FPI
Publications

« Retour de la guerre »

Date de la note : 24 février 2022

François HEISBOURG, « Retour de la Guerre », Odile Jacob, 6 octobre 2021

 

En Ukraine, en Mer de Chine, au Yémen, en Lybie, mais aussi dans les domaines cyber et spatial : les conflits se multiplient, et avec eux, le risque d’un affrontement mondialisé. On aurait alors pu espérer que face à l’urgence pandémique, la nécessité d’une réponse collective apaise les tensions et nourrisse des pratiques multilatérales qui résisteraient à la victoire sur le virus. En réalité, ce dernier n’a eu de cesse d’exacerber les dissensions géopolitiques qui lui préexistaient, marquant un retour inédit aux frontières et aux égoïsmes nationaux. Loin de résoudre les conflictualités originelles, la Covid-19 s’y est superposée, à la manière de la grippe espagnole en 1918.

C’est d’un tel constat qu’est né l’ouvrage de François Heisbourg, Retour de la guerre. Ancien diplomate, celui qui est désormais conseiller spécial à la Fondation pour la Recherche stratégique après avoir présidé l’International Institute for Strategic Studies de Londres et le Centre de politique de sécurité de Genève, détaille dans cet essai percutant la banalisation et la mondialisation du conflit qui menace un « monde d’après » n’ayant rien à envier à celui d’avant.

***

La pandémie, cet « accélérateur de l’Histoire »

Si la Covid-19 a été, par sa durée, la pandémie la plus meurtrière depuis un siècle, on est bien loin de celles qui ont pu, comme la peste, décimer près d’un tiers de la population européenne. Selon François Heisbourg, c’est donc moins dans sa dimension sanitaire que stratégique qu’il faut analyser l’impact de l’épidémie sur nos sociétés. Quels bouleversements celle-ci a-t-elle eu sur les dynamiques sociales et géopolitiques ? Face à cette interrogation, l’auteur reprend la célèbre formule de Lénine pour décrire le virus comme un « accélérateur de l’Histoire ».

En effet, l’épidémie a d’abord creusé les inégalités à tous les niveaux. Au sein des sociétés, des fractures sont apparues entre les « utiles » qui pouvaient poursuivre leur activité en ligne et les « inutiles » dont l’emploi a été mis entre parenthèse ; ou encore entre les 1% les plus riches dont la fortune a explosé et les 99% qui ont vu leurs revenus fondre. Ces failles internes ont eu leur corolaire international, avec des inégalités croissantes entre les Etats ayant les moyens de financer des plans de relance pharamineux et ceux qui ne le pouvaient pas ; ou entre les puissances développées ayant eu un accès rapide aux vaccins et celles encore dépendantes de la fausse générosité des premières. Socialement et géopolitiquement, la pandémie est donc susceptible de nourrir le ressentiment des catégories sociales et des Etats laissés pour compte, des tensions qui n’attendent qu’à exploser dans les années à venir. Pour François Heisbourg, l’effet que la Covid-19 pourrait avoir en termes de conflictualité n’est donc si pas éloigné du précédent historique de la crise de 1929 et des suites qu’on lui connaît…

Si cette transformation politique et sociale s’observera sur plusieurs années voire décennies, un effet plus immédiat de la pandémie réside dans son investissement idéologique par les deux superpuissances que sont la Chine et les Etats-Unis. Cet affrontement entre deux systèmes n’est pas nouveau mais il a trouvé dans la Covid-19 une nouvelle facette de son expression et un accélérateur de son intensité. Démocratie et autoritarisme ont chacun tenté de démontrer à travers cette crise leur capacité d’adaptation et de résistance, et donc par là la supériorité de leur système de gouvernance. Pour autant, à l’exception notable de la transparence sur les origines du virus, l’auteur souligne l’absence de corrélation entre un régime spécifique et sa gestion réussie de la pandémie.

En réalité, le récit que Pékin et Washington ont tenté d’élaborer s’inscrit dans la continuité d’un affrontement de civilisations à l’œuvre depuis maintenant plus d’une décennie. La pandémie a démontré à cet égard qu’il ne suffisait pas d’un péril partagé pour apaiser des intérêts et des valeurs antinomiques. D’un côté, dans des Etats-Unis profondément divisés, l’opposition à la Chine constitue l’unique domaine de consensus bipartisan permettant à Biden de s’inscrire dans la continuité de ses deux prédécesseurs et de faire valoir son autorité à l’approche des midterms. Parallèlement, Pékin n’entend pas édulcorer son projet de puissance face aux démocraties jugées décadentes et dépassées. A son influence régionale millénaire se superpose aujourd’hui la prétention à jouir d’« une place au soleil » digne de son rang et apte à renforcer la légitimité interne du Parti.

 

Un (dés)ordre nouveau

La crise sanitaire aura donc non seulement creusé les fractures qui lui préexistaient mais aussi renforcé les inimités profondes entre les deux pôles de puissance mondiale. Pour autant, François Heisbourg ne voit dans ce risque croissant de guerre aucun des deux modèles traditionnellement utilisés pour le décrire. La Guerre froide d’abord : en effet, on ne retrouve aujourd’hui ni la stabilité structurante ni l’ordre stratégique que présentait autrefois une telle confrontation. Les risques de conflit sont bien plus ouverts et volatils, notamment en Mer de Chine, tandis que le face-à-face Pékin/Washington ne structure pas les relations internationales autour de deux pôles aussi solides que l’étaient l’Est et l’Ouest. Le piège de Thucydide ensuite : de fait, un conflit inévitable n’est pas forcément la perspective qui s’offre à nous. D’une rivalité idéologique à une guerre économique, de raids numériques à des conflits régionalisés : le spectre de l’affrontement est large, et son issue la plus violente n’est pas inéluctable. Selon l’auteur, ce qui se joue sous nos yeux relève bien davantage du « piège de Kindleberger » qui décrit la crise des années 1930 comme l’effet combiné d’une puissance britannique ayant renoncé à exercer son hégémonie et d’une puissance américaine émergente encore incapable d’en prendre le relais. Dans ce monde laissé à l’abandon, ce sont les puissances révisionnistes qui investissent le vide ouvert, dessinant alors le spectre d’un dangereux désordre.

Si nous n’en sommes pas encore à une telle situation d’anomie internationale, force est de constater l’essoufflement des institutions traditionnelles de régulation mondiale. Le système onusien paraît désormais inopérant face à une Russie campée dans son rôle de perturbatrice, des Etats-Unis concentrés sur une situation intérieure explosive et une Chine encore hésitante sur son rôle mondial. Parallèlement, les alliances américaines en Asie risquent de ne pas résister au spectre d’un conflit à Taïwan auquel tous n’ont pas intérêt à prendre part.

Pour autant, la Chine ne paraît pas intéressée à investir dans l’immédiat le vide stratégique laissé afin d’y installer une alternative « sino-centrée » à la gouvernance mondiale héritée de la Seconde Guerre mondiale. Pékin n’a pas encore défini d’approche planétaire structurante, préférant une autonomie qui la laisse libre de ses ambitions. Si le pays investit les institutions multilatérales (étant ainsi à la tête de quatre agences spécialisées des Nations unies), c’est davantage pour les instrumentaliser suivant ses intérêts qu’au service d’une vision précise du système international.

Des Etats-Unis époumonés, une Chine hésitante, des institutions internationales à la traîne : c’est bien le monde sans ordre et sans loi de Kindleberger qui se dessine.

 

La guerre par tous, la guerre partout

Un tel risque systémique constitue un fait d’autant plus inquiétant qu’il prend place dans un monde où la guerre « se démocratise tout en se banalisant ».

Le conflit low-cost est devenu réalité grâce aux progrès fulgurants des technologies qui, en contractant les coûts, a abaissé les barrières d’entrée dans une proportion inédite (loi de Moore). Cette démocratisation des moyens de faire la guerre a ouvert la « cour des grands » à des nations et groupuscules pour qui la marche était autrefois trop haute, tout en poussant les puissances en tête à s’engager dans une course toujours plus coûteuse à l’acquisition de nouvelles armes (loi d’Augustine) qui pourrait menacer les puissances moyennes comme la France de grand déclassement.

La guerre s’est aussi banalisée avec sa pratique des cyber-attaques, particulièrement efficaces bien que peu coûteuses, mais tout aussi risquées que les conflits traditionnels. En effet, parce qu’ils sont difficiles à maîtriser dans leur ampleur et qu’il est n’est pas aisé d’en identifier l’origine, les virus informatiques accentuent les possibilités de dérapage et donc de réponse militaire. Une telle inquiétude peut également être formulée à l’égard d’une multitude de nouveaux armements : drones, microsatellites, engins hypervéloces, etc.

Alors qu’une guerre mondialisée ne semble plus une perspective « improbable » pour reprendre les mots de Raymond Aron, la démocratisation des moyens de faire la guerre et l’élargissement de ses théâtres constituent ainsi des catalyseurs inquiétants de conflictualité.

***

Face à de telles évolutions, l’Europe est plus divisée que jamais. Durant la crise pandémique, elle n’a pas su démontrer son efficacité : sa contre-performance dans la gestion des vaccins a marqué les esprits et miné sa légitimité. Alors que Paris ne cesse de plaider pour une « défense européenne », il sera donc difficile de prêcher à l’avenir pour d’avantage d’intégration.

Si François Heisbourg semble mitigé sur la capacité de l’Europe à peser, cela ne signifie pas pour autant que le Vieux Continent doive renoncer à protéger sa population et à s’adapter à l’évolution de l’équilibre mondial. Il faudra toutefois se faire à l’idée qu’à court terme, les Etats plus que l’Union constitueront les acteurs de premier plan d’une stratégie renouvelée. Celle-ci devra allier la volonté d’incarner un leadership dans des régions où aucune autre puissance n’est déterminée à le faire (Méditerranée, Afrique occidentale) ; de partager le fardeau de la dissuasion en Europe de l’Est avec les Etats-Unis (burden sharing) ; et de prendre des risques en Indo-Pacifique afin de regagner une marge de manœuvre face à Washington (risk sharing).

S’il est permis de ne pas être aussi sévère à l’égard de Bruxelles que l’auteur (la preuve étant que malgré des premiers retards, le continent a rattrapé à l’été 2021 le taux de vaccination étasunien), on lui reconnaîtra le mérite de ne pas se limiter au dessin d’un tableau noir mais aussi de dresser des perspectives d’action afin d’affronter un monde de plus en plus chaotique et violent. Car à l’issue de cette lecture, une phrase sonne comme un sévère avertissement : « les guerres de toute nature seront désormais l’horizon incontournable de la vie de nos sociétés, et cela vaut aussi pour notre contient ».

 

Charles BOSSELUT, Chargé de mission, Fondation Prospective et Innovation

< Retour à la liste

Informations sur l'ouvrage

  • Retour de la Guerre
  • Auteur : François HEISBOURG
  • Éditeur : Odile Jacob
  • Date de publication : 06 octobre 2021
X