Date de la note : 22 juillet 2022
Introduction de Serge DEGALLAIX, Ancien Ambassadeur et Directeur général de la Fondation Prospective et Innovation
La démocratie en danger
« L’Europe face à un monde de ruptures » est le thème retenu pour le Forum annuel de la Fondation qui s’est tenu au Futuroscope de Poitiers le 26 août 2022.
Déséquilibres, vertiges, ruptures… tous ces thèmes traités dans nos Forums, année après année, attestent du malaise qui frappe notre planète, contrastant avec l’optimisme qu’avait fait naître la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide. Démocratie et économie de marché étaient les deux piliers de ce nouvel ordre mondial qui devaient apporter paix et prospérité.
Trente ans après, le Forum du 26 août a permis à des personnalités venues d’horizons géographiques, professionnels et politiques différents voire divergents de dialoguer sur les causes de ces ruptures qui menacent les démocraties, remettent en cause les hiérarchies économiques et redistribuent les cartes de la puissance mondiale. Il s’agit de réfléchir aux réponses que l’on peut apporter à ces défis existentiels, comme celui du climat, qui dépassent les frontières et touchent l’humanité.
Afin d’éclairer ces débats, il a paru intéressant de présenter des brèves d’information et des notes de lecture qui se rapportent aux sujets traités.
Fils d’émigrés juifs, ayant fuit les pogroms est-européens, naturalisé américain, francophone et professeur de Sciences Politiques à la John Hopkins University, Yascha Mounk porte son regard et son esprit d’analyse sur l’impact de ces mutations ethniques et d’autres facteurs sur la vitalité de la démocratie au XXIème siècle.
Les risques lui paraissent grands que la pluri-ethnicité ne corrode la démocratie, par la peur ou un certain intégrisme ethnique qui amène à refuser l’autre. Mais, des signes contraires se manifestent qui alimentent sa confiance dans l’avenir de la démocratie. Les deux ouvrages présentés et commentés édités en 2018 et cette année, ont bénéficié d’un large lectorat. C’est encourageant, même si les mesures que Yasha Mounk évoquent peuvent paraître bien fragiles. Mais, comme il l’écrit, toute autre vision ne peut mobiliser ceux qui ont foi en l’avenir et en l’homme. Invitation donc à lire ces deux notes de lecture (« Le Peuple contre la démocratie« ) et, partant, les ouvrages eux-mêmes.
Yascha MOUNK, « La grande expérience, les démocraties à l’épreuve de la diversité ». Éditions de l’Observatoire, 2022
Dans « la grande expérience, les démocraties à l’épreuve de la diversité », Yascha MOUNK poursuit la réflexion engagée dans « Le peuple contre la démocratie », ouvrage publié en 2018 aux mêmes éditions de L’Observatoire.
L’épreuve de la diversité ou la grande expérience, certains en France l’appelle Le grand remplacement pour décrire le fait que les Français de souche, les natifs, cèdent peu à peu la place à des populations venues d’ailleurs, le patrimoine et les références de ce qui a fait la nation perdant progressivement leur force.
Juif allemand, descendant d’une famille dont une partie de ses membres a été massacrée lors de pogroms en Russie, professeur à l’Université américaine John Hopkins et familier de notre pays dont il parle la langue, Yascha MOUNK mélange dans son ouvrage expériences personnelles et sciences politiques. Il expose avec sobriété mais conviction les risques que fait courir à la démocratie la diversité ethnique qui caractérise, sauf exceptions, nos sociétés.
Les fondements de la démocratie perdent leur légitimité quand le groupe l’emporte sur l’individu, quand la loi de la majorité doit compter avec une mosaïque de communautés qui chacune récuse qu’un représentant d’une autre communauté lui dicte, au sens propre, sa loi, quand les valeurs diffèrent et que, finalement, la notion de bien commun sonne creux, faute de profondeur sociale et politique.
Comme le décrit à grandes enjambées l’auteur, au fil de l’histoire universelle, diversité ethnique et démocratie n’ont pas fait bon ménage.
La démocratie athénienne, si vantée, exigeait pour être habilitée à participer au débat public que l’on descende – par les deux parents – de Fondateurs de la Cité. Métèque, Aristote ne pouvait être qu’un marginal de la Politique. Rome, elle-même, n’attribuait la citoyenneté que selon des critères géographiques limités. Le mouvement des nationalités du XIXème siècle est certes le rejet d’un pouvoir non librement accepté mais tout autant le refus de l’autre, dès lors qu’il n’appartient pas à la même nation et qu’il est donc différent.
Pour Yascha MOUNK, la situation ne s’est guère améliorée depuis. Ainsi, l’idéal de Gandhi de dépasser les religions et les castes de l’hindouisme disparaît aujourd’hui un peu plus avec l’hindouisme triomphant de Narendra MODI.
L’ouvrage n’est cependant pas marqué par la résignation, bien au contraire. Il faut trouver de nouvelles règles au vivre ensemble, éviter la fragmentation de la société en composantes qui, au mieux, s’ignorent mais qui peuvent s’affronter, pas seulement dans les urnes.
Comment faire ? De deux choses, il faut choisir la troisième.
Yascha MOUNK examine deux options, pratiquées aux États-Unis et au Royaume-Uni, en démontre les faiblesses et les risques pour en proposer une troisième.
Les métaphores sont convoquées : melting pot américain, qui fait fondre les identités, contre salad bowl britannique, qui les préserve. Aucune des deux formules ne fonctionne. L’américaine doit faire face à des communautés devenues soucieuses de ne pas perdre leur identité originelle et qui refusent de la dépasser en adoptant une identité abstraite, faite de valeurs morales partagées, d’une fierté nationale. L’anglaise, en privilégiant la singularité de chaque communauté, aboutit à ne pas faire naître d’affectio societatis, de dénominateurs communs entre citoyens, pourtant si nécessaires à la vie ensemble.
Yascha MOUNK se fait l’avocat d’une troisième formule, celle du parc public, métaphore qui permet d’allier le respect des identités culturelles, qui doivent être librement consenties par les individus et non imposées, et le vivre ensemble dans un même espace, un parc public où l’on peut se retrouver en groupes, y circuler librement, changer de groupe, en respectant le règlement intérieur.
Liberté de circuler et de se retrouver selon les affinités. L’auteur récuse l’idée d’un déterminisme racial pour les prises de positions politiques, les choix de chacun étant guidés par des considérations personnelles, non par la couleur de la peau : les Blancs ne votent pas systématiquement Républicain et les autres ne votent pas systématiquement Démocrate. Les élections présidentielles de 2016 et 2020 ont apporté la preuve que l’on vote, selon ses convictions progressistes ou conservatrices, populistes ou respectueuses de la démocratie parlementaire et non selon son ethnie. La montée des minorités non blanches, qui fera à terme des États-Unis une majorité de minorités (voir note d’information sur la race en Amérique), ne signifie pas que les Républicains sont condamnés à l’opposition, comme beaucoup le craignent et veulent s’en protéger en manipulant les systèmes électoraux.
À cette plasticité des votes s’ajoute le fait qu’à travers le monde, les communautés se rapprochent, fusionnent, gommant les barrières ethniques. Le raisonnement de Yascha MOUNK peut être étayé par le rapport récent de l’INSEE et de l’INED diffusé début juillet, quelques semaines après de l’ouvrage. Dix ans après le premier de ce genre, le rapport sur les Trajectoires sociales selon les origines géographiques des immigrés en France bat en brèche certaines idées toutes faites sur la grande faiblesse de l’ascension sociale des enfants d’immigrés, tout en ne cachant pas les disparités notables selon leur provenance géographique. La dilution des enfants et petits-enfants des émigrés dans la société française est rapide. Deux générations suffisent pour les mélanges interethniques devienne majoritaires, avec deux tiers de descendants d’immigrés qui vivent en couple avec des natifs. En 2022, un tiers des Français de moins de 60 ans a une origine émigrée. Le lien à l’émigration s’estompe. Le niveau d’éducation des enfants d’immigrés s’élève plus rapidement au fil des générations que celui des Français sans ascendance migratoire. Un phénomène de rattrapage se produit.
Néanmoins, des écarts existent entre communautés. Descendants d’émigrés européens et d’Afrique sub-saharienne (dont le niveau éducatif des primo-migrants est le plus élevé) enregistrent une part de diplômés du supérieur tout à fait comparable aux descendants de natifs, le taux pour les enfants d’immigrés du Maghreb et, à un moindre degré d’Asie, demeurant inférieur de plus de 10%.
Pour l’auteur, démocratie et pluriethnicité sont compatibles ; dans une démocratie pluriethnique, chacun peut se considérer non pas comme membre d’une tribu mais comme un citoyen d’une nation. Pour y parvenir des moyens existent qu’il faut mettre en œuvre de manière appropriée.
Il faut d’abord que le plus grand nombre bénéficie du partage des revenus de la croissance. La croissance est indispensable, prôner la décroissance, c’est conduire à l’aggravation des inégalités et les tensions sociales.
Pour cela, Il faut donner à tous les chances de progresser, de s’élever dans la société. La bonne méthode n’est pas la discrimination positive, de mesures racialement ciblées, car elles ne font qu’attiser la compétition entre individus, le ressentiment et entretenir la fragmentation des sociétés. Il faut une solidarité universelle et non sélective. De ce point de vue, l’éducation est un vecteur puissant de l’intégration dans la communauté nationale.
A l’issue de la lecture de l’ouvrage, l’on demeure interrogatif voire dubitatif sur les chances de voir la grande expérience aboutir et la démocratie passer avec succès l’épreuve de la diversité. Yascha MOUNK croit- il vraiment à une issue favorable ? Il affirme y croire parce qu’il faut y croire et que c’est une « vision bien plus séduisante que les nombreuses dystopies des pessimistes qui dominent aujourd’hui les débats ». Il admet « qu’il ne faut pas se faire d’illusions sur la difficulté de se comprendre entre ethnies ».
Son honnêteté intellectuelle conjuguée à son parcours personnel l’amène à faire reposer le sort des démocraties pluriethniques sur la détermination de personnes qui croient en l’homme, qui sont capables de développer une vision d’un avenir commun qui fera bel et bien envie à la plupart. C’est le sens de cet ouvrage mais le pari semble loin d’être gagné. Déjà, le peuple contre la démocratie, écrit quatre ans plus tôt, témoignait de cette inquiétude ; elle n’a pas baissé dans un monde où l’illibéralisme continue à avancer sous couvert des failles et imperfections des démocraties. C’est un enjeu fondamental qui ne laisse pas de place au renoncement et le pessimisme ne qu’être qu’actif.
Serge DEGALLAIX, Directeur général, Fondation Prospective et Innovation
Pour aller plus loin :
Note de lecture, « Le peuple contre la démocratie » Yascha Mounk
Informations sur l'ouvrage
Téléchargement