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« Souveraineté industrielle – Vers un nouveau modèle productif »

Date de la note : 31 mars 2022

Elie COHEN, Souveraineté industrielle – Vers un nouveau modèle productif, Odile Jacob, 2022

 

Directeur de recherche au CNRS, Elie COHEN est un analyste avisé de l’industrie française dont il observe et explique le déclin depuis plus de quarante ans. Son dernier ouvrage, « Souveraineté industrielle – Vers un nouveau modèle productif » relate dans le détail la manière dont la politique industrielle retrouve ses lettres de noblesse avec la crise sanitaire (et l’invasion de l’Ukraine intervenue depuis la parution).  En France, les mots d’ordre de réindustrialisation, de relocalisation et d’indépendance technologique sont partagés par tous les candidats à la Présidence.

Jusqu’alors la Commission Européenne ne jurait que par la libre concurrence et n’avait d’yeux que pour le seul marché intérieur, se défiant de toute politique industrielle, jugée source de distorsions. Efficacité économique, appel à la souveraineté européenne, nécessité de préserver sa légitimité la contraignent à revoir son attitude et à ne plus raisonner seulement en termes de « défaillances du marché » mais d’impératif de puissance. D’autant que les Allemands évoluent et se rallient à l’autonomie stratégique de l’Europe.

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Une logique chamboulée par la COVID

Les règles de la mondialisation de ces trente dernières années reposaient sur la logique des avantages comparatifs, mâtinée d’une relative rareté du capital. Il fallait fractionner les processus de fabrication, de la conception au service après-vente, pour localiser chacun des éléments de la chaîne de valeur là où le coût économique, écologique était le plus avantageux. La main invisible du marché veillait à assurer l’optimum tandis que son incarnation, la Commission Européenne, sanctionnait les contrevenants.

Les dérèglements provoqués par la COVID et les conditions chaotiques de la forte reprise montrent, avec le ressac de la mondialisation, que le roi est nu. La dépendance apparaît sans fard.

Ce n’est plus seulement être tributaire de produits basiques pour la santé mais également de produits sophistiqués, industriels ou de consommation. L’Europe satisfait à peine la moitié de ses besoins en micro-processeurs tandis que Taïwan (60.000 km², 23 millions d’habitants) détient 80 % du marché mondial des puces les plus performantes.

Dans ces conditions, comment parler de souveraineté ou même d’autonomie quand on sait que l’on a laissé la production très largement à l’Asie. Bonne nouvelle pour l’Asie, mauvaise pour les pays occidentaux (et le reste du monde).

Mais, ceci est en train de changer. Les discours demeurent   ronflants mais les projets et les financements suivent dorénavant les paroles.

Avant la pandémie, Donald TRUMP avait déjà montré la voie en exigeant le retour au pays d’installations critiques et en décrétant un embargo sélectif à l’égard de la Chine. Joe BIDEN reste sur la même ligne, en la durcissant.

L’Europe se réveille un peu tard mais elle reconnaît aujourd’hui que l’industrie européenne ne peut être laissée aux seules forces du marché, que la concurrence est loin d’être parfaite, l’intervention de l’État est justifiée. La COVID a conduit à s’affranchir d’interdits qui touchaient les subventions étatiques, les alliances d’entreprises, un certain dirigisme, bref la politique industrielle se trouve réhabilitée.

Le Commissaire européen, Thierry BRETON, est à la manœuvre, la Vice-Présidente, Margrethe VESTAGER, gardienne de temple de la concurrence, compose et suit en essayant de tempérer les ardeurs saint-simoniennes du Français. Les décisions sont prises avec une rapidité qui tranche avec la procrastination européenne coutumière. La crise est un révélateur, un déclencheur et un accélérateur.

 

La France désindustrialisée

Elie COHEN a diagnostiqué de longue date les maux qui frappent l’industrie française, maux un temps niés voire interprétés comme une évolution positive vers une économie de services (« une entreprise sans usines » proclamait le PDG d’Alcatel, en fermant ses sites industriels en France). Financiarisation, évitement de la recherche privée, devenue hors sol, en ont largement résulté. La cherté du coût du travail, comparé à celui de l’Allemagne, a constitué un handicap dans la concurrence et en entraînant une réduction des marges, les profits d’aujourd’hui permettant les investissements et donc les emplois de demain, selon le théorème du chancelier (social-démocrate) allemand Helmut Schmidt. Les mesures prises, élargies et pérennisées depuis 2013 ont permis de corriger ce handicap et de commencer à redresser la barre.

Pendant les Trente Glorieuses, la France avait été à la pointe de la croissance, pratiquant avec panache un colbertisme high-tech qui lui a permis de constituer des entreprises de rang mondial, non sans quelques déboires mais, au final, avec des résultats remarquables. Mais, depuis la fin des années 70, le déclin industriel français se poursuit inexorablement, malgré les déclarations officielles à répétition et les mesures prises. L’industrie française représente aujourd’hui moins de 10 % du PIB contre 20 % en Allemagne et 15% pour l’Italie.

La responsabilité de l’Europe est en cause car, par idéologie, elle a choisi une autre approche que celle de la politique de l’offre et des nouvelles sectorielles, en privilégiant les concurrences horizontales, les politiques régionales et de cohésion, la loi du « juste retour » entre les apports des États. Les seules grandes avancées technologiques européennes, Airbus ou Ariane, n’ont pas été communautaires, mais ont été créées autour de champions nationaux (largement français). La menace de la Chine a été ignorée et la naïveté anesthésiait la vigilance.

Ce qui se passe actuellement constitue pour Élie COHEN un point de rebroussement pour la France, pour l’Europe. L’ambition de souveraineté industrielle devient une véritable nécessité et non plus un simple sujet à la mode et de discours. Il ne s’agit pas de remédier aux seuls défauts du marché mais de réagir à une concurrence féroce des nations rivales quelles qu’elles soient.

 

Un changement de paradigme non sans obstacles

Les projets relevant de la politique industrielle se sont multipliés ces dernières années, dans un cadre national comme européen : hydrogène, batterie, semi-conducteurs, ordinateurs quantiques, serveurs…

L’Europe a activé la clause (prévue dans le Traité de Rome de 1957…) de Projet Important d’Intérêt Européen Commun (PIIEC) pour bâtir les alliances nécessaires entre entreprises. Initiatives louables mais confrontées à bien des obstacles et bien des faiblesses :

– Difficulté stratégique à choisir entre régénérer l’ancien, privilégier ce qui est avancé et anticiper pour faire éclore le nouveau ;

– Question de moyens pour se garder du saupoudrage, qui a été souvent en France la règle car sens de la pente politique, de perspicacité aussi dans les choix technologiques à opérer. S’abstenir n’est pas une solution et il convient de trouver la bonne gouvernance, de ne pas répéter les travers de naguère.

– Type d’approche centralisatrice ou décentralisée.

L’approche centralisée peut conduire à l’absence de prise de relais par les acteurs industriels, ou à des effets d’aubaine. Dans le passé, l’administration a souvent récupéré la mise pour revenir à des modes de décisions et de gestion traditionnels mais inadaptés alors qu’il faut des équipes de mission, légères et agiles.

Comme d’autres, Élie COHEN se veut un ardent promoteur des formules américaines DARPA et BARDA qui ont permis des percées majeures, avec des équipes réduites, très compétentes, des procédures allégées, des prises de risques qui font que l’échec est admis. Il semble que nous sommes encore éloignés de ce modèle qui ne correspond pas à une culture trop planificatrice et au souci de préserver des équilibres internes et externes.

– Les projets mis en œuvre dans un cadre européen doivent faire l’objet d’une surveillance particulière, du fait de :

  • La modestie relative des moyens mobilisés comparés à ceux de la Chine ou des États-Unis.
  • L’activisme de la Commission et des risques d’intrusion dans le choix des industriels.
  • La préférence pour les technologies matures plutôt que celles à venir, estimées hasardeuses.
  • Dangers de querelles intra-européennes avec des surenchères aux subventions et aux facilités consenties aux entreprises et aux investisseurs.

Sur ce dernier point, Elie COHEN estime que les signaux envoyés par l’Europe dans les domaines de l’espace et de l’aéronautique, des batteries, des microprocesseurs ne vont guère dans le bon sens avec la rivalité entre l’Allemagne et la France qui s’étale et peut nuire aux avantages d’échelle et au mauvais emploi des fonds publics.

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Toutes ces mises en garde sont justifiées, le pari sera difficile à tenir, il est loin d’être gagné mais il est à prendre.

Une certaine souveraineté industrielle paraît en voie d’être rétablie après des décennies d’effritement de l’industrie française et de domination néolibérale bruxelloise qui admettait peu la contestation. Une des prédécesseurs de Margrethe VESTAGER pouvait affirmer en 2005 sans être contredite que « c’est uniquement par rapport à l’intérêt du consommateur que l’on doit examiner si une entreprise viole ou non la loi de la concurrence ». L’Europe se trouvait ainsi dépossédée de toute boussole stratégique au moment même où la Chine et ses voisins, grands et petits, les États-Unis, multipliaient leurs plans (Make in China 2025, Make in India, Make America Great again…) et s’écartaient des canons de la pure concurrence.

Aux préoccupations énumérées par Élie COHEN, d’autres peuvent s’y ajouter.

L’actuelle sensibilité européenne aux bienfaits de la politique industrielle est- elle conjoncturelle ou durable ?

Ne va-t-on revenir, une fois la tempête calmée aux canons de la concurrence qui sont loin d’être perdus de vue, d’autant qu’ils ont leurs mérites ? Ne faudra-t-il pas aller plus loin pour protéger nos industries renaissantes alors que les projets se multiplient dans le monde et ainsi la concurrence ? Au risque d’isoler l’Union européenne et de contribuer à cette fragmentation qui fissurerait la mondialisation ? Nos partenaires y sont-ils disposés ? Est -ce une issue favorable ?

Ne va-t-on pas verser dans la primauté des intérêts nationaux, strictement conçus ? La compétition entre la France et l’Allemagne ne peut être ignorée dans bon nombre de secteurs. La dernière illustration est le choix de l’usine de micro processeurs par INTEL. L’espace en est un autre théâtre où les projets nationaux fleurissent.

La puissance industrielle allemande et son organisation de qualité sont des aimants puissants qui jouent en faveur de son auto-renforcement, comme l’explique Elie COHEN, politique industrielle et politique horizontale s’épaulent mutuellement et ne se substituent pas.

La question du financement ne manquera de se poser, probablement plus rapidement que prévu. L’Europe sort des crises en état de surendettement avec une inflation rebelle, des économies américaines et chinoises en voie de freinage, des taux d’intérêt qui remontent, des sociétés devenues plus fragiles. A cela s’ajoute le coût en capital et en pouvoir d’achat d’une transition écologique qui n’a pas perdu sa justification.

L’Europe est-elle capable de trouver l’équilibre entre l’impulsion communautaire et les intérêts nationaux ? De transformer en sociétés performantes des montages institutionnels et étatiques ? Jusqu’où faut-il aller dans la concentration industrielle et des services pour être au niveau de la compétition internationale ?

Ces interrogations, loin d’empêcher d’agir, doivent au contraire pousser à plus d’action, de pédagogie, de volontarisme réfléchi. C’est une révolution culturelle que doit accepter la France, si elle veut remonter le courant et rester dans la course. Il lui faut agir sur tous les fronts. Elle doit se mettre véritablement à l’heure d’une Europe à monnaie unique et à économie ouverte, d’une économie-monde qui ne va pas se refermer.

Pour toutes ces raisons, l’ouvrage de Elie COHEN mérite une lecture attentive. Il présente une vision équilibrée et positive de la situation de l’industrie française, qui a été la grande malade de l’Europe. Avec le volontarisme, né de la nécessité, l’optimisme renaît même si ce n’est pas joué d’avance.


Pour aller plus loin :

Serge DEGALLAIX, Directeur Général de la Fondation Prospective et Innovation

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Informations sur l'ouvrage

  • Souveraineté industrielle – Vers un nouveau modèle productif
  • Auteur : Elie COHEN
  • Éditeur : Odile Jacob
  • Date de publication : 09 février 2022
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