Le président chinois, qui n’était pas revenu en Europe depuis cinq ans, a choisi d’y retourner en s’arrêtant dans trois pays, la France, la Serbie et la Hongrie. Itinéraire à priori surprenant, mais dont le choix et plus encore le contenu des échanges qui s’y sont tenus révèlent une posture au mieux ambigüe vis à vis du vieux continent.
Au plan économique d’abord, on sait que l’Europe – et la France en particulier – ne manque pas de bonnes raisons de s’alarmer des surcapacités industrielles que la République Populaire a constituées, notamment dans le domaine, ô combien sensible, des véhicules électriques où elles menacent un pan majeur de notre industrie et les emplois qui en dépendent. C’est que les investisseurs chinois, qui se sont longtemps concentrés sur l’immobilier, ont été contraints de trouver de nouveaux débouchés après l’effondrement du secteur et que, répondant aux appels de Xi Jinping à développer « de nouvelles forces productives de qualité », ils se sont désormais massivement reportés sur l’industrie haut de gamme, notamment les véhicules électriques, les panneaux solaires et les batteries en plus de l’intelligence artificielle. Déjà alerté sur cette question l’année dernière, lors de la visite à Pékin d’Emmanuel Macron et d’Ursula von der Leyen, le n°1 chinois a une nouvelle fois nié l’existence même du problème en laissant ses porte-parole réduire les plaintes européennes à un battage médiatique destiné à masquer des intentions protectionnistes.
En fait, la surproduction chinoise vient de plus loin. Sa raison profonde réside dans l’épargne excessive et la consommation insuffisante qui caractérise la République Populaire, situation elle-même due aux faiblesses de la protection sociale qu’aggrave le vieillissement de la population. Le ratio investissement/produit intérieur brut de la Chine, de plus de 40 % l’année dernière, est l’un des plus élevés au monde, selon le FMI. Au total, la Chine est responsable d’un tiers de la production de la planète, mais d’un dixième de la demande mondiale.
Face au ralentissement de la croissance en Chine, M. Xi a choisi de ne pas infléchir cette orientation : stimuler les investissements, cette fois dans les industries haut de gamme, plutôt que la consommation. Ce choix répond pour une large part à un souci géopolitique. Dans une situation internationale caractérisée par la montée des tensions, il s’agit d’autonomiser autant que possible l’appareil productif chinois et de le mettre en position aussi forte que possible dans le contrôle des chaînes d’approvisionnement international de façon à réduire sa vulnérabilité aux risques de sanctions. Complémentairement, le n°1 chinois néglige délibérément la consommation et répond par avance aux éventuelles critiques en dénonçant « le piège du ‘welfarisme’ qui encourage la paresse ».
Autrement dit, ce que les Européens considèrent comme les surcapacités de la Chine résulte d’un choix réfléchi et la fin de non-recevoir opposée à Emmanuel Macron et à Ursula von der Leyen traduit une conviction profonde que ne risque pas d’ébranler la mise en œuvre des nouveaux moyens de défense commerciale de l’UE. On pense ici en particulier au règlement européen sur les subventions étrangères, instrument enfin rapide et puissant, qui consiste à étendre le régime communautaire des aides d’État aux entreprises étrangères subventionnées opérant sur le marché de l’UE. Mr Xi considère visiblement que la sécurité de son pays vaut bien quelques sacrifices sur l’accès au marché européen : il ne manquera pas d’y répondre le moment venu. Le répit obtenu par le cognac français pourrait bien être de courte durée.
Ce qui est vrai de l’économie l’est peut-être plus encore de la politique. Sur ce terrain, il était permis d’espérer que Xi Jinping chercherait à reprendre vis à vis de l’Europe une entreprise de séduction mise à mal par la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine et rendue nécessaire par le ralentissement de la croissance chinoise. Loin de là, la tournée du n°1 chinois a envoyé des signaux plutôt négatifs sur les points les plus sensibles de la situation européenne.
Alors que l’invasion de l’Ukraine a considérablement resserré les liens transatlantiques, force est de constater que l’itinéraire choisi par le n°1 Chinois trahit l’intention d’enfoncer un coin dans les relations euro-américaines. L’étape française est une manière de mettre en valeur le militantisme d’Emmanuel Macron en faveur de « l’autonomie stratégique » de l’Europe vis à vis des Etats-Unis et la continuité du discours français depuis le général de Gaulle qui, il y a soixante ans, seul de tous les alliés atlantiques, avait décidé de reconnaître la Chine Populaire. A Belgrade, il s’agit d’agiter le scandale du bombardement, il y a 25 ans, de l’ambassade chinoise par l’aviation de l’OTAN et d’y faire voir la preuve que l’organisation est bien agressive et dangereuse comme on ne se lasse pas de le répéter tant à Moscou qu’à Pékin. A Budapest enfin, le Président Xi a entendu rendre un hommage appuyé à un pays qui fait parade de son indépendance et qui n’a pas hésité à « défier » la politique des grandes puissances.
Concernant la Russie, le Président Xi s’en est tenu, à Paris et à Tarbes, à sa bonhomie granitique sur l’essentiel alors même que la Chine est devenue le principal soutien de l’envahisseur. Elle fournit à elle seule la moitié des équipements nécessaires au fonctionnement d’une industrie russe de l’armement en pleine expansion. Significativement, le renminbi, inutilisé avant l’invasion de l’Ukraine, est devenue en trente mois la monnaie qui sert de règlement à plus d’un tiers du commerce extérieur russe avec le reste du monde. Avec Victor Orban, seul dirigeant européen à avoir rencontré Vladimir Poutine depuis l’invasion de l’Ukraine, Xi Jinping s’est félicité que la Hongrie se joigne à son appel en faveur d’un cessez le feu immédiat et à l’ouverture de pourparlers de paix, appel que l’UE avait en son temps rejeté en le qualifiant de capitulation.
Au bout du compte, tout cela signifie que, même à l’adresse de l’UE, le n°1 chinois ne s’est pas privé de faire entendre une petite musique dissolvante. Non seulement n’a-t-il rien concédé de sérieux à Emmanuel Macron et à Ursula von der Leyen sur les surcapacités industrielles de la République Populaire, mais il a surtout porté au pinacle le pays qui, depuis longtemps, joue le rôle de caillou dans la chaussure de l’Union, à savoir la Hongrie qu’il a qualifié de « partenaire stratégique global à toute épreuve pour la nouvelle ère ». Comme l’a expliqué un responsable chinois, c’est « la loyauté envers les positions de la Chine sur les questions géopolitiques » qui motive une telle désignation. On est dès lors fondé se demander jusqu’où la Hongrie va jouer la carte de la Chine au Conseil européen.
Avec Vladimir Poutine, venu ces jours-ci à Pékin, il s’agira de tenir compte des leçons que Xi Jinping aura tirées de sa tournée européenne pour procéder aux fins réglages de la coopération sino-russe, entre soutien actif et affectation de neutralité.
Pour aller plus loin :
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