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« Les Etats-Unis ne sont plus le pays de la libre concurrence »

Date de la note : 09 avril 2021

Thomas PHILIPPON, «The Great Reversal : How America Gave Up on Free Markets », Éd., Harvard University Press, octobre 2019

 

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Tout commence quand Thomas Philippon, – ancien conseiller économique au sein du cabinet de Pierre Moscovici, ministre de l’Économie et des Finances en 2012 et aujourd’hui professeur à l’Ecole d’économie de Paris –  est étudiant en économie à l’EHESS. Parti s’installer aux Etats-Unis dans le cadre de son doctorat à la prestigieuse université du MIT, au début des années 2000, il ne manque pas de comparer les prix des produits entre son pays natal et son nouveau foyer, comme tout bon Français à l’étranger. Il découvre alors que dans le pays de l’Oncle Sam, il est plus facile, mais surtout moins cher, de voyager, ou encore d’obtenir un forfait téléphonique qu’en Europe. Pourtant, force est de constater qu’un « grand retournement de situation » s’est imposé ces dernières années : les consommateurs européens paient moins cher leur service mobile que leurs homologues américains. Le livre s’ouvre alors sur cette question simple, mais pourtant révélatrice d’une réalité encore niée, « Pourquoi diable les forfaits de téléphonie mobile américains sont-ils si chers ? ». Pour trouver la réponse, Thomas Philippon s’est lancé dans une analyse empirique détaillée du fonctionnement des entreprises dans l’Amérique d’aujourd’hui et a conclu en bousculant une bonne partie de ce que presque tout le monde croyait savoir sur la plus grande économie du monde.

 

Entre croissance du pouvoir de marché et lobbying : atrophie de la compétition sur les marchés américains.

La dévotion des économistes aux marchés compétitifs tient à plusieurs raisons. La plus saillante d’entre elles est que la concurrence – érigée au rang de déité -, pousse les prix à la baisse et à l’offre un large éventail de biens et de services de qualité. Dans un marché concurrentiel, les entreprises cherchent à attirer les clients non seulement en réduisant les prix, mais aussi en proposant des produits différenciés de ceux de leurs concurrents.

Etant donné la supériorité manifeste de la concurrence comme moyen d’allocation des ressources limitées (définition stricto sensu du marché), pourquoi n’avons-nous pas un marché totalement libre et compétitif aux Etats-Unis ? L’absence de concurrence dans les marchés domestiques américains s’explique en grande partie par l’intervention profane des choix politiques dans les marchés, influencés par les lobbyistes et les barons de certaines industries qui cherchent à accroître leurs parts de marché et empêcher l’arrivée de nouveaux compétiteurs sur le marché en recourant au financement de campagnes électorales pour faire valoir leurs intérêts. Il s’agit, pour les entreprises, de tendre vers une situation monopolistique afin de leur permettre d’établir des prix toujours plus élevés, sans craindre de perdre des clients qui chercheraient des prix plus bas ailleurs.  La compétition, bien qu’heureuse pour les consommateurs et les employés, a pour effet de détruire les profits des entreprises implantés dans des marchés très concentrés, autrement dit, dominés par une poignée d’entreprises en situation oligopolistique.  Se créent alors des groupes de lobbys chargés d’influencer les élus vers des politiques économiques qui protègent les profits des entreprises déjà implantées en plaidant pour des marchés plus régulés (et donc avec davantage de barrières à l’entrée pour les nouveaux concurrents), et un contrôle des fusions-acquisitions (anti-merger policy) allégé.

Ces manœuvres ont porté leurs fruits puisque, de manière plus générale, les parts de marché des entreprises américaines sont devenues plus concentrées grâce à des fusions-acquisitions, et que leurs bénéfices ont augmenté grâce à une augmentation des prix. Dans le même temps, les efforts de lobbying et le financement de campagnes électorales par certains groupes ont fortement augmenté.

 

« L’élève a dépassé le maître », ou l’expérience européenne comme horizon

Il s’avère qu’il faut beaucoup d’efforts pour maintenir les marchés libres et compétitifs. Au cours des vingt dernières années, l’Europe a fait un meilleur travail à cet égard que les États-Unis, en témoigne la baisse des prix des voyages aériens et des services de téléphonie mobile européens. La concentration et l’augmentation du pouvoir de marché se sont intensifiées aux États-Unis, alors qu’elles n’ont pas augmenté en Europe, bien que les deux économies soient comparables. Ces résultats s’expliquent alors par des choix politiques.

Thomas Philippon pose un nouveau regard sur les institutions économiques de l’Union européenne, trop souvent décriées outre-Atlantique. Loin de seulement former une lourde bureaucratie, elles se sont développées pour réduire la réglementation et promouvoir les marchés qui, autrement, seraient limités par les bureaucraties des différents États membres. En effet, l’auteur discute d’un modèle théorique développé avec un autre économiste, Germán Gutiérrez, selon lequel les décideurs nationaux auraient tendance à surréglementer et donc à entraver la compétition. Toutefois, lorsqu’ils cèdent leur souveraineté à une entité supranationale, il est rationnel pour eux de plaider pour des institutions davantage indépendantes des politiciens pour éviter que celles-ci ne servent les intérêts d’un pays en particulier. Ainsi, les politiques anticoncurrentielles européennes, parce qu’elles ont leurs propres objectifs et échappent aux volontés politiques des élus européens, échappent également aux dynamiques de lobbying menées par les entreprises qui désirent entraver l’entrée de nouveaux arrivants et conserver leurs parts de marché. Thomas Philippon explique ainsi comment l’harmonisation des règles de l’UE, l’application des lois antitrust, les efforts de contrôle contre les aides d’État, etc. ont contribué à créer davantage de marché et non moins de marché, avec des exemples particulièrement frappants comme l’entrée de Free dans le marché des télécoms français. Dans l’ensemble, même si elles s’en inspirent, les institutions européennes, en particulier la Direction Générale de la Concurrence qui applique les règles de concurrence, ont été construites de manière plus solides et plus résistantes, parce que supranationales, que leurs homologues américaines.

La thèse de Thomas Philippon, n’a pourtant pas reçu le meilleur accueil par les critiques américains qui voient d’un mauvais œil la contestation de leur supériorité économique, et de leurs entreprises superstars – Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft – par des Européens dont les politiques économiques sont encore et toujours moquées outre-Atlantique. Les journalistes économiques américains tiennent à rappeler que les 200 plus grandes entreprises américaines investissent deux fois plus dans la recherche et le développement que leurs homologues européennes, ou encore que l’Amérique a produit environ six fois plus de start-ups d’un milliard de dollars (« les licornes ») que l’Europe – un indicateur de la capacité d’innovation au sens large. La primauté donnée au consommateur s’est faite au prix de la compression des marges et d’une limitation de la taille des entreprises européennes, à l’heure des géants mondiaux.

Néanmoins, au jeu de la concurrence, l’Europe et les Etats-Unis gagneraient à jouer main dans la main pour garantir la libre entrée sur les marchés et protéger les données privées des utilisateurs face aux GAFAM. Bien que les Etats-Unis aient négligé leurs marchés libres, l’opportunité de corriger leurs erreurs est toujours présente. En outre, les questions relatives aux big data et à la protection des données sont difficiles, mais tout comme l’Europe s’est tournée vers les États-Unis dans le passé pour renforcer sa concurrence interne, les États-Unis doivent maintenant se tourner vers l’Europe pour apprendre à mieux protéger la vie privée des consommateurs et à garantir une compétition juste et efficace au sein de leurs marchés.

 

Encore faut-il  lire l’ouvrage de Thomas Philippon pour saisir la force de son argumentation. En somme, un ouvrage très riche, mais qui ne manque pas d’être accessible aux néophytes.

Silya EL MOUSSAOUI, Chargée de mission, Fondation Prospective et Innovation

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Informations sur l'ouvrage

  • The Great Reversal: How America Gave Up on Free Markets
  • Auteur : Thomas Philippon
  • Éditeur : Harvard University Press
  • Date de publication : 29 octobre 2019

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