Date de la note : 27 janvier 2023
NOTE DE LECTURE par Philippe COSTE, ancien Ambassadeur
Depuis déjà quelque temps, le doute s’est installé sur l’efficacité, sur l’utilité et même sur la réalité, de la relation privilégiée entre la France et l’Allemagne. Certains en veulent pour preuve que, sur la monnaie et la politique économique, la République Fédérale ait imposé à ses partenaires dix ans ou presque de stagnation économique ou que sur ses choix en matière de mix énergétique ou sur l’immigration, elle ait opéré sans prévenir des changements de position qui affectaient les intérêts des autres européens. Ils en concluent que l’Allemagne n’en ferait qu’à sa tête, tâcherait d’imposer sa vision des choses et de faire prospérer ses propres intérêts en ignorant superbement la situation de ses partenaires y compris le partenaire français. Dans ce contexte, le coup d’éclat d’Emmanuel Macron, reportant pour la deuxième fois le Conseil des ministres franco-allemand d’octobre dernier, aurait jeté une lumière crue sur une dégradation à l’oeuvre en fait depuis un quart de siècle et mis un terme bienvenu à une trop longue hypocrisie.
Pour modérer ces jugements à l’emporte-pièce et remettre les choses en perspective, rien ne vaut la lecture du « Passeur », le livre de mémoire de Joachim Bitterlich. C’est le mérite de la Fondation Perspective et Innovation d’avoir décidé de patronner l’édition d’une version en langue française et mise à jour de ces mémoires parues en allemand il y a quelques années. Si elle a pris cette initiative, c’est notamment parce que l’auteur fut pendant onze ans, de 1987 à 1998, le conseiller diplomatique du chancelier Kohl et à ce titre le témoin très privilégié d’une époque bénie, celle de la fin de la Guerre Froide et de la réunification allemande et celle des progrès accélérés de l’unification européenne sous l’égide du tandem Mitterrand-Kohl. Ainsi nous donne-t-il à voir de l’intérieur ce que furent ces années exceptionnelles et surtout, à mieux en comprendre les ressorts profonds.
Avec, de temps à autre, quelques retours en arrière, le livre suit globalement un fil chronologique, depuis les premiers pas de l’auteur à l’Auswertiges Amt jusqu’à son « pantouflage » au sein de Véolia à Paris. Cela nous vaut nombre d’aperçus sur ses débuts en Espagne et à Bruxelles, sur la personnalité et les méthodes de travail de Hans-Dietrich Gensher dont il a été le collaborateur en 1985-87, sur les années passées comme ambassadeur auprès de l’OTAN puis comme ambassadeur à Madrid. On en retire une bonne collection d’informations toujours intéressantes.
Mais évidemment, l’essentiel est ailleurs, dans les années passées aux côtés du chancelier Kohl qui sont aussi celles de la reconfiguration du continent européen. Dans le récit de cette période cruciale, il est frappant de constater la place considérable qu’y occupe la relation franco-allemande. Avoir braqué le projecteur sur elle doit peut-être quelque chose à l’équation personnelle de l’auteur, natif de la Sarre, marié à une française, ancien élève de l’ENA, un auteur qui personnifie à lui tout seul la relation franco-allemande. Il en ressort en tout cas l’impression que le tandem se situe bien au cœur de la politique étrangère de la République Fédérale.
Or, nous explique Bitterlich, si les deux partenaires ont pleine conscience de l’extrême importance de leur relation, ils n’en éprouvent pas moins les plus grandes difficultés à se comprendre en profondeur. Cela tient à la manière très différente dont ils sont organisés : centralisation contre fédéralisme, monarchie élective contre système parlementaire et, évidemment, à l’héritage de la période nazie : respect religieux du droit, tabou de la défense etc… En conséquence de quoi dit-il, constamment, l’un comme l’autre multiplient les contresens sur le partenaire. La compréhension mutuelle n’est pas une donnée de base mais le fruit d’un effort toujours recommencé.
Cela dit, au fil des pages défilent une foule d’anecdotes éclairantes et des portraits savoureux. C’est le cas en particulier sur la réunification, bien sûr, et le rôle positif qu’ont joué, l’un comme l’autre, Georges Bush le père et Michail Gorbatchev contrastant avec l’attitude plus réservée de François Mitterrand et carrément hostile de Margaret Thatcher. C’est le cas aussi sur la négociation du Traité de Maastricht, sur les relations difficiles de l’Allemagne avec le Royaume Uni et les Pays Bas, sur la Russie de Boris Eltsine et les rapports russo-ukrainiens, sur la crise yougoslave et sur le rôle, jugé profondément malsain, de l’Arabie Saoudite.
A la fin du livre, Bitterlich s’écarte de sa biographie et revient sur ce qui lui tient visiblement le plus à coeur : le rôle moteur du tandem franco-allemand en Europe. Cela nous vaut des pages imaginatives et très bienvenues sur la manière de relancer et d’approfondir la relation bilatérale (p. 401 à 420) et, dans la foulée, beaucoup de suggestions intéressantes sur la relance de la construction européenne (p. 431 à 456).
Au total, « Le Passeur » est un ouvrage de grande valeur pour tous ceux que le destin de l’Europe tient à coeur ou qui, plus généralement, cherchent à mieux comprendre la période fondatrice qui a encadré la chute du Mur de Berlin. Que lui reprocher ? Sa longueur, certains développements plus allusifs que didactiques où les non spécialistes pourraient se perdre, quelques règlements de compte aussi avec l’Auswertiges Amt qui ont peu de chances d’intéresser le public français. Mais tout cela pèse d’un faible poids comparé à ce qui est surtout un fascinant itinéraire dans les arcanes d’une aventure exceptionnelle.
NOTE DE LECTURE par Olivier CAZENAVE, Vice-Président délégué de la Fondation Prospective et Innovation
L’heure n’est plus aux satisfecit. En trente ans, l’Europe est passée du triomphalisme maastrichtien (trop appuyé pour être tout à fait sans repentir) aux atermoiements indéfinis du court-terme. Joachim Bitterlich ne cesse de le souligner dans son livre et de déplorer la frilosité qu’il ressent aujourd’hui à tous les niveaux des directives européennes. Aux côtés d’Helmut Kohl, Monsieur Bitterlich fut partie prenante de toute l’épopée européenne des années 1980-1990, ce qui, à l’évidence, ne fait pas de lui un observateur neutre (ce qu’il avoue très honnêtement), mais un témoin tout à fait partial, à même de mesurer les changements de mentalités actuelles. Il est par ailleurs membre du Think tank Notre Europe de son ami Jacques Delors avec lequel il partage de très nombreuses vues. Ainsi, son ouvrage est au moins autant une défense de l’héritage kohlien que de son propre bilan comme conseiller diplomatique du Chancelier fédéral, puis comme ambassadeur auprès du conseil de l’Atlantique Nord à Bruxelles.
Ses constats sont implacables sur le quasi effondrement présent de la relation de confiance franco- allemande ; on en trouve des exemples innombrables dans son livre : « Trop souvent l’observateur ne peut que constater la méfiance et l’incompréhension mutuelles. Un malaise réciproque s’est installé, (…) chacun semble regarder sa situation personnelle à l’échelle nationale sans avoir le réflexe vital qui devrait être adopté dans les relations européennes et internationales : la perception de l’autre et aux conséquences ». Ce rappel à l’intersubjectivité entendue comme loi d’airain des relations de travail assainies nous semble évidemment bienvenu, surtout à l’heure actuelle.
Si l’auteur propose des solutions très variées pour relancer le tandem franco-allemand (autonomie stratégique, développement de technologies du futur, politique énergétique commune, Europe de la défense, développement de parlements nationaux dans un cadre européen etc.), celles-ci ont toutes pour prérequis l’idée d’un renforcement des relations conjointes sur la base d’une vision de l’Europe ayant le tandem pour moteur. On pourrait se demander alors comment, au vu de « la méfiance et de l’incompréhension » évoquée précédemment, concilier cette présupposition avec, pour paraphraser Rutebeuf, le vent qui vente aujourd’hui, devant chaque porte ? En revanche, tout le monde peut s’accorder à reconnaître en Joseph Rovan une admirable figure porteuse d’un intense message d’espoir franco-allemand, parce que symboliquement il incarne pleinement une double culture, une double appartenance. Cet homme fut bien le « passeur » que Bitterlich décrit, infatigable promoteur de relations culturelles apaisées entre les deux pays. Peut-être est-ce d’abord et avant tout par la mise en avant de telles figures disparues que le tandem pourra redevenir couple, au moins culturellement parlant, ce qui serait, après tout , un bon recommencement.
Dès son avant-propos, Monsieur Bitterlich explique qu’il faut considérer son ouvrage « non pas sous la forme de mémoires classiques, mais dans un mélange de souvenirs, d’observations, d’analyses, de réflexions critiques, et plus particulièrement sur la situation actuelle ». Les pages concernant Helmut Kohl sont probablement les plus convaincantes du livre et font œuvre de salubrité publique en ce sens qu’elles brossent un portrait vivant, ému, d’un homme complexe dont la mémoire européenne n’est peut-être pas saluée à sa juste valeur. L’auteur rappelle précisément la passion de l’Histoire qui animait Helmut Kohl et qu’il avait en partage avec François Mitterrand. Une des raisons profondes de la crise que traversent actuellement la relation franco-allemande et plus largement l’Europe ne résiderait-t-elle dans leur déficit de vision historique ? A cet égard, la reconstruction par Joachim Bitterlich des étapes qui ont conduit à la Réunification allemande a une rigueur incontestable et nous replonge au cœur de ces grands moments. C’est parce qu’à cette époque les évènements ont dépassé leurs protagonistes que le tableau qui les restitue est passionnant.
Concernant maintenant le volet des affaires étrangères, Monsieur Bitterlich y donne la pleine mesure de son talent d’observateur. La politique est-européenne de l’Allemagne sous Helmut Kohl s’y décline pays par pays (Roumanie, Pologne, Lituanie, Bulgarie, Hongrie, etc.) avec le mérite insigne de souligner l’intérêt profond que l’Allemagne a eu pour tous ces Etats, suivant une ligne kohlienne qui considérait que personne ne devait être laissé sur le bord du chemin (et ce, d’autant plus, que selon l’auteur lui-même, le conflit dans les Balkans n’était et n’est toujours pas résolu en profondeur). Des portraits intéressants et nuancés se détachent, notamment celui de Victor
Orban auquel Bitterlich rend toute sa complexité et tous ses paradoxes (qui sait encore par exemple qu’il avait fait sa thèse sur Solidarnosc ?), ou bien encore celui du professeur, ex ministre polonais des affaires étrangères, Wladyslaw Bartoszewski, appelé « la mitraillette de Dieu » en raison de son élocution une prodigieuse rapidité. Bitterlich, et c’est là la force de son ouvrage, s’il souligne les avancées de l’intégration européenne (tout en rappelant que plus les adhésions augmentaient, moins le cœur et l’ardeur semblaient y être, comme si le mécanisme d’intégration n’était plus qu’une machinerie sans vigueur), ne répugne pas non plus à en détailler les problèmes, voire les errements. Que faire, par exemple, du cas de la Turquie ? Comment envisager son entrée ou non dans la Communauté ? Les lignes que lui consacre Bitterlich méritent d’être citées pour mémoire : « il est vrai que nous, Européens, faisons lanterner la Turquie avec des promesses depuis le début des années 60 – et il devrait y avoir une limite quelque part…Mais vers quoi, vers plus d’honnêteté ou plus d’hypocrisie ? La Turquie est un partenaire trop important pour l’Europe – nous ne pouvons pas nous permettre ces procédés dilatoires car les Turcs doivent au fond nous considérer comme un partenaire bien peu fiable ».
Concernant les Etats-Unis, Monsieur Bitterlich n’est pas naïf ; un passage est tout particulièrement instructif de sa manière de voir, conciliante mais ferme : « les Américains sont devenus plus distants et surtout plus imprévisibles. Que signifie vraiment « America first » à long terme ? Les Européens ne doivent-ils pas se préoccuper davantage de leur propre sécurité ? Ma réponse est « oui, absolument ». Non pas pour se débarrasser des Américains, mais pour développer une nouvelle relation, – même si cela est particulièrement difficile pour l’Allemagne, et qu’elle devra annoncer la couleur sur le plan politico-militaire ! ». Nous sommes encore loin, convenons-en, de ce « pied d’égalité », sans compter qu’il faudrait jamais oublier en ces matières le fameux avertissement d’Henry Kissinger lui-même : « Être l’ennemi des Américains est dangereux ; être l’ami des Américains est fatal »…
Au sujet de la Russie, d’abord, et de l’Ukraine, ensuite, Monsieur Bitterlich propose des développements intéressants (qui ne manqueront pas de lui attirer les foudres de certains lecteurs), notamment lorsqu’il écrit à propos de la politique américaine post-Clinton et de celle, non moins trouble, de l’Europe : « d’une certaine manière, on semblait encore vouloir vaincre ou humilier définitivement ce pays au lieu de l’intégrer. Ni les Américains ni les Européens n’ont apparemment voulu entendre les « appels à l’aide » et les signaux d’alerte en provenance de Moscou et ont laissé passer les chances de développer un partenariat avec la Russie (…) Nous sommes tous responsables de l’évolution de la situation en Ukraine – les Etats-Unis, l’OTAN, l’UE, la Russie et l’Ukraine elle-même ». Ces lignes devraient, à n’en pas douter, faire l’objet d’une débat dense, profond, sans concession.
L’Afrique, quant à elle, Monsieur Bitterlich le souligne justement, est encore et toujours le parent pauvre de nos relations internationales, le continent éternellement regardé avec dédain, voire souvent davantage. L’auteur considère que cette relégation injustifiée est une erreur grave que nous, Européens, sommes en train d’avaliser avec des conséquences dramatiques, notamment sur le plan sécuritaire…Cessons donc urgemment, conseille-t-il, d’en faire « la grande oubliée » afin qu’à terme elle ne nous en veuille pas définitivement d’avoir été si oublieux et si ingrats à son endroit.
En termes de philosophie politique « européenne », il y aurait enfin, selon Monsieur Bitterlich, (c’est là une position importante) une « conception dépassée de la souveraineté », un « nuage de souveraineté nationale qui n’existe en réalité déjà plus ». Plus encore, la Coopération européenne ne constituerait pas pour lui « un abandon de souveraineté, mais un regroupement, un exercice commun – et donc une reconquête de souveraineté ». Sans rouvrir un débat pourtant essentiel entre « abandon » et « reconquête », comment ne pas se souvenir ici de ce mot célèbre autant que malicieusement provocateur du Général de Gaulle selon lequel : « Il ne peut à l’heure actuelle y avoir d’autre Europe que celle des Etats…Dante, Goethe, Chateaubriand…n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et s’ils avaient pensé, écrit quelque esperanto ou volapük intégré » ? Qu’en penser aujourd’hui ? Qu’en aurait dit Goethe l’Européen, lui qui écrivait :
« Il n’existe pas d’art patriotique ni de science patriotique. L’un et l’autre, comme tout ce qui est haut et bon, appartiennent au monde entier » ?
Pour aller plus loin :
Entretien avec Joachim BITTERLICH : Quelle « boussole stratégique » pour l’Union européenne ?
Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur et Olivier CAZENAVE, Vice-Président délégué de la Fondation
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