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Les guerres commerciales sont-elles des guerres de classes ?

Date de la note : 30 juillet 2020

Matthiew Klein et Michael Pettis, « Les guerres commerciales sont-elles des guerres de classes ? », Yale University Press, New Haven & London, mai 2020

 

C’est en tout cas la thèse que défend un livre tout récemment paru aux Etats-Unis (fin mai 2020) et salué par les media anglo-saxons. Selon les auteurs, Matthiew Klein et Michael Pettis, lorsqu’on considère les déséquilibres commerciaux entre deux pays, on a naturellement tendance à les rapporter à leurs relations bilatérales. Il s’ensuit que pays déficitaire cherche à se défendre en élevant des barrières commerciales et le protectionnisme s’étend. C’est ce que l’on a vu dans les années 20 et 30 du XXème siècle, avec les conséquences désastreuses que l’on sait, et qu’on risque de revoir aujourd’hui avec la guerre commerciale qui se développe entre les Etats-Unis et la Chine. Or, plaident-ils, cette conception est superficielle. La véritable source du déséquilibre ne se trouve pas dans des différences de compétitivité ou de coût de revient des facteurs de production mais bien dans l’incapacité du pays excédentaire à consommer l’essentiel de ce qu’il produit. Il en résulte, chez lui, un surplus de production qu’il écoule à l’extérieur. Et la raison de cette incapacité réside dans la concentration des revenus sur une minorité de privilégiés qui ne peuvent pas consommer tout ce qu’ils gagnent au détriment du reste de la population qui pourrait le faire. D’où le titre délibérément provocateur du livre : « Trade wars are class wars », les guerres commerciales sont des guerres de classe.

Que l’on se rassure : il ne s’agit pas d’un brûlot gauchiste mais d’une recherche solidement argumentée. Elle embrasse l’expérience d’un siècle et demi de relations commerciales et financières internationales, puis analyse en détail la politique économique menée ces trente dernières dans les trois grandes zones que sont la Chine, l’Allemagne et l’Europe germanisée, et les Etats-Unis. Considérant la montée des inégalités à peu près partout dans les trois zones en question, la montée du chômage, la déprime des taux d’intérêts, l’explosion de la dette et la répétition des crises internationales, nos auteurs mettent en relation ces phénomènes pour proposer une interprétation novatrice des plaies qui empoisonnent l’économie mondiale. Pour eux, la manière dont s’ajustent globalement l’équilibre des biens et des services s’explique par les flux d’épargne, d’investissements et de capitaux et non par les échanges bilatéraux comme Donald Trump et ses thuriféraires se  l’imaginent.

Ainsi, en Chine, les réformes de Deng Xiaoping ont consisté notamment à favoriser puissamment l’épargne au détriment de la consommation. Elles ont été plus résolument poussées encore après la crise de Tien Anmen. Le transfert de pouvoir d’achat, pris sur la masse de la population ordinaire en faveur de l’investissement et de la consommation étrangère, s’est révélé relativement peu douloureux en raison de l’effet anesthésiant de la croissance accélérée. Déjà en 2007-2008, l’excédent des comptes courants atteignait 10% du PIB et en 2018, les ménages chinois n’ont consommé que 40% de l’output du pays. Car, après la crise de 2008, Pékin a encore augmenté l’investissement, alors même que sa productivité marginale baissait régulièrement. Il s’ensuit aujourd’hui une pléthore d’investissements de moins en moins productifs et une dette vertigineuse (officiellement 250% du PIB, en fait sans doute 300%). Aujourd’hui, l’économie chinoise est droguée à la dette en finançant, pour atteindre ses objectifs de croissance, trop d’investissements improductifs.

Dès 2007, Wen Jiabao, dans un discours resté célèbre, reconnaissait que la consommation était insuffisante pour tirer la croissance et que la relancer était la priorité nationale. Or dans les 12 années suivantes, la situation ne s’est améliorée que marginalement : c’est le signe qu’elle a rencontré la résistance de tous les bénéficiaires de cette situation qui opposent leurs droits acquis aux tentatives de réforme. Pourtant, à l’avenir, la croissance va devoir ralentir et le revenu des ménages, croitre plus vite que la croissance du PIB. En tout état de cause, il faudra bien procéder à un ajustement qui a de bonnes chances d’être très douloureux.

Etrangement, en Allemagne et plus généralement en Europe, la situation ressemble à celle de la Chine. Le dérèglement auquel s’est abandonné notre continent vient de la manière dont les Allemands ont réagi aux déséquilibres causés par la réunification. Les entreprises ont massivement délocalisé leurs activités dans les pays d’Europe centrale où la main d’œuvre était beaucoup moins chère (9 fois moins pour une productivité 2 fois intérieure, disent nos auteurs) : c’était déjà une manière de menacer la situation des travailleurs allemands. A cela s’est ajouté le souci d’amortir les effets de l’alignement du statut de la classe ouvrière de l’ancienne RDA sur celui de la RFA. Ce qu’on a appelé « les lois Hartz » et « l’Agenda 2010 » a permis de résorber le chômage mais au prix d’emplois beaucoup moins bien payés et souvent à temps partiel. Résultat pratique : une montée de la pauvreté, passée de 5 à 10% entre 2005 et 2015 ; une chute des adhésions aux syndicats ouvriers qui ont perdu un tiers de leurs effectifs entre 1990 et 2000 et encore 25% entre 2000 et 2010. Si l’on ajoute à cela la suppression de l’impôt sur la fortune en 1997, on obtient au bout du compte, une concentration des revenus sur les 10% les plus riches décrite aujourd’hui par nos auteurs comme supérieure à ce qu’elle était entre 1871 et 1913 !  En tout cas, tout comme en Chine, le pouvoir d’achat a été ainsi redistribué : de la grande masse plutôt consommatrice à une petite minorité riche plus épargnante ; et, de même, faute de consommer tout ce qu’il produisait, le pays s’est mis à accumuler les surplus qu’il a recyclé sous forme de prêts massifs à l’Irlande, à l’Italie, à l’Espagne, au Portugal, à la Grèce et bien sûr aux Etats-Unis… Tout cela jusqu’à ce que la crise des subprimes mute en crise de l’Euro.

« Perseverare diabolicum » : à cette crise de l’Euro, la réponse de l’Allemagne a consisté à s’opiniâtrer dans les dérèglements. Elle a aggravé les défauts de son modèle en introduisant le « debt brake » dans la Loi Fondamentale, de façon à obliger, aussi bien le budget fédéral que les budgets des Länder, à respecter un strict équilibre à moyen terme ; et, pire encore, elle est parvenue à imposer son modèle à l’ensemble de l’Europe : le « Fiscal Compact » a transposé la rigueur budgétaire allemande au niveau communautaire. Conséquence pratique, l’investissement public s’est tari en Europe tandis qu’en Allemagne même, les équipements publics, les routes et les ponts en particulier, souffraient d’un retard alarmant en investissement et en maintenance. Aujourd’hui, une bonne partie des Etats membres ont des excédents commerciaux mais qui ne résultent nullement d’une quelconque performance à l’export mais d’une contraction des dépenses domestiques, surtout entre 2008 et 2016. Fin 2019, alors que l’écart de revenus entre les citoyens les plus riches et citoyens ordinaires s’est accru, le surplus de l’UE sur l’extérieur représente 4% de son PIB.

Au bout du compte, ce sont les Etats-Unis qui absorbent les effets de tous ces dérèglements, sous forme de déficits commerciaux et d’importation massive de capitaux. Quand on a de l’argent à placer, les Etats-Unis sont la destination phare : en taille du marché et en variété de produits, en liquidité et en sécurité juridique. L’épargne excédentaire du monde s’y précipite. Avec son marché des capitaux ouvert, l’Amérique, en réalité, n’a pas les moyens de contrôler son compte courant. Au cours des deux dernières décennies, elle a donc recouru à trois expédients successifs pour absorber ces afflux : la bulle de marché dans les années 90, la bulle immobilière dans les années 2000 et le déficit fédéral dans les années Trump. C’est le problème, bien connu au demeurant mais non résolu à ce jour et peut-être insoluble, d’une économie mondiale gérée par une monnaie nationale

Autre effet de l’exceptionnalisme américain, les inégalités de revenu entre une minorité de super-riches et le reste de la population se sont considérablement accrues aux Etats-Unis depuis quarante ans avec les mêmes effets qu’en Allemagne pour ce qui est de la dégradation des infrastructures. En bonne logique, on aurait dû avoir aussi une augmentation du taux d’épargne et un surplus des comptes courants. Mais tel n’a pas été bien sûr le cas. Klein et Pettis attribuent cette différence au rôle si particulier que jouent les Etats-Unis dans l’équilibre global de l’économie mondiale et qui les a forcés à trouver d’autres solutions : la montée de la dette des ménages, l’accroissement du déficit budgétaire et l’augmentation du chômage.

 

En conclusion, pour remédier aux déséquilibres qui pervertissent le bon fonctionnement de l’économie mondiale, nos auteurs recommandent à ceux qu’ils identifient comme les principaux fauteurs de troubles de mener des politiques de réduction des inégalités. Ainsi, en Chine, réformer les droits de propriété, cesser de discriminer les migrants intérieurs, améliorer les filets de sécurité sociaux, notamment les retraites, permettre aux travailleurs de mieux s’organiser collectivement et taxer davantage les riches. Ces idées n’ont rien de nouveau : elles figurent parmi les réformes officiellement proposées lors du Troisième Plenum d’octobre 2013. Le problème est d’arriver à surmonter les résistances qu’a rencontrées depuis lors leur mise en œuvre : à l’évidence, pas si simple. Pour l’Europe, la prescription va dans le même sens : réduire les inégalités par des mesures fiscales et budgétaires, relancer l’investissement en infrastructures et améliorer la solidarité budgétaire entre pays européens, mesure décrite d’une manière qui parait anticiper ce que l’Union a réalisé avec l’accord du 21 juillet dernier.

Pour les Etats-Unis, Klein et Pettis conseillent, pour l’immédiat, de protéger autant que possible de l’endettement le secteur privé, qui est plus vulnérable à la tentation de dépenser à crédit, en le faisant glisser vers le secteur public, mieux résistant. L’accroissement du déficit budgétaire pourrait servir à corriger les inégalités de revenu entre les citoyens et à moderniser les infrastructures. A vrai dire, tout cela ne résout pas le problème de fond : le fait que les Etats-Unis, en l’état actuel, restent le principal « dépotoir » (sic) des surplus de la planète. Sur ce point, il leur appartient de se saisir du double problème de l’inégalité et de la dépendance malsaine du monde à l’égard du système financier américain : vaste programme…

*

Que penser d’un tel livre ? Dans l’ensemble, la thèse est parfaitement claire, exposée dans un anglais tout à fait accessible ; le sujet, bien que complexe, est brillamment maitrisé, même si les auteurs ont parfois tendance à télescoper certaines étapes du raisonnement. Au bout du compte, leur vision, très novatrice, incontestablement dérangeante, emporte l’adhésion ou, en tout cas, introduit un doute salutaire sur les idées reçues qui encombrent la matière.

Dans le détail, on est tout de même un peu perplexe quand Klein et Pettis nous explique dans le même souffle que la rentabilité de  l’investissement marginal est en chute libre mais que les infrastructures sont délabrées. Curieusement d’ailleurs, lorsqu’ils évoquent ces sujets, les immenses besoins liés aux changements climatiques sont à peine mentionnés.

A noter l’interprétation  de l’initiative « La Ceinture et la Route »,  comme une manière obstinée de trouver de nouveaux débouchés aux excédents de la production chinoise, c’est-à-dire de prolonger à la fois les déséquilibres structurels de la deuxième économie de la planète et ceux du commerce et de la finance mondiales.

L’analyse impitoyable de la politique économique suivie par l’Allemagne à partir des années 2000 peut réconforter tous ceux qui ont lieu de s’en plaindre. On est quand même navré de constater rétrospectivement que la domination intellectuelle allemande ait été si irrésistible en son temps que les idées de bon sens aient pu être balayées aussi facilement…

Le livre a été écrit avant la dernière crise, la plus originale de toutes, celle de la covid-19. Les turbulences sans précédent que nous sommes en train de vivre n’ont certes pas de raison de modifier les éléments fondamentaux de la démonstration. Néanmoins, elles risquent fort d’infléchir certaines évolutions et surtout, de limiter les marges de manœuvre des gouvernants : affaire à suivre.

Une lecture extrêmement stimulante en tout cas – et donc très recommandable.

Philippe COSTE , Ancien Ambassadeur

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Informations sur l'ouvrage

  • Les guerres commerciales sont-elles des guerres de classes ?
  • Auteur : Matthiew Klein et Michael Pettis
  • Éditeur : Yale University Press, New Haven & London
  • Date de publication : 19 mai 2020
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