Date de la note : 22 juin 2022
En novembre 2012, pour sa première allocution en tant que secrétaire général du PCC, Xi Jinping annonce au monde entier « la grande renaissance de la nation chinoise ». Si l’un de ses premiers déplacements fut au Musée national chinois, cela ne devait rien au hasard : s’y tenait alors une exposition consacrée à la domination que les nations européennes et japonaise avait exercée sur l’Empire de 1839 à 1949, un terrible joug auquel le Parti communiste aurait glorieusement mis fin. Le symbole est affiché : l’avenir que le Président Xi souhaite offrir à son peuple est celui d’une revanche sur l’Histoire afin de reconquérir la première place mondiale qui n’aurait jamais dû cesser d’être celle dévolue à son pays.
Saisir le rapport au monde que la Chine déploie actuellement implique donc d’appréhender ce que le « siècle d’humiliation » a représenté pour sa conscience nationale, un épisode historique encore peu connu des Occidentaux. C’est conscient de cet enjeu qu’Alain Labat, fin connaisseur de l’Empire du Milieu, a publié un ouvrage d’une grande qualité « L’Empire, la République et les Barbares – L’Occident à l’assaut de la Chine ». Cet acteur reconnu des relations culturelles franco-chinoises s’est employé à décrire, avec une plume de qualité et un solide bagage historique, le long siècle (1839-1949) qui vit un Empire chinois au zénith de sa civilisation se lézarder fatalement face à un monde de nations conquérantes dont il ne constituait plus l’épicentre. Chercher dans l’humiliation passée les ressorts de ses prétentions actuelles et de son ambition future : voici à quoi s’emploie cette étude historique consacrée à l’Empire du Milieu.
L’ouvrage d’Alain Labat est à lire pour saisir les enjeux plus profonds d’une montée en intensité des tensions en Asie Orientale, où Chine et Etats-Unis/Japon se font aujourd’hui face. De cette meilleure connaissance du passé pourrait alors surgir un apaisement du présent. C’est là du moins tout l’espoir de l’auteur : « C’est dans la brutalité et l’entêtement des faits que sont les moyens propres à faire advenir demain entre les anciennes nations des traités et la nouvelle puissance intraitable, en lieu et place des caricatures et invectives d’aujourd’hui, […] la connaissance et le dialogue ».
Le craquellement d’un monde sino-centré durant deux millénaires
Pour saisir toute la violence de l’impérialisme occidental qui s’abattit sur la Chine au XIXème siècle, il faut tout d’abord se représenter la manière dont cet Empire, vieux de plusieurs siècles, se concevait : il « n’était pas dans le monde, il était le monde ». Centre de la civilisation, ce bloc continental s’est construit par la force et la patience d’un système mandarinal qui tenait en obéissance des périphéries barbares. Peuplé d’ethnies diverses, mais toutes soumises à la puissance d’un Empereur fils du Ciel, l’Empire du Milieu affirmait son primat universel par une hiérarchie ancestrale et codifiée. Aveuglé par une supériorité qu’il imagine permanente, corseté par ses traditions et ses rites, l’édifice impérial des Qing ne prête guère attention à la menace que représentent ces peuples de l’Ouest. Au contraire, afin d’assouvir leur appétit commercial grandissant, il concède le fameux « système de Canton » (1757) : de cet unique port sort alors l’intégralité de la production chinoise que s’offre à grands frais la Compagnie britannique des Indes orientales. Comme la Chine se veut autarcique et n’achète rien en échange, le déficit commercial devient si insupportable que les Anglais s’emploient à le rééquilibrer par la vente en contrebande d’opium. Face à ce poison qui corrompt peuple comme élites, la Cité Interdite s’engage alors dans l’éradication de son trafic, provoquant le courroux de Londres qui ne tarde pas à sonner la charge de ses canonnières : la première guerre de l’opium (1839-1842) marque la défaite cinglante d’un Empire humilié qui doit renoncer au protectionnisme, concéder l’ouverture de plusieurs ports, accepter l’extraterritorialité des représentations qui s’y installent, et payer de lourdes réparations.
Mise à genoux, la Chine entre dans l’ère des « traités inégaux » que s’empressent d’imposer les autres puissances continentales afin de jouir des mêmes avantages concédés aux Britanniques. C’est ainsi que s’ouvre pour l’Empire le « siècle d’humiliation ». La seconde guerre de l’opium (1856-1860), menée par le Royaume-Uni et la France, arrache de nouvelles concessions à un pouvoir céleste peu conciliant. Les Barbares vont à cette occasion jusqu’à pénétrer dans Pékin, cité qui leur avait toujours été interdite. L’Empereur n’est alors plus qu’à la tête d’une nation parmi les autres, dans un monde décentré. De ces lendemains de débâcle surgit parallèlement une menace de nature interne, un soulèvement au cœur même de l’Empire. De 1851 à 1864, le Céleste Empire tente de terrasser, non sans difficulté, une révolte paysanne menée par Hong Xiuquan, un paysan qui, inspiré par les brochures de missionnaires occidentaux, s’affirme frère du Christ et proclame son propre royaume. Il n’est écrasé qu’au prix de dizaines de millions de morts, laissant un Empire exsangue, une dynastie branlante et un ordre confucianiste éraillé. C’est un traumatisme de plus qui fera pour toujours du risque séparatiste l’un des spectres les plus redoutés du pouvoir central chinois.
L’agonie d’un Empire étouffé par les velléités commerciales d’un Occident impérialiste
Sommé d’apprivoiser un monde dans lequel elle ne constitue plus qu’une nation parmi les autres, l’Empire du Milieu amende sa fierté millénaire et établit ses premières relations diplomatiques. Devant la nécessité de sa survie, le pays va jusqu’à emprunter à l’Occident les ressorts de sa puissance, notamment technologique. Ce mouvement d’« auto-renforcement » (1861-1895) se traduit par une série de timides réformes qu’une frange conservatrice s’empresse de dénoncer comme d’intolérables compromissions. Il s’agit en réalité d’apprivoiser l’« étranger » (et non plus le « Barbare », un glissement sémantique révélateur) pour mieux contenir son insatiable appétit. Cette tentative de Restauration ne connaît pas le même succès que celle des Meiji au Japon, et la boulimie sans limite de l’Occident contraint l’Empire à brader toujours un peu plus sa souveraineté territoriale, politique et économique. Dépecée et humiliée, la Chine nourrit alors dans les derniers jours du XIXème siècle une hostilité grandissante à l’égard d’un Occident cupide et prédateur.
La colère ne tarde pas à se manifester sous la forme de la révolte des Boxeurs en 1899. Bien décidés à « exterminer » des étrangers dont la « diabolique » présence est devenue insupportable, ils gagnent Pékin et font le siège des Légations occidentales. Les puissances coloniales s’empressent alors de mater dans le sang l’insolence chinoise, infligeant une nouvelle et humiliante capitulation (Protocole Boxeur de 1901) à un Empire en pleine agonie. A sa tête, la dynastie Mandchoue est incapable de faire les réformes nécessaires. Un ambitieux nationaliste, Sun Yat-sen, appelle alors à l’avènement d’une république. Faisant de la xénophobie et de l’anti-mandchouisme son lit, l’agitation révolutionnaire ne tarde pas à renverser l’Empire qui, après deux mille ans d’existence, laisse place à la toute nouvelle République de Nankin (1er janvier 1912). Les espoirs soulevés par le jeune régime sont pourtant vite déçus par la pratique autoritaire de son second Président, Yuan Shikai : il cède aux prétentions tutélaires d’un Japon impérialiste et expansionniste (les 21 demandes de 1915), tout en s’orientant vers un rétablissement monarchique que seule sa mort entrave en 1916.
D’une Europe « civilisatrice » à un Japon « libérateur » : le crépuscule de l’Occident en Asie
L’Empire du Milieu plonge ainsi dans douze années d’une sanglante anarchie. Le vide politique voit en effet s’affronter tous azimuts seigneurs de guerre (dujun) et armées provinciales. Dans ce chaos généralisé s’engouffre un archipel nippon aux prétentions impérialistes toujours plus pressantes, au point de parvenir à ravir, à l’issue de la Première Guerre mondiale, les possessions que l’Allemagne détenait au pays de Confucius. La Chine voit une nouvelle fois sa souveraineté rabotée alors même qu’elle était entrée en guerre au côté des Alliés (1917). Le camouflet est d’autant plus amer qu’il est infligé par une nation anciennement tributaire de l’Empire céleste. Dans une Chine en décomposition, la tradition confucéenne s’avère être toujours plus décriée pour son incapacité à relever un pays à terre. Convaincus que la théorie léniniste offrira au peuple chinois les clés de son émancipation, de jeunes intellectuels caressent l’espoir encore embryonnaire que le rouge révolutionnaire supplée au jaune impérial. Partageant avec le bleu nationaliste la volonté de bouter hors de Chine l’impérialisme, le jeune PC s’associe au Guomindang de Sun Yat-sen dans un fragile mariage de raison qui prend le nom de « Front uni » (1924). La précaire alliance s’avère un échec : Chiang Kai-shek, nouvel homme fort des nationalistes, affirme sa prééminence en réprimant farouchement des communistes devenus trop encombrants, des massacres qui culmineront avec celui de Shanghai en 1927. Cette rupture déclenche une terrible guerre civile qui mettra à feu et à sang un pays déjà à l’agonie.
Provinces intérieures aux velléités autonomistes, économie sous contrôle des Occidentaux, fronde communiste survivant dans la clandestinité : la République désormais installée à Nankin n’exerce qu’une autorité de façade sur un pays réel qui lui échappe. Pour autant, les Japonais voient dans la perspective, lointaine mais possible, d’une Chine réunifiée un défi sérieux qui doit être prévenu. Prétextant d’un attentat qu’il a lui-même manœuvré, l’archipel envahit sans ménagement la Mandchourie (1931) pour y installer un Etat fantoche à ses ordres. L’«Asie aux Asiatiques » se révèle alors n’être que la substitution à l’impérialisme Blanc de celui tout aussi impitoyable du Japon. L’affront originel est donc loin d’être lavé : le reflux européen n’a pas la douce saveur de revanche, et le sentiment national chinois s’en trouve plus que jamais exalté. De fait, l’Empire japonais satisfait ses prétentions expansionnistes par une tentative d’invasion de l’Empire du Milieu en 1937. Le gouvernement de Chiang Kai-shek fuit alors une capitale tombée à l’ennemi et ne survit qu’au double bénéfice d’un Font Uni ressuscité et d’un statut d’allié secondaire consenti par les Etats-Unis suite à l’attaque de Pearl Harbor (1941). Pour l’homme du Guomindang, son accession au rang des vainqueurs constitue « le plus grand succès de tous les temps de la politique extérieure chinoise » : après plus d’un siècle de traités inégaux et de férule étrangère, le pays peut enfin caresser l’espoir d’une souveraineté nationale retrouvée et d’une puissance mondiale restaurée. Symbole de cette réviviscence tant attendue, l’ancien Empire céleste arrache à l’issue de la Seconde Guerre mondiale un siège au Conseil de Sécurité de l’ONU. Avec la proclamation le 1er octobre 1949 du régime communiste, Mao Zedong adresse au monde depuis le balcon de la Cité Interdite un avertissement résolu : « Le peuple chinois est maintenant debout, il ne sera plus jamais humilié ».
Venger l’humiliation : ne pas oublier un passé proche de douleurs pour mieux renouer avec celui millénaire de puissance
L’avènement du drapeau rouge sur l’ancien palais impérial clos ainsi le « siècle d’humiliation », un épisode historique encore trop peu connu de ceux qui l’ont infligé alors même qu’il représente un élément clé à la compréhension des ambitions actuellement poursuivies par Pékin. L’ancienne capitale Céleste aspire en effet à restaurer un prestige et regagner une place centrale qui n’auraient jamais dû lui échapper, interprétant alors dans la réaction d’un Occident inquiet de son « ascension pacifique » le retour de travers passés. A l’occasion des 100 ans du Parti communiste chinois, en juillet 2021, le Président Xi Jinping rappelait : « Le temps où le peuple chinois pouvait être foulé aux pieds, où il souffrait et était opprimé est à jamais révolu ».
Charles BOSSELUT, Chargé de mission à la Fondation Prospective et Innovation
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