L’ouvrage de compilation que publient les éditions Fayard associées au Figaro reprend le titre de Michel Houellebecq « Rester vivant », un essai paru en 1991 composé de textes courts sur la souffrance et la poésie, « une méthode de survie au milieu des pensées molles et des contorsions théoriques actuelles », d’après la 4ème de couverture. Ce parrainage de titre – inattendu et accepté par l’auteur de « La Possibilité d’une Île » – est cependant adapté aux nouveaux besoins de la présente édition : un « s » a été ajouté à « vivant », ce qui transforme l’expérience personnelle en enjeu collectif, en apportant une réflexion polyphonique sur un moment de notre histoire nationale, européenne et mondiale, révélé par la pandémie de la Covid-19. D’où la question subsidiaire : « Qu’est-ce qu’une civilisation après le coronavirus ? »

L’ouvrage est ambitieux dans sa promesse : donner la parole à une série d’auteurs d’horizons divers, publier leurs réflexions sur la pandémie dans le Figaro au fil des jours puis rassembler leurs articles dans un ouvrage unique pour répondre à la question de l’après. L’intérêt du projet est ainsi non seulement de confronter les points de vue mais d’observer l’évolution de la pensée intellectuelle au fil du temps jusqu’au déconfinement. Le ciment de l’ensemble restant le même qu’énoncé dans le titre : « Rester vivants ». La juxtaposition de ces textes fait émerger des constantes destinées sans doute à guider les bâtisseurs de demain : que révèle la pandémie sur elle-même, sur la nature humaine, sur l’égalité entre les hommes, sur la solidarité, sur l’homo politicus, sur l’État, sur l’Europe, sur la mondialisation, sur l’écologie, sur les sentiments religieux, sur l’humanisme, le transhumanisme… ?

On le voit, le champ des réflexions est vaste comme si un virus minuscule réouvrait la boîte de Pandore, faisait redécouvrir tout ce qu’on avait voulu occulter ou qu’on avait traité avec désinvolture comme un deuxième choix de sujets. Un propos nouveau s’est imposé, essentiel au fur et à mesure que la confrontation à la mort de tous au début, des plus anciens par la suite, a remis en cause les principes mêmes d’une société occidentale fondée sur son occultation. Et voilà qu’au cœur de nos oisivetés confinées, la pandémie a remis l’humain au cœur des réalités quotidiennes à cause de cette antique qu’on avait oubliée pour lui préférer le divertissement et la consommation.

C’est ce moment d’arrêt du cycle effréné voire, pour certains, de cette course à l’abîme dans laquelle la société est piégée dans un « toujours plus » dramatique, qu’interrogent vingt-six intellectuels, philosophes, économistes, politiques, choisis par le Figaro – ce qui n’est pas innocent – afin de trouver une ou des voies possibles pour « rester vivants » … ou le redevenir ! L’expérience de la vie suspendue et de la pensée de la mort peut-elle nous aider à mieux vivre ? Sera-t-elle bénéfique in fine par le réveil de l’humain ou au contraire sombrera-t-elle dans le puits de nos indifférences, une fois dépassée ?

Une crise soudaine 

La crise sanitaire a été soudaine, surprenant chacun dans des habitudes de vie qui semblaient immuables. La révolution technologique était passée par là. On se connectait sans limites de temps ni d’espace. Le grand divertissement avait emporté les foules. Comme l’exprime Sylvain Tesson, « Internet, pompe excrémentielle, remplit l’espace vacant à grand débit. Le tube a soif. Il faut que ça coule ! Soudain, le confinement impose expérience du vide ». Et ce confinement, nous le devons à « un petit organisme de quelques dizaines de nanomètres (qui) est venu perturber brutalement nos sécurités, nos projets, nos habitudes, nos économies » (François-Xavier Bellamy).

Il est vrai que la France, à l’instar des autres pays, s’est révélée extrêmement fragile face à un ennemi présenté comme inconnu. Cependant, s’il est vraiment nouveau, le virus de la Covid -19 n’aurait pas dû tant nous surprendre si nous avions interrogé le passé. Mais voilà l’Histoire avait été remisée au rayon des accessoires. On en avait même décrété la fin puisque, de toute façon, rien ne pouvait plus arriver à un être humain qui avait dépassé sa propre condition. Les chantres du transhumanisme ne proclamaient-ils pas la venue non du Messie mais de l’homme augmenté ? Oui mais voilà, la nature ne connaissait pas cet homme augmenté…

Une crise sanitaire, et plus généralement humaine, s’est ajoutée à la pandémie. Une crise dont Mathieu Bock-Côté a beau jeu de dire qu’elle « est la situation limite qui déchire les illusions de temps de paix et oblige une société à dévoiler sa vérité ». Ce à quoi Alain Finkielkraut ajoute : « Le hors-sol allait devenir la loi universelle du monde humain (…) Le repos forcé de l’économie et des transports est un shabbat inespéré pour la Terre ». L’être humain serait à présent voué à revenir terrien, à penser sa condition humaine loin des fantasmes numériques si largement véhiculés par une « élite intellectuelle » et des médias à court d’idées.

Faut-il pour autant imaginer la pandémie subie comme une chance pour l’humanité ? On peut en douter à lire Bérénice Levet : « Je ne crois pas qu’il soit possible de gratifier le moment que nous vivons de quelque vertu que ce soit…Pour se vouer pleinement aux choses de l’esprit, il faut être libéré de soi afin d’être libre pour ce qui est plus grand que soi ». Il est vrai que le confinement n’appelle pas, dans sa dureté, la liberté mais plutôt la prison. Il est vrai aussi que la lamentation ne sied point dans les moments de crise. Que faire alors de ce temps donné sans être appelé, de ce shabbat inespéré ?

Les leçons de l’Histoire

Si le premier réflexe est d’être abattu voire découragé devant l’effondrement d’un monde connu sinon rassurant, le second – pour ne pas sombrer dans l’amertume ou le repli sur soi – est d’interroger le temps et surtout l’Histoire. Or l’Histoire aujourd’hui a mauvaise presse, l’ignorance de ses racines étant la chose au monde la mieux partagée. Cela étant dit, la pandémie lui donne un nouveau relief : celle que l’on a voulu reléguer au fond des tiroirs se rappelle à nos mémoires et nous enseigne que ce que nous vivons est tout sauf exceptionnel. « Les virus présents dans la nature (écrit Jean-Pierre Le Goff) n’ont pas attendu l’ère industrielle, les trente Glorieuses, le néolibéralisme, la dégradation de la biodiversité et le réchauffement climatique pour affecter l’humanité ». Cette évidence est partagée par tous les auteurs bien qu’elle ne semble pas avoir été tant soulignée par les médias catastrophistes et omniprésents tout au long de nos journées. Il est vrai que le moteur civilisationnel occidental et le monde médiatique dans son désir de dramatisation à tout prix et sa théâtralisation ont mieux à faire que de travailler sur les fondamentaux, forcément moins vendeurs que les comptages journaliers de morts.

Et pourtant, comme le fait Chantal Delsol, la Covid n’est pas « la première épidémie mondiale mais la première qui a fait si peur ». Proches de notre temps, la grippe asiatique de 1957 avait fait 15 OOO victimes en France sur 2 millions dans le monde ; la grippe de Hongkong en 1968-69 a totalisé 30 000 victimes en France « dont 25 000 en décembre dans l’indifférence complète » sur 1 million dans le monde. La philosophie académicienne ajoute que, contrairement à une opinion trop souvent avancée, les épidémies se sont toujours diffusées d’un continent à l’autre. Ainsi, la peste noire au XIVe siècle qui dévasta la France venait de Crimée. Durant ces périodes apparemment disparates, les mêmes comportements ont aussi été observés : l’exode des villes, le repli égoïste, les remèdes miracles, les rumeurs de complotisme, les prophéties de l’apocalypse…

A l’évidence, notre monde est déjà bien vieux et tout semble avoir déjà été vécu. Ce qui ne l’a jamais été en revanche, c’est le traitement de l’épidémie suivi quasiment en direct grâce ou à cause des moyens de communication empilant tous les lieux de la contagion comme s’ils étaient sur un même palier, à notre porte. « Une tragédie dans l’immédiat », comme le note Hélène Carrère d’Encausse. Et c’est un fait, la catastrophe que nous vivons, si elle est grande sur le plan humain et le sera bientôt sur le plan économique, projette une image qui dépasse largement sa proportion rapportée aux pandémies passées.

Se poser pour faire le point

D’où l’idée rafraîchissante de « saisir l’opportunité de faire une pause dans nos vies et de faire le point sur ce qui importe vraiment », comme le préconise David Goodhart. Le temps des analyses est venu. Chacune des personnalités convoquées par le Figaro y va de son appréciation. Pour François Cheng, « le confinement est l’occasion de réapprendre la valeur des objets familiers » ; pour Jean-Pierre Le Goff, « nous sommes entrés dans un univers anxiogène et étrange qui nous confronte au tragique de l’histoire et de notre condition » ; pour Fabrice Hadjadj, « les geeks vivaient déjà confinés derrière leurs écrans. Est-ce leur victoire, ou la preuve qu’ils vivaient déjà comme des malades ? (…) Le confinement peut nous perdre dans nos tablettes, mais il est aussi l’occasion de réinventer la table familiale ». Tous s’accordent sur un point : le monde ne peut pas continuer à vivre comme avant la crise, laquelle a révélé la fragilité de la condition humaine et des constructions économiques, politiques, sociales et morales des hommes.

« Changer » deviendrait-il alors le maître mot du remède ultime ? Josjhua Mitchell en est convaincu : « Les crises semblent toujours révéler un futur qui pourrait aller bien si nous changeons notre manière de faire, ou, au contraire, qui pourrait tourner très mal si nous persistons dans les pathologies dont nous souffrons déjà. » Certes, on a déjà entendu ce « Plus jamais ça ! » et on en a vu les suites décevantes… Les hommes peuvent-ils apprendre quelque chose du moment exceptionnel que nous vivons et sauront-ils en tirer les conséquences ?

La mort, cette nouvelle inconnue

La confrontation à la mort immédiate, différée ou suspendue au-dessus de nos têtes serait-elle le facteur déclencheur ? Montaigne en faisait un des stimuli de son esprit. En même temps, le traitement médiatique que l’on a réservé à la fin de vie laisse songeur. Comme le remarque Fabrice Hadjadj, « l’épidémie peut être traitée de manière statistique – ou mélodramatique ». Or c’est cette approche statistique, par la banalisation de la mort qu’elle a produite au fil des jours, qui a été privilégiée. Rien d’humain en effet dans ces chiffres égrenés quotidiennement en France et dans le monde pour rendre compte d’un désastre général. Une courbe qui monte et qui descend pour remonter ensuite, voilà le spectacle nouveau de la mort qui nous a été donné de voir. Aucun signe de compassion pour « l’humaine condition ». Comme l’exprime Hélène Carrère d’Encausse. « Le mot même de mort disparaît au profit de décès, qui remplace une réalité charnelle par un constat administratif ». Le mort s’en va sans cérémonie, comme un fautif, dans un gigantesque « four crématoire » (Fabrice Hadjadj) anonyme qui n’interpelle plus personne. Le comptable a repris du service dans un domaine où on ne l’attend pas en première ligne. Mais de la mort, que reste -t-il ? Apprendrons-nous aussi quelque chose de ce comptage vulgaire ?

Un et un ne font plus deux ou les inégalités de la pandémie

Une autre constatation qui mérite quelque considération est liée aux inégalités devant la pandémie. Pour les intellectuels de haute volée, les conseils de lecture sont une denrée échangée avec délectation. Or, comme le remarque Jean-Pierre Le Goff, « les conseils de lecture apparaissent pour le moins en décalage avec les préoccupations plus matérialistes de la majorité de la population ». Ce à quoi Pascal Bruckner ajoute : « Il y a un fossé entre les familles coincées dans 50 m² (…) et les ménages aisés qui baillent dans 200 m² ou découvrent l’apparition du printemps en lisant Proust ou Fitzgeralreligiond depuis leur gentilhommière en Bretagne ou dans le Poitou ». Derrière le sarcasme mondain se cache une critique de fond : la pandémie a accru le sentiment d’inégalité matérielle dans notre société. A l’inégalité matérielle s’est parfois greffée aussi une inégalité intellectuelle car, comme le note Sylvain Tesson, « certains ont une vie intérieure, d’autres non » Michel Onfray est, pour sa part, encore plus direct : « Pour ceux qui sont habités par un vide abyssal, l’expérience de ce confinement va s’avérer un véritable traumatisme ». Par-delà un certain dédain pour les classes populaires, force est de constater la justesse de ces propos : si Gandhi trouvait sa liberté entre les murs d’une prison, tout le monde n’a pas cette même faculté. Le fossé entre les uns et les autres est immense et se creuse aussi chaque jour. Qui saura le combler ?

Et pourquoi pas la religion ?

La religion aurait pu être une issue, avance l’écrivain et philosophe chrétien Fabrice Hadjadj qui s’inquiète de la victoire du virtuel sur le charnel, rejoignant en cela Mathieu Bock-Côté pour qui « l’homme qui cesse de croire en Dieu ne croit plus soudainement en rien, mais à n’importe quoi » Jugement très tranché et sans nuance. Est-on bien sûr en l’énonçant que l’on traite du bon objet ? Comment imaginer en effet que la pandémie ait quelque chose à voir avec Dieu, qu’elle ait pu être envoyée par lui et qu’un retour à la religion supprimerait les inégalités constatées durant la catastrophe ? Il est loin le temps où Œdipe s’aveuglait lorsqu’il comprit que la peste qui s’était abattue sur Thèbes avait été envoyée par les Dieux pour punir l’inceste qu’il finit par découvrir être lui-même ? Le Moyen-Age est aussi bien loin de nous et les esprits, s’ils sont restés très crédules, ne croient plus de la même façon.

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que les hommes ont supprimé les rituels qui leur permettaient d’affronter l’adversité avec ordre et rigueur, laissant à l’urgence le choix de la décision. Auraient-ils aujourd’hui perdu leurs repères ? On peut se demander également si la science n’aurait pas usurpé la place de la religion tant les médecins semblent être devenus les gourous de la cité. Des questions qui restent ouvertes.

L’économie contre l’humanisme ?

Si certains champs de réflexion touchent à la foi, à la métaphysique et au purement spéculatif, d’autres sont plus pragmatiques. Ainsi Chantal Delsol fit-elle remarquer que, durant la pandémie, les décideurs français choisirent la protection de tous, rejetant, l’immunité collective qui n’était en fait qu’une façon mensongère de parler de sélection naturelle. En Europe, seule la Suède a poursuivi cette dernière voie, moralement condamnable. Aux Etats-Unis aussi, Donald Trump y a poussé, désireux de sauvegarder la force de production du pays quel qu’en soit le prix humain. Joshua Mitchell, en bon avocat, essaie d’en exposer l’argument central qui est « que les gens meurent tout le temps de tas de causes et que, pour peser de manière appropriée les décisions d’une quarantaine globale pour cause de coronavirus, vous devez prendre en compte le nombre de vies additionnelles que vous allez perdre par suicides, réallocation des ressources hospitalières, ou en raison de la pauvreté que l’effondrement de l’économie mondiale pourrait générer… ». Un raisonnement de sophiste que s’empresse de rejeter, sans langue de bois, Jacques Julliard : « Ce n’est pas un hasard si les salopards absolus, un Trump, un Bolsonaro, font de la sauvegarde des équilibres économiques actuels le seul enjeu de ce drame, et non le réflexe élémentaire d’humanité. »

Certes faire passer l’économie avant l’humanisme ressemble assez à un coup de dés discutable. Le plus incroyable cependant est ailleurs : au retour de l’humanisme ! On le croyait mort à jamais, supplanté par d’autres idées, le post-humanisme et le transhumanisme qui, à vrai dire, sont autant de projections utopistes dont on se passerait bien. Jacques Julliard les condamne d’ailleurs sans détour : « Les théories plutôt fumeuses du transhumanisme, à la lumière des progrès de l’intelligence artificielle, réduisent à peu de choses le substrat humain et annoncent un perfectionnement illimité de la prétendue nature humaine. (…) Tout ce bel édifice est ébranlé jusqu’à ses fondements » car, comme l’écrivait Albert Camus, nous en sommes plutôt à « empêcher que le monde se défasse ». Chantal Delsol achève le propos en abondant dans ce sens : « Le Progrès, avec une majuscule, est derrière nous. (…) Les situations tragiques révèlent toujours les inepties dont sont capables les périodes normales ». On ne peut pas plus clair.

La critique du monde d’avant

Les politiques

Cela étant dit, l’analyse de la situation pandémique fait émerger quelques constantes qui tiennent autant de la politique que de l’économie. Tout d’abord, la pandémie a révélé le besoin humain de trouver des coupables aux maux de la terre. Et sur ce point, les politiques sont les premières cibles. Comme l’avance Alain Finkielkraut : « Pour rendre la tâche de ceux qui nous gouvernent encore plus difficile, on en fait des boucs émissaires de nos peurs primaires, on les traduit devant le tribunal de la bêtise surinformée, et on veut les contraindre à prendre les décisions qu’on leur reprochera, ensuite, avec la même arrogance, d’avoir prises ». Cette prise de position est cependant contrebalancée par d’autres opinions moins tendres pour le pouvoir politique, dont les tenants sont jugés arrogants et peu sensibles aux libertés fondamentales. Ainsi pour Pierre Manent, « nous ne voyons plus dans l’Etat que le protecteur de nos droits ; dès lors, la vie étant le premier de nos droits, un boulevard est ouvert à l’inquisition de l’Etat » ; pour Laetitia Strauch-Bonart : « Quant à nos gouvernants, ils semblent persuadés qu’il faut être le moins transparent possible pour ne pas susciter la panique. » Autant de postures assimilées à des fautes qui renforcent, s’il était encore possible, la défiance d’une partie de la population envers ses gouvernants et plus généralement l’État.

Les choix étatiques

Une autre critique très sévère se fait jour sur le tout économique, tant prôné par le président américain et dont le gouvernement français avant la pandémie n’était pas si éloigné. Pour Jacques Julliard, qui définit l’humanité comme « une communauté de destins »« pourquoi donc avons-nous supporté si longtemps cette tyrannie de l’instance économique, qui est le trait fondamental des temps modernes, au point de nous faire oublier tous les autres ? »

De là à mettre en accusation notre système étatique tout entier, il n’y a qu’un pas que franchit allégrement Pierre Vermeren. Pour lui, la France n’est plus la grande puissance d’antan mais ressemble à présent à l’Italie et l’Espagne. La faute en revient aux choix politiques qui ont privé le pays des moyens de réagir. L’ENA qui a fourni nombre des dirigeants du pays a supprimé les humanités au profit des corps techniques. Les ingénieurs, officiers et écrivains ont été sacrifiés au profit de la bureaucratie. Les élites sont devenues des financiers. On a bradé professeurs et écrivains. L’hôpital public est resté sans moyens. Tout a été soumis aux financiers : numerus clausus, 35 heures, féminisation, effondrement de la médecine de ville…, gabegie des soins. Et c’est sans compter les pressions corruptrices des laboratoires. « La France est devenue un énorme pourvoyeur de prébendes, subventions et rentes, grâce à un rendement fiscal exceptionnel assis sur notre économie de services mondialisée et à notre dette publique », poursuit-il. L’État aurait ainsi soldé ses ressources, transféré en Chine une partie de son industrie mécanique, « a bradé 1,5 milliards de masques sanitaires et fermé 1 000 000 lits d’hôpitaux, a liquidé les forces vives de la médecine militaire ». L’industrie a été une autre victime des choix politiques français au point qu’elle n’a pas pu produire assez de masques, de tests, de médicaments et de machines, nécessaires à la survie lors de la pandémie.

La critique de Pierre Vermeren est frontale. Elle est bientôt relayée par Hubert Védrine lui-même : « Cette crise met à jour une vulnérabilité sous-estimée ou non-perçue jusqu’alors : la dépendance économique de la France concernant certains produits stratégiques, comme les médicaments. »

La mondialisation en question

A cela s’ajoute aussi, parmi les plus impardonnables des fautes politiques, la mondialisation, un mot qui suscite les reproches les plus durs des auteurs du Figaro. Hier panacée, elle est à présent diabolisée : « Ce qui est atteint, ce sont les fondamentaux de la mondialisation que l’on dit libérale, c’est la mise en concurrence de tous avec tous. » (Pierre Manent) ; « La mondialisation devait être heureuse. Elle est une dame aux camélias : infectée » (Sylvain Tesson) ; « Produire pour consommer, consommer pour produire : la modernité mondialisée offrait, en effet, le désolant spectacle de cette circularité sans fin. » (Alain Finkielkraut). Les coups sont rudes et remettent en cause plus de 40 années de mondialisation. De ce fait, il faut abattre le nouveau Veau d’or car les Tables de la Loi doivent être à présent réécrites.

L’Europe dans la balance

La mondialisation « peut être dénuée de sens » d’après Hélène Carrère d’Encausse, n’est pas la seule coupable. L’Europe, « devenue affaire de juristes » pour Pierre Vermeren, est sommée de paraître aussi sur le banc des accusés. Qu’a-t-on observé en effet là où on attendait une grande solidarité ? Une fuite en avant de chaque pays, un sauve qui peut ! Aussi chacun y va-t-il de son commentaire acide : « L’Europe qui protège n’a pas été au-rendez-vous de l’histoire. » (Henri Guaino) ; l’Europe « n’a eu droit qu’à notre indifférence, et parfois même à un regard bien condescendant de la France » (François-Xavier Bellamy) : « Dans cette affaire, l’Europe s’est comportée comme un camarade communiste qui glorifiait l’Homme abstrait tout en abandonnant son voisin à la mort. » (Chantal Delsol) ; « il n’existe pas encore de réelle communauté international » (Hubert Védrine).

Un tel consensus dans la négativité est plutôt rare pour ne pas être souligné ! Alors que faire devant le constat de ces désertions en tout genre ?

Que préconiser pour le monde d’après ?

Pour les uns, l’Europe, malgré ses carences, garde quelques atouts indiscutables. Pour François-Xavier Bellamy, « c’est le moment ou jamais de démontrer que la coopération européenne peut nous renforcer, loin des erreurs du passé qui nous placent aujourd’hui dans une situation de dépendance industrielle, et donc de fragilité sanitaire ». Hélène Carrère d’Encausse estime, pour sa part, que l’Europe est le produit d’un « projet magnifique, victime de simplifications outrancières » où « on a opposé l’Europe des nations à l’Europe supranationale, qui dépasserait et abolirait les nations. » Pour elle cependant, « c’est une Europe politique, économique à laquelle manque l’essentiel », à savoir ses racines gréco-latines, chrétiennes, et la prise en compte de son « extraordinaire bouillonnement culturel des XVIe au XXe siècles. » Aussi faudrait-il « repenser une Europe fondée sur la civilisation, qui s’étende à tout le continent en englobant la Russie ». Le pari est audacieux au vu des dernières décisions de Vladimir Poutine, soutien de la Syrie de Bachar el-Assad entre autres, autocrate et quasiment président à vie…peu soucieux des libertés individuelles.

Un tel plaidoyer pour une Europe de l’Atlantique à l’Oural n’est pas entièrement partagé. Pour François Lenglet, « l’idée même d’union européenne a pris un coup avec l’absence de solidarité entre les Etats membres face au virus ». Gardons son idée fondatrice à une seule condition, poursuit-il : « Les nations européennes ont leur carte à jouer, si elles parviennent à reformuler leur association sous une forme plus flexible. »

La voie est ouverte pour les défenseurs de l’idée de nations souveraines face à une Europe technocrate. Et là-dessus, les intellectuels choisis par le Figaro sont unanimes. Bérénice Levet est l’une des plus ardentes sur ce point : « Les identités nationales n’ont plus été perçues que comme des principes d’antagonismes meurtriers, et l’Union européenne s’est construite sur le mépris de ce besoin fondamental de l’âme humaine et se donnant pour programme l’obsolescence des nations…La patrie est redécouverte comme milieu vital et lieu de vie. » Pierre Manent lui emboîte le pas avec un plaidoyer nationaliste qui confine à l’épique : « C’est la fin du bovarysme européen…Délivrés du rêve frustrant de plus d’Europe, nous pouvons retrouver une certaine affection pour ce que nous sommes, essayer de nous renforcer à partir de notre être national ». Eugénie Bastié abonde dans le même sens : « L’épidémie a redonné de la pertinence à l’impératif de démondialisation et de la légitimité au cadre de l’Etat-nation ». Pour David Goodhart, la pandémie aura eu le mérite de montrer une autre direction : le modèle de l’État nation et le contrôle national des frontières qui « vont sans doute trouver une vigueur et une légitimité nouvelles (…). Nous sommes donc amenés à ouvrir les yeux sur l’un des principaux inconvénients d’un libre-échange trop excessif : l’absence de résilience économique nationale dès lors qu’une crise interrompt une chaîne de production internationale. Au sortir de la crise, tout le monde voudra accroître ses capacités de résistance. L’impératif d’une autonomie plancher dans les secteurs fondamentaux sera davantage pris en compte. (…) L’idée traditionnellement française des grands fleurons stratégiques nationaux va sans doute revenir à la mode. »

L’idée d’une reconfiguration des relations franco-chinoises émergent alors comme une priorité ou mieux une évidence. Il est facile de déplorer notre dépendance à la Chine, à qui nous aurions « vendu la corde pour nous pendre » (Laure Mandeville) mais dont la réalité est en fait « fragile, à la fois sur le plan démographique et sur le plan financier » (François Lenglet). Mieux vaudrait cependant regarder la vérité en face et ne pas rejeter la faute comme le fait le président américain sur une Chine dont l’action est une conséquence de nos choix économiques et financiers. Comme l’exprime David Goldman, cité par Laure Mandeville : « En blâmant les chinois pour tout, nous nous battons avec des fantômes au lieu d’ausculter nos erreurs. » Certes, pour la Chine, ajoute-t-il, il s’agit « d’édifier dans le secteur de l’intelligence artificielle et de la 5G, pour gagner la 4e révolution technologique, devenir la banque de données du monde. » Cela étant posé, ne vaudrait-il pas mieux, face à la Chine, de resserrer les liens entre les deux rives de l’Atlantique en proposant une alliance technologique. Et pourquoi pas, comme le préconise Hélène Carrère d’Encausse, « tirer les leçons du défi chinois » et de son « projet extraordinaire d’expansion par les voies de l’économie » relatif aux nouvelles routes de la soie ?

Pour avancer sur tous ces champs, la question se pose aussi sur la place à réserver à l’écologie, un de ces concepts dont l’oubli compromet aujourd’hui tous les projets. A vrai dire, les principaux auteurs de « Rester vivants » sont plutôt méfiants par rapport à l’intérêt que présente l’écologie d’aujourd’hui dont l’image serait plus négative que positive. Ainsi, pour Jean-Pierre Le Goff, « dans le cours même de la pandémie, l’écologie punitive et rédemptrice a continué de nous assener ses leçons » et la crise apparaîtrait comme une « conséquence de nos pêchés écologiques ». Chantal Delsol le rejoint dans le registre religieux : « Le Repentez-vous autrefois empruntait le visage de Dieu le père, et aujourd’hui, celui de la Terre-Mère ». Jacques Julliard dénonce, pour sa part, « un humanisme moderne qui a recours à un masque, celui de la nature » et conclut : « Le naturalisme écolo est une ineptie, qui voudrait ramener à rien tout l’effort de la civilisation pour moraliser la nature. » En fait, la plupart des auteurs dénoncent cette nouvelle religion de la nature qui prétendrait que tout ce qui vient d’elle est bon, ce qui est loin d’être le cas si l’on considère la pandémie. Hubert Védrine est peut-être le seul à rappeler chacun au principe de réalité en déclarant que nonobstant, « il faudra aussi tout écologiser », le choix devant les changements climatiques de grande ampleur ne permettant plus de laisser l’homme polluer plus longtemps la nature en toute impunité et pour son seul profit.

En conclusion…

Pour conclure, on le voit, « Rester vivants » aborde une grande quantité de thèmes qui constituent tous des priorités si l’on veut réfléchir à ce que nous souhaitons comme civilisation. Il est vrai que les crises et le dialogue avec la mort sont des aiguillons privilégiées bien que dramatiques pour rêver d’un futur meilleur. Le désir de changement s’impose alors à tous. Avec l’accélération des communications et les mutations fondamentales de nos sociétés avancées dans l’ère des technologies souveraines, le problème ne peut plus cependant être abordé comme avant. Des changements structurels s’avèreront nécessaires et des choix remettant en cause les acquis seront sans doute sujets à de multiples contestations de la part de nos concitoyens.

De ce fait, il est enrichissant de se frotter aux opinions des 26 intellectuels choisis par le Figaro, même si des pensées parfois trop conservatrices peuvent perturber quelques lectures. Il est dommage cependant que des thématiques qui ont brûlé le monde d’avant à savoir l’immigration, l’égalité hommes-femmes, la lutte contre les discriminations ou les problèmes religieux et l’esprit de tolérance n’aient pu être abordés de front et débattus par des auteurs aussi éminents. Ces questions étant aussi dans l’esprit de chacun, des réflexions et des solutions doivent y être apportées sous peine de nouveaux embrassements sociaux ou d’un mal-être général. En outre, l’écologie, tant critiquée par les auteurs, ne mérite-t-elle pas un traitement plus positif, plus réaliste qui dépasserait les apriori politiques pour être considéré comme un incontournable de toute politique de droite comme de gauche ? Si certains la cantonnent dans un mysticisme douteux, d’autres y voit une des clés ouvrant au juste milieu aristotélicien dont nos civilisations ont besoin. Quoi qu’il en soit, l’examen du mieux face aux réalités du moment et aux possibilités réelles du pays est nécessaire loin de toute complaisance afin que les pathologies dont nous souffrons déjà puissent être nommées puis éradiquées, au moins en partie.

C’est un souhait qui permettrait d’optimiser une situation pandémique terriblement inconfortable et de minimiser les dégâts qu’elle a faits et fera par des progrès conscients dans nos façons de vivre ensemble et de construire le monde de demain.

L’humain, plébiscité par tous, ne doit pas rester seulement dans l’esprit d’un sanhédrin d’intellectuels mais être à nouveau privilégié, même si la tentation de la machine est grande pour les générations montantes. Les technologies qui nous emprisonnent autant qu’elles nous libèrent ou nous guérissent n’ont jamais fait respirer quiconque sur le long terme.