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Les Lois et les Nombres. Essai sur les ressources de la culture politique chinoise”, Romain Graziani, Gallimard, collection “NRF Essais”, 2025

 

Dans Les Lois et les Nombres, Romain Graziani éclaire une dimension moins connue de la pensée politique chinoise : le légisme. Plutôt que d’opposer cette tradition au confucianisme ou au taoïsme, il montre comment elle en révèle une autre face : celle d’un art du gouvernement fondé sur la régulation, la mesure et la continuité. En retraçant cette logique à l’œuvre depuis les Royaumes combattants jusqu’à la Chine contemporaine, l’auteur invite à comprendre la stabilité politique chinoise non comme une exception, mais comme une rationalité propre, soucieuse d’équilibre plus que de rupture

 

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Déplacer le regard : la Chine des Lois et des Nombres

Dans un moment où la Chine s’impose à nouveau comme puissance mondiale, la question de son rapport au pouvoir et à la stabilité revient au premier plan. C’est à cette interrogation que répond Romain Graziani dans “Les Lois et les Nombres. Essai sur les ressources de la culture politique chinoise” publié le 27 mars 2025 dans la prestigieuse collection NRF des éditions Gallimard.

L’auteur y propose une lecture exigeante et limpide du légisme, cette tradition politique née au temps des Royaumes combattants (Ve–IIIe siècle av. J.-C.), qui conçoit le gouvernement non comme une incarnation morale, mais comme un système d’équilibres et de régulations. Aux cotés du confucianisme et du taoïsme, Romain Graziani montre comment une autre rationalité s’est imposée : celle de la mesure, de la régulation et de l’ajustement continu du réel. Bien plus qu’un traité d’histoire, ce livre est une archéologie de la rationalité politique chinoise, un essai sur la manière dont l’État, depuis 2500 ans, pense sa propre continuité.

Sous la morale confucéenne, la mécanique légiste

L’apport majeur du livre est de montrer que le confucianisme ne dit qu’une partie de l’histoire politique chinoise. Derrière le langage de la vertu, de la hiérarchie et de l’harmonie, s’est déployée une autre tradition : celle du légisme. Née au temps des Royaumes combattants (Vème–IIIème siècle avant JC), cette pensée politique s’attache à organiser la société par des lois impersonnelles et des dispositifs automatiques.

Les légistes, tels Shang Yang¹ ou Han Feizi², considèrent que gouverner ne consiste pas à incarner la vertu, mais à faire fonctionner un système d’équilibres. Ils mettent en place des règles précises, connues de tous, assorties de récompenses et de sanctions. L’objectif est la prévisibilité, non la persuasion morale. Sous les Han (206 av. JC – 220 ap. JC), le confucianisme devient doctrine officielle mais l’État conserve et perfectionne les outils légistes des Qin (221-206 av. JC) : recensements, cadastres, registres d’impôts, barèmes de mérite militaire, passeports internes. Tout y est compté, mesuré, évalué. La Chine invente très tôt une forme de gouvernement par les nombres, bien avant nos statistiques modernes.

Cette rationalité régulatrice ne s’oppose pas au confucianisme : elle le complète. Le discours moral fournit une légitimation éthique, la machinerie légiste assure le fonctionnement concret de l’État. C’est ce double registre, l’idéal et la norme, qui a permis à la Chine de conjuguer stabilité et continuité à une échelle inégalée.

Une autre voie de la modernité

Cette logique ne s’est pas éteinte avec la fin de l’Empire. Elle s’est transmise sous d’autres formes, dans la planification économique, la mesure de la performance administrative ou la régulation sociale. Il ne s’agit pas d’un archaïsme, mais d’une autre voie de la modernité, celle de la régulation, où l’efficacité tient lieu de légitimité.

Là où l’Europe moderne – de Descartes à Montesquieu – a bâti son ordre politique sur la liberté et la loi, la Chine a développé une rationalité pragmatique et systémique. En Europe, la loi protège la liberté individuelle, en Chine, elle garantit la stabilité collective. Ces deux rationalités ne s’excluent pas, mais traduisent deux histoires du rapport entre l’individu et l’État.

Au-delà de l’harmonie et la vertu, on retrouve une conviction ancienne : le rôle du pouvoir est moins de transformer le monde que de le maintenir en équilibre.

L’unité comme horizon du politique

Romain Graziani met également en lumière un fil essentiel de la culture politique chinoise : la quête d’unité. Il en retrace l’origine à la dynastie des Zhou (1045-256 av JC), où il évoque, non sans ironie, le « fétichisme de l’Un ». Cette unité n’est pas spirituelle, mais opératoire : un principe d’organisation du monde. Unifier les poids et mesures, harmoniser les rites, centraliser les registres : autant de gestes destinés à prévenir la dispersion et à maintenir la cohérence du tout.

Cette conception de l’unité n’a rien d’autoritaire : elle repose sur l’idée que la stabilité du monde dépend de l’accord entre les parties. L’unité, ici, n’est pas imposée d’en haut mais recherchée en permanence comme condition de cohésion.

Voir et gouverner : la visibilité comme principe d’équilibre

Dans ses chapitres les plus contemporains, Romain Graziani aborde la question de la surveillance non comme une dérive autoritaire mais comme la prolongation d’une logique ancienne : celle d’un pouvoir qui se veut lisible et transparent. Depuis les registres impériaux jusqu’aux systèmes d’information modernes, la gouvernance chinoise s’appuie sur une même conviction : qu’un ordre juste suppose la connaissance précise du réel.

Voir, compter, mesurer ne sont pas des instruments de méfiance, mais de régulation. Le pouvoir, dans cette tradition, ne se cache pas : il rend le monde visible, mesurable, cohérent. Cette transparence, qui peut nous dérouter, participe d’une autre conception du lien social : non la liberté individuelle contre l’État, mais la continuité de l’État à travers chacun.

Un héritage discret mais durable : la postérité du légisme

Romain Graziani montre que, si le légisme a souvent été décrié dans le discours officiel chinois, il n’a jamais disparu des pratiques de gouvernement. Très tôt, l’État impérial a combiné le langage moral du confucianisme et les instruments du contrôle légiste : registres, recensements, barèmes, codes. Cette complémentarité, où la vertu légitime et la norme fait tenir, traverse l’histoire administrative de la Chine.

Sans parler de continuité directe, Romain Graziani décrit plutôt une persistance d’un style de gouvernement fondé sur la mesure, la régulation et l’efficacité, qui s’est réinventé sous des formes multiples, de la bureaucratie impériale aux logiques contemporaines de planification. Loin de réduire la Chine à ce modèle, il en montre la cohérence : une rationalité politique centrée sur la stabilité, la prévisibilité et l’efficacité.

Une autre manière de penser le gouvernement : « Entre morale et mesure, la Chine a appris à durer »

Essai érudit et accessible, Les Lois et les Nombres éclaire la cohérence d’une civilisation politique qui gouverne par la régulation, la mesure et la continuité. Loin des oppositions simplistes entre autorité et liberté, il rappelle qu’il existe plusieurs voies de la rationalité politique.

La Chine en a inventé une, fondée sur la stabilité et l’ajustement, qui ne prétend pas à l’universalité mais dont la longévité mérite attention.

En montrant comment la Chine a fait de la stabilité une forme de raison politique, Romain Graziani offre une lecture précieuse pour comprendre la Chine contemporaine — et peut-être aussi pour interroger nos propres sociétés numériques, façonnées elles également par la donnée et la mesure.

 

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¹ : Shang Yang (IVe siècle av. J.-C.)

Réformateur de l’État de Qin, Shang Yang fut l’un des premiers à traduire la pensée légiste en politique concrète. Il mit en place un système rigoureux de lois, de contrôles et de récompenses, où le mérite militaire et la discipline collective primaient sur le rang social. Son œuvre, souvent jugée austère, a jeté les bases de l’État administratif chinois : un pouvoir fort, fondé sur la loi et l’efficacité plutôt que sur la persuasion morale.

² : Han Feizi (IIIe siècle av. J.-C.)

Formé par Xunzi, penseur confucéen réaliste pour qui la nature humaine devait être disciplinée par la loi et l’éducation, Han Feizi poussa cette logique jusqu’à sa forme la plus systématique. Dans son traité éponyme, il conçoit le pouvoir comme une mécanique rationnelle — les lois (fa), les méthodes (shu), la position du souverain (shi) — où la règle supplante la morale et où la stabilité devient la fin suprême de la politique. Han Feizi deviendra la référence doctrinale du premier empereur Qin.

 

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