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« Turbulences USA (2016-2020) »

Date de la note : 09 juillet 2021

Alice KAPLAN, « Turbulences USA (2016-2020) », Collection Tracts, Ed. Gallimard, novembre 2020

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Avec Turbulences USA (2016-2020), publié dans la collection tract de Gallimard en octobre 2020, Alice KAPLAN, historienne américaine et enseignante de littérature française à l’Université Yale, nous plonge pendant quatre ans dans son quotidien marqué par l’actualité politique. Ces quatre années manifestent les turbulences qui ont secoué les Etats-Unis, et qui laissent encore leurs traces dans la chair politique, sanitaire, ou économique de la première puissance du monde.

  1. Vaincre sans convaincre : une société américaine fracturée 

Un débat télévisé, deux candidats, un vainqueur. Voilà une recette qui n’est pas extraordinaire pour un processus démocratique. Pourtant, depuis le 29 septembre 2016, jour du débat entre Donald Trump et Hillary Clinton, la société américaine n’a jamais été aussi divisée. Les conclusions que chacun fait du débat tiennent davantage à l’attachement personnel à un candidat, qu’à des arguments rationnels. Pour les partisans de Hillary Clinton, celle-ci a excellé face à Donald Trump, dont le seul exploit lors du débat a été d’afficher, avec assurance, son ridicule et son machisme. Pour les supporters du candidat républicain, Hillary Clinton n’a pas su faire le poids face à un Donald Trump charismatique et convaincant. Alors qui a raison ? L’impossibilité de trouver un consensus à cette question laisse une société américaine fracturée et divisée. Pour Alice Kaplan, il s’agit même d’un apartheid politique. Il est désormais impossible d’inviter des supporters de Trump à une soirée électorale, quand on est soi-même un électeur d’Hillary Clinton, il est même vivement recommandé de déménager quand on fait partie d’une minorité politique dans son quartier.

L’élection de Donald Trump le 9 novembre 2016 n’a pas apaisé ce climat tendu, au contraire. L’arrivée à la Maison Blanche d’un « opportuniste » et agresseur de femmes notoire grâce à une base « conservatrice, populiste, évangéliste, anti-élite » est pour l’auteure le début d’une nouvelle ère, voire l’apparition d’un « nuage noir » qui suscite de réelles inquiétudes. L’année 2016 est-elle une simple parenthèse dans l’Histoire des Etats-Unis, ou au contraire, la démonstration d’un nouveau cycle politique, culturel, historique ?

La maxime emblématique d’Abraham Lincoln : « A house divided against itself cannot stand » (« Une maison divisée contre elle-même ne peut pas subsister »), prononcée alors que les Etats-Unis sont déchirés par une guerre civile, est plus actuelle que jamais. L’Amérique est une nouvelle fois divisée, non plus entre le bleu de l’Union et le gris/rouge des confédérés mais entre le bleu démocrate et le rouge républicain, entre contrôle des armes à feu et droit aux armes, entre avortement et droit à la vie, entre diversité culturelle et suprématie blanche…

Comme responsables de cette fracture au sein de la société américaine, Alice Kaplan accuse aussi bien les Républicains, qui ont fait taire leurs éléments modérés comme Mitt Romney, que les Démocrates qui n’ont pas réussi à se ranger derrière un seul candidat. Les réseaux sociaux, accusés de donner une plateforme à l’idiotie et de substituer à la pensée, des hurlements par tweet, sont également responsables de ce climat. La menace de la déshumanisation de l’adversaire politique pèse sur l’Amérique d’aujourd’hui.

Dans ces conditions, il apparaît indispensable de résister. Dans l’université où enseigne Alice Kaplan, sont proposées aux étudiants (mais aussi aux Professeurs) des cellules de crise, et des teach-in sont organisés, qui ne sont pas sans rappeler les protestations populaires contre la guerre au Vietnam.

  1. Fiction ou réalité ?

« Tout se déroulait comme si nous vivions le dernier épisode d’une série télévisée où les scénaristes auraient fourré le plus de désastres possible, histoire de créer une demande pour la prochaine saison : une épidémie globale, une économie en chute libre mais la bourse exubérante… » écrit Alice Kaplan dès les premières pages de son tract.

Tout oppose cette réalité-fiction qu’elle peint, et la pièce de théâtre Hamilton, qu’elle décrit comme « l’événement culturel emblématique des années Obama ». Dans la pièce jouée à Broadway, les rôles principaux sont assurés par des racisés, c’est l’Amérique métissée qui raconte et chante l’Amérique des fondateurs sur un mélange de jazz, de rap, de hip-hop et de musique de Broadway. Hamilton veut faire passer le message de l’unité dans la diversité.

Pour autant, la réalité ne fait qu’accentuer le caractère fictif de la pièce de théâtre. Dans l’Amérique d’aujourd’hui, le rôle principal est assuré par celui qu’Alice Kaplan avec de nombreux Américains appellent « Orange », un « véritable expert en discrimination raciale », habité par le rêve de devenir un grand bâtisseur. « Je construirai un grand, grand mur sur notre frontière sud, et c’est le Mexique qui va financer ce mur », prononçait Donald Trump lors de son discours du 16 janvier 2015.

L’Amérique n’est plus chantée, elle s’écrit à coup de tweet. Censé illustrer, accompagner la réalité, Twitter finit par la créer. Alice Kaplan, professeure de littérature française, y voit un abaissement culturel qui chasse le centre, la modération. Les fake-news (infox) participent à cet assaut général contre la vérité et la rationalité. Pour l’auteure, et d’autres écrivains, la priorité est à la réhabilitation des modes d’expression, au renfort de la phrase.

Il semble que le peuple américain croit en une autre fiction, celle de l’exceptionnalité américaine. Dans les années 1930, l’écrivain allemand Thomas Mann parcourait les Etats-Unis pour sensibiliser à la lutte contre le nazisme, qui ne pourrait jamais s’installer aux Etats-Unis du fait de l’exceptionnalité du peuple américain, attaché à la démocratie. Ce qui s’était installé en Italie, en France, en Allemagne ne pourrait jamais traverser l’Atlantique. L’arrivée de Donald Trump, membre du club des populistes avec Poutine, Erdogan ou Orban, érode néanmoins l’illusion de l’essence démocratique américaine.

Ces quatre années de turbulences sont-elles une simple parenthèse dans l’histoire, une anomalie dans l’idéologie américaine, ou sont-elles le reflet du début d’une nouvelle ère, dans laquelle la démocratie est menacée ?

Si l’arrivée à la Maison Blanche de Joe Biden fait pencher vers la première réponse, Albert Camus finit son roman La Peste, dont la proximité avec l’actualité est déconcertante, sur un ton plus pessimiste :

« Car il savait que cette foule en joie ignorait […] que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparait jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».

La Peste n’est encore qu’une fiction, à nous de faire en sorte qu’elle le reste, tel est le message de Alice Kaplan.

Silya EL MOUSSAOUI, Chargée de mission, Fondation Prospective et Innovation

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Informations sur l'ouvrage

  • Turbulences USA (2016-2020)
  • Auteur : Alice KAPLAN
  • Éditeur : Gallimard
  • Date de publication : 22 novembre 2020
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