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« Les épreuves de la vie – Comprendre autrement les Français »

Date de la note : 05 novembre 2021

Pierre ROSANVALLON, « Les épreuves de la vie – Comprendre autrement les Français », Seuil, 19 août 2021

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Voilà bien un essai ambitieux où Pierre Rosanvallon nous convie à partager une approche renouvelée des évolutions d’une société française que l’on a parfois du mal à cerner. Pourquoi un tel climat de défiance généralisée a-t-il émergé ? A quoi tient le succès actuel du populisme ? Comment expliquer les manifestations de rejet, les mouvements sociaux récurrents qui agitent nos vies quotidiennes ? Qu’attend en fait notre société en doute ?

Bien sûr, le contexte global est déstabilisant, marqué par des menaces liées au dérèglement climatique, aux pandémies et aux risques sanitaires autant qu’aux incertitudes géopolitiques. Face à ce qui leur échappe, les individus seraient plus attentifs au droit des personnes, à la singularité de chacun. Les épreuves auxquelles ils sont confrontés – notions centrales de cet essai – les entraîneraient à privilégier l’émotion plutôt que la raison. D’où l’émergence de ressentiments, d’indignations, de colères, d’amertume, d’anxiété et de défiance longtemps contenus. Ce postulat qui repose sur une subjectivité assumée constitue le fondement de la méthodologie utilisée par l’auteur.

Pour analyser ces épreuves, Pierre Rosanvallon a choisi des champs lexicaux particulièrement évocateurs : ceux du mépris, de l’injustice, de la discrimination et de l’incertitude qui touchent à l’individu et à son identité ainsi qu’aux liens qu’il entretient avec la société. Sans pour autant nier les problèmes liés  au pouvoir d’achat et à la montée des inégalités dont on a vu les limites des réponses apportées, il serait à présent urgent de tenir compte de la perception qu’ont les Français de leur situation personnelle, en lien avec les épreuves qu’ils traversent.

 

L’épreuve du mépris

Mépriser, c’est estimer l’autre inférieur à soi et indigne d’attention ou d’intérêt. Les formes que cette posture peut prendre sont multiples : dédain de classe impliquant une mise à distance, discrédit porté sur le travail manuel ou certaines positions subalternes, regard condescendant de la ville sur la campagne, attitude paternaliste qui déprécie l’interlocuteur. L’indifférence, sans doute la pire de ces mises à l’écart, génère un ressenti violent chez l’autre qui se sent condamné à l’invisibilité, à l’inutilité sociale. Or l’expérience récente de la crise du Covid-19 a redonné à cet autre une visibilité et a fait apparaître à quel point la société ne pouvait fonctionner sans lui. Preuves en sont les Gilets Jaunes qui, classés souvent parmi les « invisibles », ont repris cette revendication à l’existence et à la reconnaissance sociale. Pour essayer de sortir de cette impasse à moyen terme que constitue le mépris, quoi de plus naturel pour ceux qui se sentent méprisés que de reproduire ce même mépris sur ceux qui leur sont socialement inférieurs. D’où une cascade de mépris, déviant in fine les conflits de classe. A la fin des années 80 par exemple, l’avènement de la révolution technologique a torpillé la vision sociale antérieure : les ouvriers n’ont plus formé un groupe social majoritaire, le parti communiste a perdu de son importance et les syndicats de leur puissance. Là où les luttes sociales faisaient d’ordinaire l’objet de négociations, chacun y ayant sa place, les conflits de classe ont investi un terrain plus « culturel ». Les milieux populaires ont dès lors défendu leur culture, leur savoir-faire, les valeurs traditionnelles propres à leur redonner de la fierté. Dans le même temps, ils ont stigmatisé non plus les patrons ou le capitalisme mais les élites intellectuelles et technocratiques avec qui toute négociation devenait impossible. Et pour exister encore plus, ils ont cultivé leur différence avec ceux qui sont « en dessous » d’eux (assistés, cas sociaux, immigrés…) et qui, dans une situation encore plus précaire, sont « entretenus ».

Pour éclairer cette épreuve du mépris, Pierre Rosanvallon analyse l’épisode des Gilets Jaunes, un mouvement toujours difficile à définir sur le plan sociologique tant il est composite : 19% d’ouvriers, 44% d’employés, 14% d’artisans, commerçants et chefs d’entreprise, 13% de professions intermédiaires, 7% de cadres et professions intellectuelles supérieures. Aux intérêts de classe peu défendus car disparates, aux discours contre le patronat, une violence verbale sans égale contre l’Etat et les institutions a été substituée.

Sur le plan politique, la difficulté de définition de ce rassemblement persiste cependant. Si la politique de la présence y est privilégiée, les manifestations dans les villes ont surtout vu défiler des groupes dispersés, inorganisés, sans banderoles ni slogans communs.

Une constante toutefois en assure la fédération : le sentiment dominant d’être méprisé et de vouloir retrouver une certaine fierté d’existence. La médiatisation hebdomadaire de leurs actions par les chaînes d’information continue surtout leur a permis de prendre conscience de leurs poids dans la société et a clairement démontré qu’ils n’étaient plus invisibles. Les thématiques de leur début – taxe carbone et passage à 80 km/h – ont rapidement cédé la place à des considérations plus affectives, contre le pouvoir en place avec, comme cible privilégiée, voire de bouc émissaire, le Président de la République, cristallisateur de toute leur haine. A leur revendication de valorisation personnelle, les mesures prises par le gouvernement dès le mois de décembre 2018 (8 milliards d’euros mis sur la table), ont eu peu d’effets : si elles ont cru répondre à une demande essentiellement d’ordre financier, elles ont manqué leur cible véritable : la reconnaissance humaine d’individus demandant à être respectés dans une société mercantile qui les utilise trop comme de simples figurants voir des objets. L’oubli de la dimension humaniste de leurs actions a exaspéré les réponses des Gilets jaunes qui ont durci leurs actions jusqu’à la violence.

Il est vrai que les partis politiques en place voire les syndicats, habitués à analyser un mouvement social sous l’angle des intérêts économiques et à y répondre par la puissance de l’argent, ont été désarçonnés par l’expression, à la fois désordonnée et spontanée, d’une détresse populaire et de colères individuelles, par un manque de programme et de leaders – ceux qui se sont essayés à ce rôle ont vite été dépassés – au profit d’une revendication de respect et de dignité où l’affectif a dominé.

 

L’épreuve de l’injustice

Le deuxième outil explicatif du comportement des Français est un sentiment d’injustice qui découle de l’accroissement des inégalités : entre 2010 et 2020, les 500 plus grandes fortunes françaises, détenues pas 0,01% de la population, ont triplé, passant de 210 à 730 milliards, soit de 10% à 30% du PIB. Et ce phénomène n’a fait que s’amplifier avec la crise du Covid.

Or, si, depuis les années 2000, le problème des inégalités a supplanté celui des rapports sociaux, il n’a pourtant pas été au cœur des mouvements sociaux. Alors que tout le monde souhaite la réduction de ces inégalités croissantes, aucune proposition de réforme n’a vu le jour sur ce sujet. Lorsque les dépenses consécutives à la crise du Covid ont augmenté de façon spectaculaire, seul le recours à l’emprunt a été retenu pour les financer, un choix qui n’a fait aucune vague, personne ne mettant en cause l’aspect inégalitaire de l’emprunt et nulle voix ne s’élevant pour réclamer la levée d’un impôt exceptionnel sur les revenus des plus aisés.

Ce constat renvoie, une fois encore, au ressenti de la population : si les inégalités sont mesurables statistiquement, elles sont vécues comme un produit du système capitaliste, puissance relativement anonyme. En revanche, elles choquent profondément les gens, provoquant un sentiment d’injustice que l’on peut ressentir comme un affront à sa situation personnelle. D’où une possible révolte engendrant parfois l’indignation. « Etre indigné, écrit l’auteur, c’est tracer une ligne de partage entre ce que l’on conçoit comme acceptable et ce que l’on considère comme intolérable ». On retrouve ici aussi le besoin de chaque citoyen d’être considéré dans sa singularité avec son histoire, sa culture et ses compétences propres, ce que la gestion par l’argent ne peut prendre en compte.

Cela étant dit, les épreuves du mépris et de l’injustice sont liées entre elles, l’une découlant souvent de l’autre.

 

L’épreuve de la discrimination

On touche ici aussi au problème de la discrimination que peuvent ressentir les individus lorsqu’ils jugent illégal le traitement auquel ils sont soumis. Dans l’imaginaire collectif, tout le monde devrait être égal. Or la réalité résiste à cette vision idyllique du monde d’autant plus que l’on devient chaque jour plus sensible aux inégalités de traitement, le droit au respect joint à l’impératif d’égalité étant devenus des évidences pour les sociétés avancées. A la différence du caractère universel du mépris ou de l’injustice, les expériences de discrimination concernent plutôt des groupes appartenant à des communautés spécifiques qui, paradoxalement, doivent, pour être entendues dans leur combat, se présenter de la façon stéréotypée dont elles sont perçues et traitées – la condition noire, la condition immigrée, la condition de la femme – alors qu’elles sont extrêmement diverses.

Les deux types de discriminations les plus fréquemment étudiés concernent le sexe et l’origine des personnes. Si le premier a évolué par le mouvement Me Too, la libération de la parole sur les incestes, la Gay pride…, avec des progrès certes insuffisants mais réels, le second continue à poser de lourdes questions. Si le Haut Conseil de l’intégration, créé en 1989, s’est rapidement doté de départements spécialisés, il s’est focalisé progressivement mais de façon trop réductrice sur le phénomène de la laïcité, évitant d’autres thématiques aussi importantes. Le sentiment d’être discriminé renvoie en effet, peut-être plus qu’ailleurs, à un besoin de reconnaissance personnelle par les autres mais aussi de reconnaissance sociale. Le respect de la différence reste une revendication légitime pour retrouver l’estime de soi.

 

L’épreuve de l’incertitude

Un autre point de rupture concerne l’avenir de nos sociétés, rendu incertain tant par des menaces internes que par les craintes pesant sur l’humanité. Ainsi le futur est vécu comme problématique, l’avenir sombre et le sentiment de précarité prégnant. L’Etat – l’Etat-Providence – dans son rôle traditionnel de protecteur du territoire, des activités économiques (notamment agricoles), de santé publique est-il le mieux placé pour agir et réduire cette incertitude ?

Oui et non ! Notre conscience de plus en plus aigüe du dérèglement climatique et des risques pour la planète, l’ampleur de la crise sanitaire mondiale nous poussent à repenser son rôle tant dans ses structures que dans ses modes d’intervention car il laisse de côté d’autres causes  fréquentes d’incertitude touchant non pas la collectivité mais les individus : accidents de la vie – chômage de longue durée, éclatement de la cellule familiale, handicaps, etc. -, possible extinction de l’espèce humaine due aux conséquences de son mode de vie. Génératrices d’incertitude, elles empêchent les individus de se projeter dans le futur et contribuent à entretenir l’idée de précarité de la vie. Il est significatif de noter qu’en l’an 2000, alors qu’on estimait le nombre de SDF à environ 100 000 soit 0,2% de la population, 50% des Français redoutaient déjà de se retrouver dans cette situation. L’écart entre les faits – la réalité – et la perception qu’en ont les populations redoutant le déclassement est flagrant. Le sociologue Robert Castel, dans son ouvrage sur L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ?  (Le Seuil, 2003) résumait ainsi cette évolution : « Les sociétés contemporaines sont des sociétés d’individus qui se préoccupent de développer l’autonomie de ceux-ci mais qui du coup promeuvent leur vulnérabilité en même temps qu’elle les valorise ».

Face à ces nouvelles incertitudes globales, à ces peurs, contre lesquelles aucune forme d’assurance n’est possible, l’Etat-Providence est perçu comme peu rassurant, la pandémie actuelle accentuant ce sentiment, intimement lié à une quête éperdue de protection et de sécurité voire de sens. Il faudrait donc que l’Etat, au-delà des secours d’urgence, se penche sur la spécificité des situations qui caractérisent la société : fragilités familiales, situations économiques, emploi, allongement de l’espérance de vie qui pose la question des retraites et de leur montant.

Au niveau mondial, les problèmes économiques et sociaux ne représentent dorénavant qu’un tiers des menaces posées sur l’avenir. Les trois quarts de nos concitoyens – et 80% des experts – considèrent qu’en cinq ans, le monde est perçu comme plus incertain, les dangers, notamment sanitaires et climatiques, se superposant, agissant comme un risque commun ; le caractère diffus des informations qui s’y rattachent participe de l’incertitude générée. L’y rejoignent le flou des discours et l’absence de repères qui produisent les supputations climato-sceptiques et complotistes, tant il est vrai, comme le disait Tocqueville qu’« une idée fausse mais claire et précise aura toujours plus de puissance dans le monde qu’une idée vraie et complexe ». Ainsi dans la crise du Covid-19, le gouvernement n’a pas su dire avec suffisamment de clarté à quelles incertitudes il était confronté ; en les minimisant ou en les dissimulant, il a donné l’impression que la situation était sous contrôle, ce qui était faux. On sait à quel point ce fut contre-productif.

 

La lecture de l’ouvrage de Pierre Rosanvallon nous rend indubitablement un peu plus riche d’éléments de compréhension sur l’évolution de la société. La pertinence de l’analyse proposée tient aussi à ce qu’elle met en lumière le ressenti qu’un individu dans sa spécificité et son intégrité ressent dans sa vie quotidienne, confronté qu’il est à des épreuves liées à son milieu social et exacerbées par un avenir incertain. Ces épreuves, si elles ne sont pas nouvelles, témoignent de vécus spécifiques propres à remettre en question une société où chacun doit être désormais considéré dans la place centrale qu’il occupe.

Les épreuves décrites vont du vécu individuel au ressenti collectif : le mépris d’un individu, la discrimination dont certains souffrent font le lit du sentiment d’injustice et ne font qu’encourager l’incertitude.

Comment politiquement prendre en compte ces phénomènes ?

Malgré l’enjeu essentiel posé par l’analyse, les propositions énoncées peinent à convaincre tant leur caractère général et parfois utopique interroge sur leur possible mise en œuvre.

Entre les deux extrêmes – le populisme qui fait son miel de cette société de l’émotion et les politiques de la raison qui ignorent le non-mesurable, l’auteur parie, comme unique alternative et remède, sur une démocratie des épreuves fondée sur une conception forte de l’égalité. Une société des semblables en somme. L’idée, intellectuellement séduisante, participe néanmoins ici, par trop, de l’incantation.

Certes les politiques devraient utiliser un langage rendant plus visible le vécu des gens afin qu’ils sentent que leurs problèmes sont non seulement reconnus mais encore gérés sérieusement sur le moyen et long terme. Cependant, comment faire pour qu’un tel langage dépasse les seules périodes électorales ? La classe politique, durablement sans doute, sans doute décrédibilisée, constitue-t-elle vraiment, aujourd’hui encore, une solution crédible ?

Par ailleurs, les instruments statistiques dont nous disposons pour appréhender le mépris, l’injustice et en comprendre les ressorts profonds ne seraient pas suffisants et il en faudrait de nouveaux, plus performants comme des tests à grande échelle, des observatoires. On pourrait probablement améliorer nos connaissances mais il sera toujours difficile de mesurer avec une certaine précision des phénomènes largement marqués par la subjectivité.

Après une brillante explication des épreuves subies, on aurait préféré la construction d’une analyse approfondie et affinée des voies et moyens à mettre en œuvre, par exemple pour lutter contre l’injustice et le mépris, Thomas Piketty a montré que, dans le passé, des politiques fiscales taxant fortement les hauts revenus et les gros détenteurs de capitaux ont été efficaces.

Depuis plusieurs décennies, la lutte contre les discriminations est aussi une réalité. La place des femmes dans la société a beaucoup progressé et les propos racistes sont très souvent condamnés en justice. S’il reste, bien sûr des progrès à réaliser, le mouvement est lancé.

Il serait également possible de réagir contre l’incertitude, en commençant par séparer l’incertitude économique et l’incertitude écologique.

Sur le plan économique on peut probablement relativiser l’importance du problème de la dette. Dans la mesure où Américains, Chinois, Européens, etc. sont tous endettés, personne n’a intérêt à prononcer une crise et la situation peut perdurer. Les leçons de la crise économique de 1930 ont été tirées et la gestion efficace de la crise économique due à la COVID a permis une reprise rapide dans la plus grande partie du monde.

L’incertitude écologique pourrait probablement aussi être diminuée avec plus de pédagogie sur les effets du changement climatique. Certes, les mauvaises nouvelles et les prédictions apocalyptiques apportent les meilleurs succès aux médias, mais, si on expliquait aux parisiens qu’il leur faudra se préparer à subir le climat de Marseille, ils seraient peut-être moins inquiets.

Il est en effet essentiel de rendre présent à l’esprit de tous les réalités vécues, mais il est aussi important de ne pas montrer que le côté négatif des situations et au moins de citer les pistes d’amélioration existantes.

Olivier CAZENAVE, Vice-Président délégué de la Fondation Prospective et Innovation

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Informations sur l'ouvrage

  • Les épreuves de la vie - Comprendre autrement les Français
  • Auteur : Pierre ROSANVALLON
  • Éditeur : Seuil
  • Date de publication : 19 août 2021
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