Date de la note : 26 novembre 2021
Ali LAÏDI, « Les batailles du commerce mondial. Penser la guerre économique avec et contre Michel Foucault », Puf, Avril 2021
Les batailles du commerce mondial, le dernier ouvrage de Ali Laïdi, est sous-titré « Penser la guerre économique avec et contre Michel Foucault », l’auteur fait appel en effet à la boîte aux outils d’analyse du philosophe.
Avec lui, il pratique l’archéologie des concepts, des non-dits, des vérités qui fâchent.
Avec Michel Foucault, il place au centre de ses travaux la question du pouvoir et de la conflictualité qui en résulte. Il partage la même conviction que le conflit entre les hommes est inévitable, la lutte pour le pouvoir consubstantielle à l’homme et, inversant la formule de Clausewitz, que la politique est la poursuite de la guerre par d’autres moyens.
La politique mais aussi l’économie, les échanges commerciaux où la guerre est la règle, une guerre sans trêve, car il s’agit de triompher du concurrent, de rester ou de devenir le premier. Loin de l’illusion du « doux commerce » cher à Montesquieu, qui adoucirait les mœurs et éloignerait les fracas de la guerre. Les États, les entreprises se livrent à un combat impitoyable, tous les coups sont permis. Dans ce combat, la maîtrise du savoir et la faculté de faire penser les autres comme on veut qu’ils pensent est centrale. Qui détient le savoir, contrôle le pouvoir.
Contre Michel Foucault car le Professeur au Collège de France, qui a épousé certaines idéologies extrémistes de son époque (communisme, gauchisme)[1] a fini par être un tenant du néo-libéralisme, de l’école de Chicago, un adepte du marché comme bouclier pour protéger l’individu de la tyrannie de l’État.
Pour Michel Foucault, et ceux qui l’ont inspiré, la compétition économique doit rester libre car l’État ne peut appréhender la totalité des facteurs et interactions en cause et ne peut donc que se tromper en intervenant. Le laisser faire est le moindre mal et la justice est là pour corriger les déviances, les délits, les atteintes au fonctionnement du marché. Le prix à payer pour ce laisser faire, laisser passer peut paraître élevé mais il le sera moins que les conséquences de l’intrusion de l’État.
Ali Laïdi récuse cette vision irénique et met en avant les dérives du néo-libéralisme et la tolérance dont il bénéficie. Ali Laïdi ne manque pas de relever les oublis, les faiblesses d’un tel postulat quand des monopoles se constituent, entravent la liberté de chacun par la surveillance, se jouent de la justice.
Comment la justice peut-elle réguler un système qui récuse l’État alors qu’elle-même en est un attribut, même indépendant ?
Les États – à commencer par l’État américain – ne se privent pas d’intervenir et de changer les règles du jeu quand elles paraissent leur être défavorables et quand ils ont la puissance pour le faire. Donald Trump a comparé la vie internationale à une arène où il s’agit de terrasser l’autre. Il n’a pas hésité à changer les modalités du règlement des différends de l’accord nord-américain car il les jugeait peu dans l’intérêt des États-Unis, ceux-ci ne pouvant pas faire prévaloir leur prééminence.
L’édiction de normes est une manière de façonner le monde et de le domestiquer selon ses intérêts, « shaping the world » selon le vœu du Président Clinton.
Le droit est aux mains des puissants et il n’est pas fait pour défendre le faible contre le fort mais est une arme aux mains de ce dernier. La Common Law, moins codifiée que notre droit romain et qui protège moins, doit prévaloir : « toute rébellion d’une nation contre la common law… sera vaincue, sa destinée c’est d’être conquise » (Walter Lippmann, La Cité libre, 2011).
Ali Laïdi reprend le raisonnement et les exemples de son livre de 2019, Le droit, nouvelle arme de guerre (Actes Sud). Plus que le droit, c’est la peur inspirée par l’Administration américaine qui fait obtempérer celui qui risque de devenir un justiciable car présumé coupable d’avoir enfreint une loi américaine, dont la vocation extraterritoriale ne souffre pas de contestation. Le recours au dollar suffit à donner pouvoir aux Procureurs américains pour incriminer toute entreprise non-américaine. Cependant, certains refusent ce chantage et vont jusqu’au procès et peuvent même le gagner.
« La sécurité économique américaine est au premier rang des priorités de la diplomatie américaine » (Warren Christopher, Secrétaire d’État, 1993) et il faut écarter (être en guerre contre) ceux qui menacent le leadership américain, Japon et Europe hier, Chine aujourd’hui.
Face à cette hyperpuissance judiciaire américaine, dont les fondements sont anciens, et qui démontre bien que les échanges commerciaux sont fondés sur la violence et le rapport de forces, et non un optimum économique, l’Europe se révèle bien peu farouche, toute prisonnière qu’elle est de son néo-libéralisme et de sa défense du consommateur. Son réveil est tardif et ses essais peu convaincants jusqu’à présent, comme en témoigne l’inopérabilité de la riposte au reniement par Donald Trump de l’accord passé en 2015 avec l’Iran.
Mais, s’interroge indirectement l’auteur, ceux qui prônaient le libre échange hier à Bruxelles et ont fait que l’Europe est une colonie numérique américaine (rapport du Sénat de 2013), peuvent- ils opérer ce virage à 90° ?
L’essai de Ali Laïdi est traversé par ces convictions fortes ; il vise à dessiller les yeux de ceux qui croient encore que le commerce est doux et pacificateur. Pour lui, les remèdes aux conséquences néfastes de cette conflictualité marchande passent d’abord par une prise de conscience et par une réaction de l’Europe qui doit sortir de son indolente naïveté. Il faut aussi rechercher les voies et les moyens d’une mondialisation frugale, qui sache fixer des limites et rompre avec une logique du toujours plus de laisser faire, de laisser passer.
Rude défi conceptuel et pratique que l’ouvrage esquisse sans s’attarder sur ce qu’en serait les linéaments mais qui, au total, paraît s’esquisser sous nos yeux, de manière encore informe, incertaine, avec toutes les interrogations, les remises en cause et les pratiques restrictives qui se développent pour des raisons diverses (lutter contre les inégalités, rétablir une souveraineté trop atteinte, brider la croissance de la Chine, protéger la planète…). La restauration de la légitimité de l’État semble enclenchée avec les réponses qui ont dû être apportées face à la crise sanitaire et économique. L’État reste au centre du jeu économique international. La question est naturellement de trouver les bons équilibres entre un néo-libéralisme jugé destructeur et un interventionnisme intelligent donc mesuré ; cela passe aussi – et peut être surtout – par la capacité de l’Europe à savoir rétablir un rapport de forces plus équilibré.
[1] *sans oublier de voir dans la Révolution de l’Imam Khomeini une rédemption
Serge DEGALLAIX, Directeur général, Fondation Prospective et Innovation
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