Date de la note : 04 mars 2021
On le sait, Donald Trump reste imperturbablement populaire aux Etats-Unis. Un sondage du 16 février 2021 révèle même que 53 % des républicains américains seraient prêts à voter pour lui si une primaire se tenait aujourd’hui. Cette popularité doit surtout au charisme si particulier du personnage, qui détonne dans l’ambiance policée des hautes sphères de la politique à Washington. Mais elle n’est pas non plus sans rapport avec l’évolution des sensibilités au sein du Grand Old Party, de plus en plus marquées par l’influence de ce qu’il faut bien appeler le fondamentalisme religieux. Anne Nelson décrit en détail l’action souterraine de ce « réseau de l’ombre » dans un livre qui porte précisément ce titre.
Le réseau en question s’est constitué au fil des cinq dernières décennies dans le terreau de la « Southern Baptist Convention » (SBC), fédération d’églises évangélistes principalement implantée dans le Sud des Etats-Unis. En vérité, lors de sa fondation au milieu du XIXème siècle, cette Convention entendait réunir les communautés baptistes favorables à l’esclavage : même si, dans les années récentes, elle s’est largement ouverte aux minorités ethniques, elle n’a pas manqué de conserver quelques traces de ce passé…
Quoiqu’il en soit, tout a commencé dans les années 1970 du XXème siècle. Deux membres influents de la Convention, consternés par l’évolution de la société américaine post guerre du Vietnam qui leur apparaissait marquée par une profonde et dangereuse dépravation des mœurs, ont cru n’y voir rien moins qu’un signe avant-coureur de l’apocalypse. Considérant de leur devoir de réagir énergiquement, ils ont élaboré une véritable stratégie de reconquête de l’opinion dont le déploiement méthodique leur a vite permis d’exercer une influence importante sur la société et la vie politique américaines au cours de ces quatre dernières décennies.
Cette stratégie s’est développée simultanément dans trois directions.
D’abord, les initiateurs du mouvement se sont attachés à rapprocher le plus grand nombre possible d’organisations qui partageaient tout ou partie de leurs préoccupations. C’était évidemment le cas de bon nombre d’églises au-delà, et bientôt très au-delà, de la mouvance des baptistes du Sud, les unes plutôt traditionalistes, les autres carrément fondamentalistes, non seulement protestantes mais aussi catholiques, avec des extensions du côté des Mormons et des Juifs ; mais c’était aussi le cas des mouvements militant en faveur de la famille traditionnelle, anti avortement, anti féministes, anti LGBT ; des mouvements visant à promouvoir une éducation des enfants conforme aux Ecritures Saintes, c’est à dire créationnistes et non pas évolutionnistes ; et plus généralement des mouvements de défense des libertés, notamment la liberté de travailler sans se préoccuper des appels à la grève des syndicats, la liberté d’exploiter sans entraves les ressources naturelles, charbon, pétrole et gaz, dont le Créateur avait pourvu les Etats-Unis, et la liberté de se défendre en portant des armes à feu sans restriction : tout cela au nom de la soumission à la Volonté Divine. C’est ainsi que nos deux initiateurs ont fini par réunir une vaste constellation allant de chapitres épiscopaliens à des organisations de défense des valeurs familiales, et de l’industrie pétrolière texane à la National Rifle Association.
En même temps, ce rassemblement de bonnes volontés auparavant éparses a naturellement permis d’aligner au service de la bonne cause des effectifs de plus en plus considérables. Encore fallait-il fédérer toutes ces troupes si on voulait les faire manœuvrer de manière coordonnée et en tirer tout le parti possible. D’où la création du Council for National Policy (CNP), centre de décision conçu pour diriger ce vaste et disparate ensemble. Diriger veut dire fixer des objectifs, d’abord et avant tout des objectifs politiques : en l’espèce, remettre le Grand Old Party dans le droit chemin en le purgeant de sa composante modérée, coupable de tolérance excessive à l’égard des déviations du siècle, et tout faire pour assurer l’élection de candidats soigneusement choisis sur des critères de saine moralité. A cette fin, un mot d’ordre : se concentrer sur une quinzaine de swing States et là, obtenir que les bien-pensants soient aussi nombreux que possible à participer au vote de façon à faire basculer les résultats dans le bon sens.
Il fallait aussi que les moyens soutiennent les ambitions. Le CNP, comme toute organisation comparable aux Etats-Unis, n’a jamais cessé d’organiser des levées de fonds. Mais il s’est montré original sur deux points. Au lieu des grands médias nationaux, concentrés sur le nord de la côte Est et en Californie et pour la plupart relais des élites démocrates, il s’est intéressé aux petits médias des Etats de l’intérieur et notamment à leurs très nombreuses stations de radio d’intérêt local. En établissant des relations contractuelles avec elles, voire en les rachetant, il a trouvé un moyen simple de diffuser largement ses messages, aussi bien religieux ou sociétaux que politiques. D’autre part, il s’est montré extrêmement efficace en matière de recueil de données et de traitement de l’information. Lors des campagnes électorales, les candidats et leurs équipes ont pu disposer sur leurs smartphones d’une application comportant des renseignements d’une extraordinaire précision sur chacun des électeurs à contacter : statut marital, revenus de la famille, régime alimentaire, taux de cholestérol, connaissance de la Bible…, ce qui permet de transmettre à chacun un message sur mesure, parfaitement ajusté et donc très efficace.
Ainsi organisé, le réseau de l’ombre s’est acquis des relais d’influence au plus haut niveau dès la présidence de Donald Reagan. Il a connu des revers, notamment lorsque les Démocrates ont reconquis la Maison Blanche, avec Bill Clinton, puis à nouveau avec Barack Obama. Mais il a pu s’implanter solidement à la faveur de la présidence de Georges Bush junior et plus encore à la faveur de celle de Donald Trump.
Avec ses mœurs pour le moins très relâchées, celui-ci n’incarnait certes pas le candidat idéal du réseau. Simplement, ayant su s’imposer dans les primaires, il a ensuite multiplié les signes d’allégeance, le moindre n’étant pas le choix de l’un des espoirs du CNP, un ancien élève de son institut de formation plus tard élu grâce à son appui à la Chambre des Représentants, Mike Pence, retenu comme vice-Président. A défaut d’être un homme de Dieu, Trump est donc apparu comme « l’instrument de la Volonté Divine ». Dès son entrée à la Maison Blanche, il s’est d’ailleurs empressé d’y nommer des membres du réseau à des postes de responsabilité : conseiller personnel du Président, Directeur au Département de la Santé, haut responsable à celui du Trésor et même Ministre de l’Education. Il s’est en outre entouré d’un Evengelical Advisory Council peuplé de membres ou de proches du CNP.
Le réseau n’est certes pas tout puissant. En 2020, il n’a pu assurer la réélection de son champion. Mike Pence a même refusé de suivre son maître dans la contestation des résultats. Par ailleurs, le CNP lui-même a traversé diverses turbulences : plusieurs de ses membres n’ont pas été épargnés par divers scandales. Pour autant, à travers les vicissitudes, il témoigne d’une permanence impressionnante : celle de la dimension religieuse qui caractérise la mentalité américaine et imprègne notamment la vie politique en général et le parti Républicain en particulier. Comme on le sait, la plupart des religions s’accommodent mal des compromis : le retour du Grand Old Party à la sécularisation n’est sans doute pas pour demain. Qui plus est, même si Anne Nelson n’en dit mot, on sait que l’activisme fondamentaliste se répand bien au-delà des Etats- Unis : il imprègne depuis déjà longtemps la relation avec Israël et influence de plus en plus les mentalités, notamment en Afrique.
Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur
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