se creusent dramatiquement tandis que le lobby militaro-industriel n’a rien perdu de son efficacité depuis sa dénonciation par Eisenhower dans les années cinquante. Le budget de la défense est hypertrophié (près de 50% des dépenses militaires mondiales) tandis que la diplomatie est reléguée au second rang, avec les échecs répétés de ces cinquante dernières années, dû au seul réflexe militaire pour régler les problèmes.

 

Si Kishore Mahbubani pense que la Chine est en passe de remporter le match, il se fait, dans le même moment et avec des arguments tout aussi solides et avec la même passion, également l’avocat d’une approche rationnelle des relations entre les deux superpuissances, indispensable selon lui pour empêcher des dérapages militaires dangereux et lutter de concert contre le réchauffement de la planète.

De même, il convient que les pays tiers fassent preuve de lucidité dans leurs rapports avec les deux superpuissances, évitent tout alignement malgré les affinités qui pourraient exister. Les voisins de la Chine, rompus depuis des siècles à vivre avec un voisin encombrant, n’ont rien à gagner à la dégradation de leurs rapports avec Pékin. D’où une subtilité essentielle qui s’impose aux États-Unis et à l’Europe.

L’Europe a tout intérêt à accorder ses moyens financiers, techniques et humains avec ceux de la Chine pour aider l’Afrique à décoller. Dans moins de trente ans, le continent africain comptera deux milliards d’habitants et, si le développement économique lui fait défaut, d’importants mouvements de population, poussés par la misère, déstabiliseront l’Europe.

 

Des erreurs stratégiques à éviter ou à corriger

La première des erreurs stratégiques est l’hubris de la Chine qui, après la période de retenue et de modestie de Deng Xiaoping, semble l’emporter actuellement. Dans le domaine économique, cette démesure conduit à s’aliéner le soutien des entreprises occidentales qui, même si elles continuent à faire des affaires en Chine, doutent de plus en plus qu’elles y ont un avenir durable tant les comportements protectionnistes s’y manifestent et les conditions de concurrence y sont faussées. Perdant la confiance de ces entreprises américaines (et européennes), la Chine se priverait à terme d’un lobby précieux qui, jusqu’alors, parvenait à contrebalancer la tendance des politiques occidentales à s’en prendre à la Chine, thème de campagne populaire qui transcende les clivages partisans. Preuve en est, quand Donald Trump est monté d’un cran dans les mesures antichinoises, il ne s’est pas trouvé sur le sol américain de chefs d’entreprise pour défendre la Chine.

Pour Mahbubani, cette tendance à l’hubris peut être corrigée aisément si Pékin accepte la réciprocité et l’ouverture de son marché. Pour cela, il lui faut rompre avec la mentalité obsidionale qui a été celle de l’Empire du Milieu et qui avait entraîné son déclin. Son image s’en trouverait améliorée, face à une Amérique à la réputation ternie, tentée par le repli sur soi.

 

Le message de Kishore Mahbubani est-il entendu à Pékin ?

Certes, les gestes d’ouvertures sont réels en Chine mais ne semblent pas suffire. Il est politiquement difficile, en vérité, de s’ouvrir davantage quand l’objectif de Washington et de ses alliés est de découpler l’économie chinoise du reste de l’économie mondiale, de brider les transferts de technologies pour freiner l’ascension de la Chine et retarder son rattrapage des États-Unis.

Pour que cela change, il faudrait que le discours nationaliste cède devant la reconnaissance des bienfaits d’une économie ouverte à la concurrence qui se manifesterait par l’égalité des conditions de concurrence sur le territoire chinois, le maintien d’une présence économique étrangère significative, la fin des pratiques visant à s’approprier le savoir industriel étranger pour gagner en autonomie et souveraineté… Si, aujourd’hui la volonté de bâtir une Chine autonome dans les secteurs technologiques majeurs (made in China in 2035), sur les ambitions de l’initiative des Routes de la Soie, est moindre en apparence, le cap est cependant maintenu pour parvenir au grand renouveau de la nation chinoise et rattraper les États-Unis d’ici 2049, date marquant le centenaire de la création de la République Populaire de Chine.

 

Que veulent les Etats-Unis ?

Face à la montée en puissance de la Chine, les États-Unis ne paraissent ni intellectuellement, ni politiquement préparés à l’affrontement avec la Chine dans lequel ils se sont lancés.  Malgré le foisonnement de think tanks, ils manquent d’une stratégie à long terme sur ce qui doit être fait et ils n’ont pas procédé, préalable à toute réflexion stratégique, à un minimum de remise en cause de leurs a-priori, notamment ceux regardant la pérennité de la prééminence des États-Unis sur le reste du monde. Cette prééminence est-elle inébranlable ou n’est-elle en fait qu’une parenthèse dans la longue histoire du monde où ont émergé de nouvelles puissances ?

S’agit-il de réduire les échanges avec la Chine, de la détacher des échanges mondiaux, de l’ostraciser pour l’affaiblir et la mettre hors-jeu ? S’agit-il plutôt d’exercer des pressions pour l’amener à mieux respecter les règles du commerce international (ouverture du marché intérieur, fin des subventions, garantie de la protection de la propriété industrielle…) afin d’échanger davantage avec elle et la garder dans le jeu ?

Peut-on prétendre négocier sérieusement sans laisser un minimum d’espérance de gain à l’interlocuteur ?

Les États-Unis ne se rendent-ils pas compte qu’ils sapent leur puissance et leur prospérité (à crédit) en transformant le dollar en arme extraterritoriale, en sapant la confiance dans le système financier, indispensable pour qu’ils puissent continuer à vivre au-dessus de leurs moyens ?

Au final, le but recherché par Washington est loin d’être clair.

 

Quelles perspectives ?

Pour Kishore Mahbubani, la réponse à toutes ces questions est moins facile pour les Américains que pour les Chinois. Ces derniers peuvent en effet rationnellement décider de maitriser leur hubris, d’ouvrir leur économie et de rassurer les entreprises étrangères. Ce qui n’est pas le cas des Américains. En effet, aucun homme politique américain ne prendra le risque de mettre publiquement en doute le credo de la suprématie intangible de son pays. Ce serait un suicide politique. Cette attitude empêche les politiques américains de procéder aux ajustements pour adapter leurs stratégies aux changements du monde, résorber les divisions de la société, minée par le creusement des inégalités sociales et le populisme irrationnel qui en découle.

Pour Mahbubani, il est clair que, si l’Amérique ne change pas de cap, la Chine sera en position de l’emporter. Inéluctablement. Un changement de cap américain lui paraît cependant peu probable tant les caractéristiques et les forces à l’œuvre en Amérique sont prégnantes.

On pourrait se demander si les observations de Kishore Mahbubani ne sont pas déjà « datées », trop marquées par la brève période de la présidence Trump, « La Chine a-t-elle gagné ?» ayant été publié en anglais au début de 2020, soit un an avant l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche.

Cela ne semble pas le cas, l’analyse de l’auteur n’ayant rien perdu de sa pertinence. L’absence de remise en cause va de soi pour une nation qui se pense et se veut exceptionnelle, dont la destinée semble inscrite dans le marbre et qui, depuis ses origines, s’appuie soit l’isolationnisme à l’égard du grand large (doctrine Monroe) soit sur une suprématie qui n’admet pas la contestation. L’Amérique ne se voit que première et ne tolère pas de prétendant.

On peut donc penser avec l’auteur qu’il est illusoire d’imaginer l’imminence d’un « grand soir » du marqueur de l’identité américaine, aussi longtemps que les rapports de force n’obligeront pas Washington et les électeurs américains à y penser. Aussi, le combat pour la suprématie entre Washington et Pékin est fait pour durer.

 

Une confrontation militaire improbable

Kishore Mahbubani ne croit guère à une escalade armée tant les risques de guerre nucléaire sont considérables. Pour lui, la raison devrait l’emporter des deux côtés et les lignes rouges ne devraient pas être franchies. La politique chinoise est d’abord défensive, sans prétention hégémonique ou missionnaire.

S’agissant des différends sur les îlots de la mer de Chine méridionale, l’auteur reconnaît que le droit international de la mer n’est pas du côté des Chinois lorsqu’ils déclarent territoriales les eaux adjacentes à leurs rivages. Il déconseille de rechercher l’épreuve de force mais plutôt de recourir aux moyens qu’offre le droit international de trouver une solution qui permette de sauver la face. La Chine y serait prête.

Sur Taïwan, aucune des deux parties en présence ne peut accepter ou l’annexion ou l’indépendance. Le danger du recours aux armes est très réel. Le dialogue entre Taïwan et Pékin doit être encouragé plutôt que d’inciter Taïwan à aller vers l’indépendance. L’Administration Biden vient d’ailleurs de rappeler la position traditionnelle américaine sur le sujet. Là aussi, la subtilité est de rigueur.

 

Collaboration ou compétition, affrontement ou accommodement ?  Quelle est la meilleure formule pour l’Amérique ou la Chine et le reste du monde ? Comment enclencher un cercle sinon vertueux du moins rationnel dans les rapports entre les deux superpuissances alors qu’ils se dégradent ?

Le livre de Kishore Mahbubani renvoie au constat que faisait il y 60 ans Raymond Aron sur les rapports américano-soviétiques : guerre impossible, paix improbable. L’esprit de détente doit prévaloir sur celui de la guerre froide ou tiède, pour gérer un entre-deux qui n’est plus celui d’une Amérique triomphante et d’une Union Soviétique, puissance pauvre. Ici, les défis sont d’une autre nature et appellent une réponse différente.

La question est également de savoir quelles batailles Chinois et Américains entendent-ils remporter ? Celle du PIB ? de la prééminence technologique ? de la puissance militaire ? du leadership ? du politique ? du modèle culturel ? de la morale ?

On voit bien que tout est lié mais la victoire d’un camp ne peut être totale et un terrain d’entente doit être trouvé. C’est difficile pour les deux parties en présence car cela suppose une rupture avec la logique du piège de Thucydide qui semble avoir marquée l’histoire du monde jusqu’à présent. Mais, il n’y a pas d’autre issue dans un monde nucléaire, qui se renationalise et en proie à nouveau à des passions.

L’Europe doit dépasser ses contradictions internes pour non seulement défendre et promouvoir ses intérêts propres, na pas avoir à s’aligner mais aussi contribuer à retrouver de nouvelles règles de vivre ensemble, qui tiennent compte des différences, des réalités de chacune des parties prenantes.

 

Serge Degallaix, Directeur Général, Fondation Prospective et Innovation

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Informations sur l'ouvrage

  • Le jour où la Chine va gagner, La fin de la suprématie américaine
  • Auteur : Kishore MAHBUBANI
  • Éditeur : Editions Saint-Simon
  • Date de publication : 18 mars 2021
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