Date de la note : 27 janvier 2023
Depuis déjà quelque temps, le doute s’est installé sur l’efficacité, sur l’utilité et même sur la réalité, de la relation privilégiée entre la France et l’Allemagne. Certains en veulent pour preuve que, sur la monnaie et la politique économique, la République Fédérale ait imposé à ses partenaires dix ans ou presque de stagnation économique ou que sur ses choix en matière de mix énergétique ou sur l’immigration, elle ait opéré sans prévenir des changements de position qui affectaient les intérêts des autres européens. Ils en concluent que l’Allemagne n’en ferait qu’à sa tête, tâcherait d’imposer sa vision des choses et de faire prospérer ses propres intérêts en ignorant superbement la situation de ses partenaires y compris le partenaire français. Dans ce contexte, le coup d’éclat d’Emmanuel Macron, reportant pour la deuxième fois le Conseil des ministres franco-allemand d’octobre dernier, aurait jeté une lumière crue sur une dégradation à l’oeuvre en fait depuis un quart de siècle et mis un terme bienvenu à une trop longue hypocrisie.
Pour modérer ces jugements à l’emporte-pièce et remettre les choses en perspective, rien ne vaut la lecture du « Passeur », le livre de mémoire de Joachim Bitterlich. C’est le mérite de la Fondation Perspective et Innovation d’avoir décidé de patronner l’édition d’une version en langue française et mise à jour de ces mémoires parues en allemand il y a quelques années. Si elle a pris cette initiative, c’est notamment parce que l’auteur fut pendant onze ans, de 1987 à 1998, le conseiller diplomatique du chancelier Kohl et à ce titre le témoin très privilégié d’une époque bénie, celle de la fin de la Guerre Froide et de la réunification allemande et celle des progrès accélérés de l’unification européenne sous l’égide du tandem Mitterrand-Kohl. Ainsi nous donne-t-il à voir de l’intérieur ce que furent ces années exceptionnelles et surtout, à mieux en comprendre les ressorts profonds.
Avec, de temps à autre, quelques retours en arrière, le livre suit globalement un fil chronologique, depuis les premiers pas de l’auteur à l’Auswertiges Amt jusqu’à son « pantouflage » au sein de Véolia à Paris. Cela nous vaut nombre d’aperçus sur ses débuts en Espagne et à Bruxelles, sur la personnalité et les méthodes de travail de Hans-Dietrich Gensher dont il a été le collaborateur en 1985-87, sur les années passées comme ambassadeur auprès de l’OTAN puis comme ambassadeur à Madrid. On en retire une bonne collection d’informations toujours intéressantes.
Mais évidemment, l’essentiel est ailleurs, dans les années passées aux côtés du chancelier Kohl qui sont aussi celles de la reconfiguration du continent européen. Dans le récit de cette période cruciale, il est frappant de constater la place considérable qu’y occupe la relation franco-allemande. Avoir braqué le projecteur sur elle doit peut-être quelque chose à l’équation personnelle de l’auteur, natif de la Sarre, marié à une française, ancien élève de l’ENA, un auteur qui personnifie à lui tout seul la relation franco-allemande. Il en ressort en tout cas l’impression que le tandem se situe bien au cœur de la politique étrangère de la République Fédérale.
Or, nous explique Bitterlich, si les deux partenaires ont pleine conscience de l’extrême importance de leur relation, ils n’en éprouvent pas moins les plus grandes difficultés à se comprendre en profondeur. Cela tient à la manière très différente dont ils sont organisés : centralisation contre fédéralisme, monarchie élective contre système parlementaire et, évidemment, à l’héritage de la période nazie : respect religieux du droit, tabou de la défense etc… En conséquence de quoi dit-il, constamment, l’un comme l’autre multiplient les contresens sur le partenaire. La compréhension mutuelle n’est pas une donnée de base mais le fruit d’un effort toujours recommencé.
Cela dit, au fil des pages défilent une foule d’anecdotes éclairantes et des portraits savoureux. C’est le cas en particulier sur la réunification, bien sûr, et le rôle positif qu’ont joué, l’un comme l’autre, Georges Bush le père et Michail Gorbatchev contrastant avec l’attitude plus réservée de François Mitterrand et carrément hostile de Margaret Thatcher. C’est le cas aussi sur la négociation du Traité de Maastricht, sur les relations difficiles de l’Allemagne avec le Royaume Uni et les Pays Bas, sur la Russie de Boris Eltsine et les rapports russo-ukrainiens, sur la crise yougoslave et sur le rôle, jugé profondément malsain, de l’Arabie Saoudite.
A la fin du livre, Bitterlich s’écarte de sa biographie et revient sur ce qui lui tient visiblement le plus à coeur : le rôle moteur du tandem franco-allemand en Europe. Cela nous vaut des pages imaginatives et très bienvenues sur la manière de relancer et d’approfondir la relation bilatérale (p. 401 à 420) et, dans la foulée, beaucoup de suggestions intéressantes sur la relance de la construction européenne (p. 431 à 456).
Au total, « Le Passeur » est un ouvrage de grande valeur pour tous ceux que le destin de l’Europe tient à coeur ou qui, plus généralement, cherchent à mieux comprendre la période fondatrice qui a encadré la chute du Mur de Berlin. Que lui reprocher ? Sa longueur, certains développements plus allusifs que didactiques où les non spécialistes pourraient se perdre, quelques règlements de compte aussi avec l’Auswertiges Amt qui ont peu de chances d’intéresser le public français. Mais tout cela pèse d’un faible poids comparé à ce qui est surtout un fascinant itinéraire dans les arcanes d’une aventure exceptionnelle.
Pour aller plus loin :
Entretien avec Joachim BITTERLICH : Quelle « boussole stratégique » pour l’Union européenne ?
Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur
< Retour à la listeInformations sur l'ouvrage
Téléchargement