Date de la brève : 22 juillet 2022
Introduction de Serge DEGALLAIX, Ancien Ambassadeur et Directeur général de la Fondation Prospective et Innovation
La démocratie en danger,
« L’Europe face à un monde de ruptures » est le thème retenu pour le Forum annuel de la Fondation qui s’est tenu au Futuroscope de Poitiers le 26 août 2022.
Déséquilibres, vertiges, ruptures… Les ruptures qui menacent les démocraties attestent du malaise qui frappe notre planète, contrastant avec l’optimisme qu’avait fait naître la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide. Démocratie et économie de marché étaient les deux piliers de ce nouvel ordre mondial qui devaient apporter paix et prospérité.
Trente ans après, le Forum du 26 août a permis à des personnalités venues d’horizons géographiques, professionnels et politiques différents voire divergents de dialoguer sur les causes de ces ruptures qui menacent les démocraties, remettent en cause les hiérarchies économiques et redistribuent les cartes de la puissance mondiale. Il s’agit de réfléchir aux réponses que l’on peut apporter à ces défis existentiels, comme celui du climat, qui dépassent les frontières et touchent l’humanité.
Afin d’éclairer ces débats, il a paru intéressant de présenter des brèves d’information et des notes de lecture (Le Peuple contre la démocratie et La grande expérience – Yascha Mounk) qui se rapportent aux sujets traités.
En voici une première série qui porte principalement sur la relation entre démocratie et pluralité ethnique des nations. Le Bureau américain de Recensement doit satisfaire une obligation constitutionnelle en publiant tous les 10 ans une image de la taille et de la composition ethnique de la population des États-Unis. La brève d’information reprend les données du recensement de 2020, arrêt sur image d’un film qui, décennie après décennie, se déroule et montre une Amérique, de plus en plus mosaïque ethnique, de moins en moins blanche, mais aussi de moins en moins noire.
Évolution qui ne manque pas d’inquiéter les Américains blancs (ou ceux qui se déclarent comme tels) qui craignent que leur pays devienne de moins en moins WASP, que le Parti Républicains se marginalise et que leurs repères culturels s’estompent, qu’un racisme à l’envers ne s’installe.
De la race en Amérique : La fin de l’Amérique blanche ?
Le Census Bureau vient de publier son dernier recensement de la population américaine, réalisé en 2020. Ses travaux sont riches d’enseignements et suscitent des réflexions, en ces temps de montée du populisme et d’interrogations sur un potentiel “grand remplacement” de la population blanche en Europe et aux États-Unis par des populations émigrées, d’origines et de cultures différentes. La présente brève d’information présente les principales données à tirer du rapport du Bureau du recensement américain, assorties de commentaires. Elle est complétée par deux notes de lecture, une sur le dernier ouvrage de Yascha MOUNK, La Grande expérience, l’épreuve de la diversité ethnique, la seconde sur son ouvrage antérieur, Le peuple contre la Démocratie.
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En 2045, les Blancs ne seront plus majoritaires aux États-Unis. Par cette projection, le Bureau du recensement dessine le visage futur d’une Amérique qui se transforme ethniquement, de moins en moins blanche et de plus en plus métissée. Si une telle évolution semble s’inscrire dans l’histoire d’une nation qui s’est toujours pensée diverse, d’abord melting pot puis salad bowl, elle ne saurait toutefois être cantonnée au champ des seules analyses statistiques. De fait, un tel basculement dans la composition ethnique des Etats-Unis est un fait éminemment politique dans un pays où la couleur de peau est un élément constitutif de l’Histoire politique et de l’identité sociale des individus. Dès lors, on peut légitimement s’interroger sur le futur d’une République américaine devenue majorité de minorités, dans un pays où le combat culturel déjà exacerbé pourrait (re)prendre des contours ethniques. Cette réflexion semble d’autant plus d’actualité que les mutations qui travaillent l’Amérique semblent préfigurer, avec quelques années d’avance, celles que connaîtront l’ensemble des démocraties occidentales devenues multiethniques.
La crainte d’une Amérique blanche de devenir minoritaire dans son pays est devenue une réalité politique croissante que n’a pas manqué d’exploiter et d’alimenter le Parti Républicain pour reprendre le pouvoir en 2016. Cette peur primaire d’un « grand remplacement » travaille désormais l’Europe, où les populistes ne cessent de manier de plus en plus fréquemment ce concept complotiste. Parallèlement, les minorités ethniques en pleine croissance démographique représentent elles aussi un enjeu électoral pour une gauche souvent tentée d’y voir des réservoirs de voix fidèles. C’est donc légitimement que l’on peut s’inquiéter des prémisses d’un affrontement culturel opposant des identités ethniques devenues politiques : c’est la cohésion même des démocraties libérales qui s’en trouverait alors menacée. Le cas américain est donc à scruter avec particulière attention, car il pourrait en constituer un précédent.
Les statistiques ethniques : une Histoire éminemment américaine
Si elle est encore un tabou dans le pays de l’universalisme républicain qu’est la France, la race n’a rien de nouveau dans le débat public américain. Dans cette nation d’immigration, les statistiques raciales et ethniques existent depuis le premier recensement de 1790. Le recensement tous les dix ans sur une base ethnique relève d’une obligation inscrite dans l’article premier de la Constitution. Il constitue la base du fédéralisme américain, car la population de chaque Etat détermine le nombre d’élus que celui-ci enverra à la Chambre des représentants. Or, selon le three-fifths compromise, règle de décompte pour que les Etats du Sud ne bénéficient pas d’une représentation disproportionnée au vu de l’importante population d’esclaves qu’ils comptaient, cinq esclaves équivalaient à trois habitants. Cela ne signifiait pas pour autant que les Afro-Américains bénéficiaient du droit de vote. Il ne leur sera accordé formellement que par le XVème amendement de 1870 et il faudra attendre le Voting Rights Act du Président Johnson en 1965 pour lever les barrières à leur réelle participation politique. Quant au principe des trois-cinquièmes, s’il est abandonné suite à l’abolition de l’esclavage (1865), les statistiques ethniques, quant à elles, perdurent.
Un véritable renversement de perspective s’opère à partir des années 1960 suite au mouvement pour les droits civiques des Afro-Américains. Dans la lignée de ces combats apparaissent en effet les premières politiques publiques destinées à lutter contre les discriminations raciales, puis les programmes d’affirmative action au bénéfice des minorités ethniques. Les statistiques raciales apparaissent alors comme l’outil principal afin de mesurer les inégalités sociales et économiques dont sont victimes les Afro-Américains, produisant une connaissance utile sur les populations et les territoires à cibler. Elles deviennent également l’indicateur d’efficacité et de réussite des actions menées. Ce changement de paradigme s’observe ainsi dans la méthodologie utilisée lors du recensement : en 1970, pour la première fois, il ne revient plus aux agents publics de déterminer la race des recensés, mais à ces derniers de s’auto-classifier.
Recensement de 2020 : portrait ethnique d’une nation devenue arc-en-ciel
En 2020, pour la vingt-quatrième fois de leur Histoire, les Etats-Unis ont donc procédé au recensement de leur population, dressant son portrait démographique et ethnique. Les citoyens étaient invités à choisir parmi les cinq races proposées : Blanc, Noir et Afro-Américain, Asiatique, Amérindien et autochtone d’Alaska, autochtone d’Hawaï et des îles Pacifique. A noter que, depuis 2000, il est possible de sélectionner autant de races auxquelles l’on s’identifie, une option choisie par seulement 2,7% des personnes interrogées en 2020. Il convient également de préciser que la population hispanique est quant à elle comptabilisée uniquement comme une origine ethnique et non comme une race. Par conséquent, nous entendons dans cet article par « Blancs » les individus s’identifiant comme appartenant à cette race, hors Hispaniques.
Une démographie à la croissance ralentie : la crainte du « baby bust »
Le premier constat est la décélération de la population américaine : avec 331,1 millions d’individus en 2020, elle croît de 7,4% sur la période 2010-2020 contre +9,7% sur la décennie précédente. Il s’agit là de la plus faible augmentation depuis les années 1930, période de la Grande Dépression. Si la diminution du solde naturel a été aggravée par la Covid-19 (effet combiné de l’accroissement des décès et de la baisse des naissances), le ralentissement démographique du pays est antérieur à la pandémie : l’indice synthétique de fécondité est passé en quinze ans de 2.1 (« taux de remplacement » qui permet à la population de rester stable) à 1,64. La population jeune (moins de 18 ans) a diminué de 1,1 million en 10 ans, quand celle des plus de 18 ans a augmenté de 23,8 millions sur la même période. Non seulement la population augmente moins vite, mais elle vieillit.
L’immigration a permis pendant plusieurs décennies de compenser l’impact d’une croissance démographique en berne : entre 2000 et 2015, le solde migratoire annuel était positif à hauteur d’un million de personnes. Avec l’élection de Donald Trump en 2016, ses positions anti-immigration et sa politique répressive, le solde est tombé à 250 000 personnes en 2021.
Si certains craignent un « baby bust », il convient toutefois de relativiser une telle inquiétude : la population américaine continue en effet d’augmenter, et ne devrait pas connaître dans les prochaines décennies le déclin démographique du Japon ou de la Russie. Le nombre d’Américains devrait passer dans les quarante années à venir de 332 millions à plus de 410 millions.
Le déclin désormais irréversible de l’Amérique blanche
En ce qui concerne la répartition ethno-raciale de la population américaine, les dynamiques mises à jour par le recensement de 2020 s’inscrivent nettement dans celles observées depuis les dernières décennies, à savoir un déclin de la population blanche au profit des Hispaniques. Ainsi, alors que 90% des Américains s’identifiaient comme Blancs (hors Hispaniques) en 1950, cette proportion est descendue à 63,7% en 2010 et à 57,8% en 2020. Selon le Bureau du recensement, ce pourcentage pourrait même s’abaisser à 44% en 2060. En 2011, la majorité des naissances aux Etats-Unis était, pour la première fois, le fait de ménages non-blancs. En 2020, les moins de 18 ans sont ainsi devenus majoritairement non-blancs, ce que seront également les 18-29 ans d’ici cinq ans. L’Amérique blanche cesse donc progressivement d’être une réalité.
Les trois premiers groupes raciaux aux Etats-Unis (moyenne nationale) :
Ce revirement démographique s’explique principalement par la forte croissance que connaît et continuera de connaître la population hispanique : en 10 ans, son nombre s’est accru de 23%, pour représenter désormais 18,7% de la population américaine (62,1 millions de personnes), contre 16,3% il y a 10 ans à peine. Cette dynamique démographique ne ralentira pas de si tôt : d’après le centre de recherche Pew Research Center, 1 Américain sur 3 sera Hispanique en 2060. Un tel bouleversement dans la composition démographique du pays trouve ses racines dans l’arrivée, dès 1965, de près de 40 millions d’immigrants, pour moitié originaires d’Amérique latine.
La population asiatique constitue quant à elle le groupe racial à la plus forte croissance, à savoir +35,5% en 10 ans : elle passe ainsi de 4,7% de la population américaine en 2010 à plus de 6% en 2020 (20 millions de personnes). Cette catégorie regroupe des populations d’origines différentes : selon le Pew Research Center, les Chinois fournissent le contingent le plus important (24% de la population asiatique), suivis des Indiens (21%) et des Philippins (19%).
Quant à la population noire, sa part dans la population américaine tend à se stabiliser voire s’éroder : 13% en 2010 pour 12,1% de la population en 2020 avec 41 millions de personnes.
Le Grand affrontement : l’ethnie comme nouveau clivage politique ?
Le recensement de 2020 confirme l’accélération des évolutions ethniques à l’œuvre depuis plusieurs décennies. Il renvoie à des réalités politiques de plus en plus prégnantes. D’abord, le sentiment de déclin de la « future ancienne majorité ». L’Amérique blanche, déjà confrontée à la régression économique, est désormais saisie de l’angoisse de devenir une communauté parmi d’autres, dans un pays qu’elle pensait « sien ». Ce spectre ne fait qu’alimenter la montée des discours populistes et de l’hostilité aux minorités d’en face. Ces minorités représentent pourtant un enjeu électoral grandissant à mesure que leur poids démographique croît : parce qu’elles sont traditionnellement sensibles au discours démocrate, beaucoup sont tentés d’y voir les ressorts d’une future « majorité ethnique » de gauche. Une telle projection, au-delà d’ethniciser dangereusement le débat politique, pourrait se révéler précipitée, tant les minorités en question ne recouvrent pas une réalité sociale uniforme. L’ouvrage de Yascha MOUNK (voir note de lecture) sur La grande expérience, l’épreuve de la diversité ethnique s’efforce de démontrer que les électeurs se déterminent selon des choix personnels généraux (conservatisme ou progressisme social, populisme ou démocratie représentative, etc) et non en fonction de leur appartenance ethnique.
Make America Great Again : une promesse à l’Amérique blanche
Le sentiment de déclassement démographique de l’Amérique blanche n’a pas attendu les projections du Bureau du recensement pour être une réalité politique tangible, bien qu’elles l’alimentent sans conteste. L’élection de Donald Trump en 2016 en est l’éclatante illustration : la population blanche ouvrière a constitué le gros de son électorat et la clé de sa victoire dans les Etats de la Rust Belt. En promettant à l’Amérique de renouer avec sa grandeur passée, le candidat républicain a largement exploité l’insécurité culturelle d’une grande partie des Blancs pauvres qui associent leur poids démographique décroissant à une menace pour le maintien de leur statut social et de leur mode de vie. Beaucoup d’entre eux lient en effet la montée en puissance, numérique et politique, des minorités à leur situation économique dégradée. Les programmes de discrimination positive se feraient à leur détriment, de l’université au monde de l’entreprise, conduisant même certains à parler de « racisme anti-Blanc ». Bien que contredit par tous les indicateurs de richesse, le sentiment demeure tenace.
Surtout, pour certains WASP, la véritable perspective de déclin n’est pas tant numérique que culturelle : en devenant minoritaires, c’est leur identité, celle de « leur » pays, qui se trouve menacée. Pas moins de 68% des Américains de la classe ouvrière blanche estiment que les États-Unis risquent de perdre leur culture et leur identité. Ce sentiment victimaire n’a rien de nouveau : la peur de la dépossession de certains Blancs est aussi vieille que le pays lui-même. Quand les Etats-Unis n’étaient encore qu’une colonie, les colons vivaient déjà dans la crainte constante d’une révolte d’esclaves. Ce fantasme fut ensuite entretenu par l’abolition de l’esclavage et la progression des droits Afro-Américains. Dès les années 1920, le Klu Klux Klan appelait de ses vœux la restauration d’une Amérique blanche et chrétienne menacée de « dégénérescence ». Aujourd’hui, les débats ouverts par les tenants du « wokisme », comme celui qui concerne les statues célébrant des personnalités esclavagistes dans les anciens Etats confédérés, ne font qu’entretenir la peur d’une partie de l’Amérique d’être dépossédée de son Histoire et de ses racines. Une telle hantise traverse d’ailleurs également nos sociétés européennes où elle fait le lit des mouvements populistes d’extrême-droite : la thèse du « grand remplacement » semble progressivement gagner les opinions publiques des deux rives de l’Atlantique.
Face au spectre du déclin démographique et de la « cancel culture », une partie de l’Amérique blanche souhaite reprendre le contrôle d’un pays qu’elle considère avoir perdu. Certains affichent même l’ambition de restaurer la primauté de la race blanche, comme en témoigne l’augmentation considérable des groupes nationalistes et suprématistes, protégés par une liberté d’expression particulièrement étendue, tolérés par Donald Trump qui refusa à plusieurs reprises de les condamner. Ils seraient 954 en activités sur le territoire national, contre 457 en 1999. Cette « panique anthropologique » alimente une conscience identitaire blanche qui fait désormais de la race un élément d’identification politique. Ce White Backlash (« retour de bâton blanc ») constitue alors le creuset d’une hostilité croissante à l’égard des minorités dans leur ensemble (raciales, mais aussi sexuelles ou religieuses), ainsi qu’aux différentes politiques qui leur profiteraient : assistance sociale, discrimination positive, lecture critique de l’Histoire, etc. Ce ressentiment se retrouve directement dans la radicalisation croissante de l’électorat et de la direction du Parti Républicain ces dernières décennies. Pour autant, les Démocrates ne sauraient négliger l’inquiétude d’une population qui représente toujours une large majorité de l’électorat et dont le poids pourrait faire pencher la balance aux élections de mi-mandat en novembre 2022.
Les minorités ethniques : une force électorale loin d’être acquise aux Démocrates
L’attitude contestataire de l’Amérique blanche ne constitue pas l’unique symptôme politique d’une multi-ethnicisation croissante de la société américaine : son corolaire, le poids démographique accru des minorités, est aussi un enjeu électoral de taille pour les deux partis dominants. Dès le début des années 2000, et alors que le pays semble plus conservateur que jamais, John B. Judis et Ruy Teixeira voyaient dans cette croissance des populations ethniquement minoritaires le ressort d’une emerging democratic majority. Celles-ci seraient acquises d’emblée aux progressistes, à leur rhétorique d’ouverture et de justice sociale. Pourtant, si la victoire de Barack Obama en 2008 a semblé leur donner raison dans un premier temps, l’élection du très populiste Donald Trump, une décennie plus tard, a sérieusement fragilisé la thèse des deux experts politiques. Aujourd’hui encore, il apparaît bien sommaire de voir dans la population hispanique une réserve de voix acquises aux Démocrates. Deux éléments viennent étayer une telle prudence.
En premier lieu, comme c’est le poids démographique total qui régit la répartition des sièges à la Chambre des Représentants, les Républicains en bénéficient car la population tend à augmenter plus vite dans les États qu’ils tiennent. Les Etats du Sud et de l’Ouest gagnent ainsi des sièges au détriment du Nord et de la Rust Belt : «Sun Belt Beats Rust Belt» (la Sun Belt bat la Rust Belt) résume The Hill. Selon le Bureau du recensement, l’Etat de New York et de Californie perdront chacun un représentant, quand la Floride en gagnera un, le Texas deux.
Ensuite, parce que l’analyse des résultats de l’élection présidentielle de 2020 souligne à quel point le vote des minorités ethniques, particulièrement celui des Hispaniques, ne va pas aussi massivement qu’on pourrait le penser aux Démocrates. En effet, bien que Joe Biden ait conservé à son avantage le vote des minorités, il a toutefois moins suscité l’engouement du vote des Latinos qu’Hillary Clinton en 2016 : un tiers d’entre eux ont même voté Trump, contribuant à sa progression dans plusieurs États dont la Floride et le Texas. Ce glissement à droite du vote hispanique est l’un des principaux enseignements de cette élection et pourrait constituer une tendance de fond. Comment l’expliquer ? Première raison : ce vote ne saurait être résumé à un bloc monolithique : les variables du sexe, de la profession ou de la religion ne doivent pas être négligées. De nombreux immigrés d’Amérique latine, souvent originaires de pays très fortement catholiques, sont prêts à ignorer la rhétorique anti-immigration du Parti Républicain pour mieux soutenir ses positions sociétales conservatrices, notamments sur l’avortement. Par ailleurs, la politique étrangère représente un autre facteur déterminant du vote latino. Si Donald Trump a récolté près de 71% des votes de la communauté cubaine en 2020, cela ne doit rien au hasard. En ayant désigné Biden comme le candidat du socialisme, le Républicain en a fait le représentant d’une idéologie qui représente un épouvantail pour ces immigrés ayant fui le communisme. Par sa politique d’intransigeance à l’égard du Vénézuela de Maduro et plus généralement des régimes à gauche d’Amérique latine, il a réussi à séduire l’électorat qui en était originaire.
Les schémas électoraux semblent progressivement se décorréler de la race, qui ne saurait à elle seule déterminer l’affiliation politique du citoyen américain. Il apparaît réducteur de diviser le pays en deux ethnies homogènes, les Blancs et les minorités de couleur, d’autant qu’elles reposent sur des statistiques ethniques fortement contestables : par exemple, les métis ont davantage tendance à s’identifier comme Blancs alors même qu’ils ne sont pas comptabilisés dans cette catégorie. Surtout, si on inclut les Hispaniques aux Blancs, 69% de la population américaine demeurera ethniquement blanche en 2060. Il est donc permis d’espérer que les affrontements culturels à venir aux Etats-Unis ne se feront pas sur la base du clivage ethnique : « la démographie n’est pas le destin » affirme le politologue allemand Yascha MOUNK.
America or minorities first ?
Si le métissage des Etats-Unis ne préfigure pas un affrontement politique interne sur des bases ethniques, cette hétérogénéité raciale pourrait toutefois impacter de manière décisive l’orientation des États-Unis en matière de projection étrangère.
En effet, le pays a longtemps affiché la conviction que la race anglo-saxonne présentait une certaine supériorité. Cette croyance a trouvé son expression la plus aboutie dans la « Destinée manifeste », ce mythe développé au XIXème siècle selon lequel la puissance américaine aurait la mission de répandre sa civilisation à travers les continents. L’impérialisme originel de Washington trouve ainsi son origine dans cette vocation quasi-divine. Une telle orientation s’est toutefois érodée après la Seconde guerre mondiale quand la participation américaine fut justifiée en partie par le combat contre l’idéologie nazie postulant la division de l’humanité en races hiérarchisées. La décolonisation et la progression des droits Afro-Américains ont confirmé ce renversement de perspective. Cependant, la crainte actuelle des Blancs d’une dépossession culturelle pourrait marquer le retour à une telle conception, ou du moins, à une politique aux accents nationalistes et protectionnistes. A cet égard, l’America First de Donald Trump pourrait en constituer l’inquiétant symptôme.
Pour autant, le déterminant ethnique qui risque d’influencer le plus sensiblement l’orientation de la politique étrangère américaine réside dans le poids croissant des minorités à mesure que leur importance démographique se renforce. De fait, l’intérêt national risque d’être progressivement modelé par celui des minorités, dessinant un lien entre diversité ethnique et doctrine étrangère. Il n’y rien de nouveau à ce phénomène. A la fin des années 1870, des immigrés irlandais multipliaient déjà, avec le consentement de Washington, des raids contre le territoire canadien afin que le Royaume-Uni s’engage dans une guerre contre les Etats-Unis qui constituerait l’occasion pour l’Irlande de conquérir son indépendance. Les cas de lobbying ethnique en politique étrangère se sont ensuite multipliés, de la mobilisation des Américains d’origine tchécoslovaque pour la constitution d’un Etat indépendant sur leur terre d’origine à la fin de la Première Guerre mondiale, à celle des Arméniens en 1992 afin que l’Azerbaïdjan ne bénéficie pas de l’aide destinée aux anciennes républiques soviétiques. Dans cette même perspective, l’électorat hispanique pourrait donc peser de plus en plus sur la position des Etats-Unis dans son domaine réservé qu’est l’Amérique latine.
Le risque est toutefois que la dimension ethno-culturelle de l’identité américaine s’affirme au détriment de son caractère traditionnellement politique, dans un pays où le contrat social découlait d’une croyance commune dans le projet des Pères Fondateurs et non d’une appartenance ethnique. Avec un tel glissement, l’écueil serait de substituer à l’intérêt national une myriade de revendications communautaires et ethniques. Cette inquiétude d’une communautarisation de la politique étrangère étasunienne était déjà exprimée en 2004 par Samuel Huntington dans son ouvrage Qui sommes-nous ? : « Si les Etats-Unis se définissent d’abord comme un assemblage d’identités culturelles et ethniques, leur intérêt national consistera à promouvoir les objectifs de ces entités, et ils devront mener une politique étrangère multiculturelle. » La diversification ethnique en cours pourrait donc constituer un enjeu moins de politique intérieure qu’extérieure, une problématique dont il faudra tenir compte à l’avenir dans l’analyse de la position internationale des Etats-Unis.
Cette vision pessimiste peut être battue en brèche par la conviction que l’appartenance ethnique n’est pas la seule ni, peut-être, la principale motivation du vote dans les urnes. L’intérêt des États-Unis ne réside pas dans une approche aussi étroite mais dans sa conception de sa place dans le monde et de sa capacité à intégrer la diversité des points de vue de l’étranger pour parvenir à un équilibre acceptable par le plus grand nombre.
Charles BOSSELUT,
Chargé de mission, Fondation Prospective et Innovation
Pour aller plus loin :
Charles BOSSELUT, Chargé de mission Fondation Prospective et Innovation
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