Date de la brève : 20 octobre 2023
L’« Europe-puissance » est l’expression qui désigne une vieille idée bien française. La France cherche inlassablement à la pousser en avant mais elle éveille le plus souvent la suspicion de nos partenaires. Ceux-ci se méfient que nous cherchions par là à les instrumentaliser au service de nos ambitions. Ils redoutent plus encore que l’affirmation d’une Europe puissance n’aboutisse à fragiliser l’alliance atlantique. A travers mille et une péripéties depuis l’époque du général de Gaulle, chacun, nous comme eux, est resté, en gros, sur ses positions.
Or, cette longue stabilité de chiens de faïence est en train d’évoluer depuis quelques années. La cause en est sans doute le dérèglement du monde. Les périls s’accumulent, incontestablement, qu’ils soient économiques ou sociaux (excès de la mondialisation, apparition de nouvelles pandémies, dérèglement climatique, accélération des migrations, emballement des technologies), ou géopolitiques (fiabilité incertaine des Etats-Unis, raidissement de la Chine, agression russe en Ukraine). Face à cela, les citoyens veulent être protégés. Après le triomphe du libéralisme débridé des trois ou quatre précédentes décennies, ce souci renouvelé de sécurité nous a valu un retour en grâce de l’État et, par extension, un appel à une Europe plus affirmée, plus capable de se défendre dans un monde menaçant. La vieille idée française s’est trouvée en phase avec l’esprit du moment. Aujourd’hui, même si l’Europe-puissance reste une notion controversée, on entend couramment saluer sur notre continent la fin de la naïveté et évoquer des concepts tels que l’autonomie stratégique européenne, l’Europe géopolitique et même la souveraineté européenne.
En vérité, à bien des égards, l’Union Européenne est déjà une puissance : puissance commerciale, puissance monétaire, puissance normative, puissance pionnière en matière d’aide publique au développement et de changement climatique… Dans le domaine de la politique étrangère, l’Union publie régulièrement, et depuis longtemps, des déclarations qui reflètent les positions communes des Etats membres. Dans celui de la défense et de la sécurité, sur la base des dispositions novatrices du traité de Lisbonne, elle additionne les programmes de recherche sur les armements (Fonds européen de la défense, programme européen d’innovation dans le domaine de la défense), les programmes de prévention des conflits (Facilité européenne pour la paix) et les opérations de sécurisation (Althea en Bosnie-Herzégovine, Atalanta au large de la Corne de l’Afrique, EURM Mali et EUCAP Sahel en accompagnement de l’engagement français dans la région).
Mais c’est surtout l’invasion de l’Ukraine qui a donné un coup de fouet à la coopération européenne en matière de défense. Elle a donné lieu à l’adoption, dès mars 2022, de la « Boussole stratégique » qui inventorie les moyens dont l’Union dispose pour faire face aux menaces dont elle est l’objet et a pris divers actes pour faciliter l’acquisition conjointe d’armements, soutenir la production de munitions, aider à la formation de soldats ukrainiens et créer une capacité de déploiement rapide. Plus généralement, constatant la façon dont certains Etats tiers utilisent leurs moyens économiques pour faire pression sur nos partenaires européens (cf. la Chine sur la Lituanie), l’Union a décidé de mieux se protéger, Elle a adopté deux règlements, l’un sur les subventions que certains gouvernements versent à leurs industries, de manière à faciliter le déclenchement de procédures anti-dumping, et l’autre, dit anti-coercition, qui lui donnent les moyens de réagir à l’instrumentalisation du commerce à des fins politiques. D’autre part, la Commission a réalisé un inventaire de la dépendance des Européens dans divers domaines stratégiques et a proposé un règlement visant à assurer un approvisionnement sûr et durable en matières premières critiques.
Si toutes ces avancées doctrinales et pratiques témoignent d’une prise de conscience salutaire, l’addition d’outils disparates ne saurait tenir lieu de convergence politique, stratégique et opérationnelle. La Boussole stratégique, en dessinant une approche commune aux Vingt-Sept de leur environnement de sécurité, a une valeur pédagogique incontestable. Mais son objectif reste essentiellement capacitaire et industriel. Elle fait l’impasse sur la manière d’utiliser des forces militaires dans un cadre européen et se garde d’aborder la question clé des rapports avec l’alliance atlantique. La guerre en Ukraine a réveillé l’Europe mais pour renforcer l’OTAN. Force nous est de constater que tous nos partenaires sans exception ne peuvent concevoir l’Europe stratégique que comme le renforcement du pilier européen de l’OTAN. C’est une donnée de fait à laquelle nous devons nous adapter.
En tout état de cause, sur le chemin de l’Europe-puissance, il reste beaucoup de travail à accomplir : mutualiser nos industries de défense bien sûr, mais aussi harmoniser nos politiques énergétiques et renforcer nos capacités technologiques notamment. Sur ces priorités, comme sur tout sujet, nos partenaires ont leurs intérêts propres. Ils ont aussi des procédures internes qui, en matière de défense surtout, diffèrent grandement des nôtres en donnant en général beaucoup plus d’importance aux contrôles parlementaires que ce n’est le cas en France. Et au bout du compte, l’Union n’a qu’une compétence d’attribution. Ce sont les Etats qui ont « la compétence de la compétence ». Donc, chaque fois qu’une coopération apparaît nécessaire dans un nouveau secteur, le travail doit être entrepris depuis la base. Et naturellement, les Etats résistent et invoquent le principe de subsidiarité. Il faut aussi compter avec le fait que tout une partie de l’opinion reste souverainiste, voire euro-sceptique.
Bref, les obstacles sont nombreux et redoutables. Il n’est certes pas impossible de les surmonter mais ce sera une affaire de longue haleine dans laquelle les circonstances extérieures à l’Union auront une grande influence : montée des périls migratoires ou climatiques, prochaines élections américaines, évolution de la guerre en Ukraine etc. Il en faudra sans doute beaucoup pour convaincre les Européens que c’est bien l’union qui fait la force.
Pour aller plus loin :
Brève d’information – A propos de la « boussole stratégique » européenne
Philippe COSTE, Ancien Ambassadeur
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